dimanche 15 janvier 2012

Salauds de pauvres !

Un peu d’histoire. Déformation professionnelle. Au Moyen Age, le mendiant est une figure plutôt positive. Image du Christ, qui S’adressait d’abord aux pauvres et leur promettait de passer devant les riches pour entrer dans Son Royaume, il est considéré comme celui qui permet aux nantis de faire leur salut : « ce que vous avez fait aux plus petits d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait ». Le pauvre n’est donc pas chassé mais accueilli : ce qu’on donne aux pauvres, c’est « la part à Dieu ».

L’image du mendiant commence à changer à la Renaissance, en partie sous l’influence du protestantisme qui commence à favoriser l’idée que si on est pauvre, c’est qu’on l’a cherché, bien cherché, ou qu’on a fait quelque chose qui mérite cette punition, ou que c’est ce que Dieu avait prévu pour nous (toutes choses qui ont tendance à revenir un peu au même dans la tête des bourgeois).

Cette évolution se renforce au XVIIe siècle, car les pouvoirs politiques et économiques, en plus d’être préoccupés d’une religion de plus en plus éloignée de ses racines, commencent à vouloir de l’ordre partout. Or, le mendiant bouge, n’a pas de résidence, change de rue, de quartier, de ville, peut-être même de pays, qui sait ! avec ces gens-là. Le mendiant est alors facilement assimilé à l’étranger, au gitan, à « l’Égyptien » (origine du mot anglais pour « gitan », gypsy). On ne sait pas où le joindre, donc on ne peut pas lui mettre facilement la main dessus. Pauvre et donc étranger, le mendiant cumule deux formes de l’altérité et donc de l’exclusion. Bref, il fait désordre. Il fait tache. Dans le mendiant, on ne voit plus le Christ, on ne voit plus que le mendiant.

Aujourd’hui, on a un peu l’impression, néanmoins, d’avoir encore descendu un cran dans l’inhumanité. Arrêtés anti-mendicité dans les villes, interdiction de fouiller dans les poubelles, le tout sous peine d’amende (eux qui ont tant d’argent pour les payer), voire de prison (la solution, sans le moindre doute). Ce fut le cas à Nice, Montpellier, Chartres, sous prétexte de ne pas faire fuir les touristes. Ah. Le fait que les touristes puissent garder un air béat et ignorer la réalité du pays ou de la région qu’ils visitent passe donc avant des réalités humaines pourtant bien plus tragiques. Puis, dans d’autres villes qui n’avaient plus rien de touristique, comme La Madeleine, banlieue résidentielle de Lille, ou Nogent-sur-Marne. Les arrêtés, censés être provisoires, deviennent permanents. Certains maires poussent le cynisme jusqu’à traduire leurs écriteaux minables en roumain et en bulgare ; d’autres, à prendre de telles mesures un 17 octobre, journée internationale du refus de la misère.

Mais qu’ont-ils dans la tête ? et qu’ont-ils dans le cœur ? Est-ce qu’ils s’imaginent qu’on mendie par plaisir, par paresse, ou qu’on fouille dans les poubelles par goût ? Les mendiants, dans leur immense majorité, sont des personnes qui ont été frappées durement par la vie, et qui souffrent d’une manière qu’aucun de nous, les nantis, ne peut comprendre. La société ne les aide pas, ou bien peu ; mais il faut que nous soyons tombés à niveau d’humanité bien bas pour imaginer et mettre en œuvre les mesures auxquelles on assiste aujourd’hui.

Parfois, j’aimerais pouvoir, comme les prédicateurs du Moyen Age, promettre l’Enfer à ceux qui ont aussi peu d’amour pour leurs frères humains. Pour qu’ils agissent bien par peur, à défaut de le faire par charité.

Je ne crois pas à l’Enfer. Je ne crois pas à l’éternité de la damnation, ni même à la damnation, d’ailleurs. Je ne crois pas que Dieu nous vengera, ou Se vengera de nous, ou vengera les pauvres. Mais je crois que Jésus dira vraiment : « à chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait ». Et ceux qui, maintenant, peuvent se bercer d’illusions et endormir leur conscience par des mensonges, ne pourront plus le faire. Ils verront leur vie telle qu’elle aura été vraiment, nue, déshabillée de toutes leurs justifications. Rien que cela devrait suffire à leur faire peur.

1 commentaire:

  1. "Il est des pauvres dans un Etat à peu près comme des ombres dans un tableau : ils font un contraste nécessaire dont l'humanité gémit quelquefois, mais qui honore les vues de la Providence [...]. Il est donc nécessaire qu'il y ait des pauvres ; mais il ne faut point qu'il y ait de misérables : ceux-ci ne sont que la honte de l'humanité, ceux-là au contraire entrent dans l'ordre de l'économie politique. Par eux, l'abondance règne dans les villes, toutes les commodités s'y trouvent, les arts fleurissent, etc." (Castel MQS, pp. 174-75)


    T'as pas lu Robert Castel, toi.
    Le "mauvais pauvre" (mendiant qui ferait mieux de travailler et qui n'a aucune circonstance atténuante) existe déjà depuis le XIIIe siècle au moins... Je te recommande le premier chapitre de "Métamorphoses de la question sociale" qui détaille bien le rôle et la place de la religion chrétienne dans les secours apportés aux démunis...
    Je cite un passage de l'intro :
    "Les malheureux seront toujours soupçonnés de vivre au crochet des nantis. Néanmoins, il existe un noyau de situations de dépendance reconnues constitué autour de l'incapacité à entrer dans l'ordre du travail du fait de déficiences physiques ou psychiques manifestes dues à l'âge [...], à l'infirmité, à la maladie..." p. 40. MQS, Gallimard, 2010.

    Faut que je cite d'autres passages magnifiques mais j'ai la flemme, donc page 151 du même ouvrage, toute la cruauté d'Edouard VI (Royaume-Uni) dans une ordonnance de 1547, qui autorise les "maîtres" à s'approprier des vagabonds ou mendiants que l'on n'aura pas vu travailler pendant 3 jours...

    Bref, le regard que nous portons sur la pauvreté n'a quasiment pas changé. Les "infrastructures", si, pour faire le marxiste de base. Ce qui fait qu'au lieu d'exiger territorialisation, la seule différence avec autrefois est notre culte de la mobilité : "vous êtes sans emploi à Toulouse, courez donc à Paris", là où autrefois, pour vaincre la pauvreté, on proposait de renvoyer les mendiants dans leur ville d'origine (lieu de naissance).
    La forme et l'organisation du "social-assistantiel" a évidemment beaucoup changé, mais les jugements des gens, très très peu.

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