dimanche 17 février 2013

Réhabilitons Malthus

Thomas Robert Malthus
L’économiste Thomas Malthus fait partie de ces « penseurs maudits » au nom desquels colle, irrémédiablement semble-t-il, et sans qu’ils en soient véritablement responsables, une image détestable. De la même manière que beaucoup rattachent Nietzsche et Heidegger au nazisme sans jamais les avoir lus, on associe Malthus à la haine de l’humanité, au mépris des pauvres et à la castration forcée.

Pourtant, que dit-il ? Ses travaux portent sur le rapport entre la production économique et la croissance de la population ; pour faire vite, il affirme que la production alimentaire a tendance à croître moins vite que la population si celle-ci n’est pas contrôlée ou régulée. L’idée n’est d’ailleurs pas neuve à l’époque de Malthus, puisque des penseurs comme Platon, Aristote, Confucius ou Machiavel avaient déjà posé des principes similaires.

Certains ont intenté à Malthus un procès en simplisme : ils pointent un aspect marginal de son hypothèse, selon lequel la population croîtrait de manière exponentielle ou géométrique (1, 2, 4, 8, 16…) alors que la production alimentaire croîtrait de manière arithmétique (1, 2, 3, 4, 5…), et soulignent que rien ne vient étayer concrètement cette hypothèse, qui demeure donc allégorique. Mais cet argument élude la question véritable en se focalisant sur un détail sans importance. Déjà, John Stuart Mill l’avait remarqué : « tout lecteur honnête sait bien que M. Malthus ne met aucun accent sur cette tentative malheureuse de donner une précision numérique à des choses qui ne la supportent pas, et tous ceux qui sont capables de raisonner doivent bien voir que cette remarque est un ajout superflu à son argument » (John Stuart Mill, Principes d’économie politique, II, XI, 6).

Ce point étant éclairci, reste le fond de la théorie malthusienne, qu’on peut résumer par cette phrase : « le pouvoir de la population humaine est infiniment supérieur au pouvoir qu’a la terre de produire de quoi subvenir aux besoins de l’humanité » (Malthus, Essai sur le principe de population, 1798, chapitre 1). Autrement dit, les ressources de la Terre ne sont pas infinies ou illimitées, et elles ne peuvent croître infiniment ; par conséquent, la croissance de la population ne saurait, elle non plus, être infinie, sous peine d’aboutir à des situations de manque pouvant culminer dans des famines, des guerres et des épidémies.


En ce sens, Malthus apparaît comme un économiste éminemment moderne, précurseur même. Il ne s’agit pas, évidemment, de masquer ou de nier les faces d’ombre du personnage. Certaines solutions que propose Malthus sont aussi éloignées qu’il est possible de l’être de celles qu’envisage Tol Ardor. Ainsi, nous ne prônons nullement la réduction des aides étatiques aux plus pauvres ou la stricte abstinence sexuelle avant le mariage.

Mais il serait simpliste de réduire la pensée de Malthus à ses errements sur ce qu’il convient de faire, et on peut partager l’essentiel de ses constats sans forcément accepter toutes les solutions qu’il propose. C’est à ce titre qu’il est un des penseurs de référence pour Tol Ardor, et au vrai il devrait logiquement être un penseur de référence pour toute l’écologie radicale.

Au lieu de quoi le malthusianisme demeure largement tabou pour une large frange de l’écologie politique, y compris de l’écologie radicale et de l’objection de croissance. Beaucoup de décroissants n’évoquent la question de la surpopulation qu’en répétant en boucle que « le problème n’est pas qu’il y a trop d’êtres humains, le problème est qu’il y a trop d’automobilistes ».

Cette vision ne résiste pas à l’examen logique le plus sommaire. Les hommes ont des besoins (se nourrir, se vêtir, se loger, se soigner, mais aussi être éduqués, se divertir etc.) qu’ils ne peuvent satisfaire qu’en prélevant des ressources dans leur environnement. Par conséquent, deux facteurs influent sur la quantité de ressources prélevées dans la nature : d’une part le niveau de vie de l’humanité (à l’évidence, un homme qui a trois voitures, une piscine et autant d’appareils électriques que de paires de chaussettes prélève davantage pour satisfaire ses « besoins » qu’un autre qui vivrait en cultivant son jardin et ne sortirait jamais de chez lui) ; et d’autre part le nombre d’êtres humains sur Terre (à l’évidence, et toutes choses égales par ailleurs, 9 milliards d’hommes ont besoin de plus de ressources que 2 milliards).

Par conséquent, si on ne considère que les dommages commis sur la nature par le fait de prélever et de transformer des ressources, on peut choisir de jouer sur un de ces facteurs ou sur les deux. Naturellement, si les hommes vivaient comme au temps de Cro-Magnon, l’humanité pourrait être passablement plus nombreuse sans causer de dommage notable à son environnement. Inversement, s’il n’y avait que 500 000 hommes sur Terre, chacun pourrait avoir autant de piscines, de voitures ou même de jets privés qu’il le souhaiterait sans que le total puisse altérer sensiblement la planète[1]. Mais si l’on refuse ces deux extrêmes, il faut jouer sur les deux facteurs à la fois, et trouver un équilibre entre eux. Ce qui implique un contrôle de la population : on retombe, inéluctablement, sur les théories de Malthus.

Certains ont prétendu néanmoins qu’elles étaient démenties par les faits et par l’histoire ultérieure. Ils ont montré que, depuis l’époque de Malthus, la population mondiale a été multipliée par 7,5 sans que se réalisent ses prévisions de famines générales : les progrès techniques, les engrais, le machinisme agricole, les pesticides, aujourd’hui les OGM, ont permis une augmentation des rendements agricoles, donc des quantités alimentaires disponibles, dans des proportions que Malthus n’avait évidemment pas imaginées.

Est-ce à dire qu’il s’est trompé, ou l’accomplissement de ses prévisions n’a-t-il été que retardé ? À entendre les contempteurs de Malthus, on a l’impression que la hausse des rendements agricoles depuis 200 ans nous est tombée du ciel. À moi, Anaxagore et Lavoisier ! Ce qu’ils ne comprennent visiblement pas, c’est qu’en accroissant les rendements, nous n’avons rien créé du tout : nous avons seulement transféré de la matière d’un endroit à un autre. Sortir du métal et du pétrole de la terre, puis transformer ces matières premières, nous a permis de faire des tracteurs et des moissonneuses-batteuses qui ont accru les rendements : rien ne s’est créé, rien ne s’est perdu, tout s’est transformé. Ce qui entraîne trois remarques :

1/ D’une part, que le progrès des rendements ait été continu depuis 200 ans ne signifie pas qu’il sera éternel. Malthus prend l’image de la croissance des plantes et écrit : « Personne ne peut prétendre avoir vu le plus gros épi de blé possible […] ; mais on peut facilement, et sans aucun risque de se tromper, désigner une limite qu’il ne pourra jamais atteindre. […] Il faut opérer soigneusement la distinction entre un progrès sans limite et un progrès dont la limite n’est simplement pas définie. »

2/ D’autre part, les matières qui assurent les forts rendements agricoles ne sont elles-mêmes pas infinies. Ainsi, le pétrole, dont on voit mal comment l’agriculture contemporaine pourrait se passer, sera devenu inaccessible au commun des mortels d’ici à une cinquantaine d’années au plus. Quand il n’y en aura plus, les rendements diminueront, à moins de trouver une nouvelle ressource, mais elle aussi sera finie.

3/ Enfin, les déplacements et transformations en question n’ont pas pour seule conséquence l’augmentation des rendements agricoles : elles ont aussi des suites éminemment néfastes. Ainsi, l’utilisation de pétrole contribue au réchauffement climatique, les pesticides polluent l’eau et les sols, entraînent une réduction de la biodiversité etc., sans même parler des conséquences sur la santé humaine.

De ces deux remarques, on peut aisément déduire que le modèle de croissance des rendements agricoles qui a permis jusqu’à présent de mettre Malthus en échec est tout sauf durable et, pour tout dire, arrive à sa fin. Engels critiquait Malthus et affirmait que la science résoudrait le problème des besoins alimentaires. Dans une certaine mesure, il a eu raison, encore que plus d’un milliard de personnes – soit un septième de l’humanité – souffre encore de la faim aujourd’hui, et que 14 enfants meurent de malnutrition chaque minute. Mais cette « solution » scientifique n’en est en réalité pas une, car elle n’a pas trouvé les moyens de s’établir dans la durée.

Il reste évidemment à situer, plus ou moins précisément, le nombre maximum d’êtres humains que la Terre peut durablement nourrir, « durablement » signifiant principalement « de manière à n’affecter en mal ni la nature ni la santé humaine » ; c’est le travail des scientifiques. À toutes les échelles, des politiques devront ensuite être menées pour que ce nombre ne soit pas dépassé ; mais comme il est probable que nous l’ayons déjà dépassé, il faudra commencer par y revenir.

Vaste programme ; mais nécessaire programme.


[1] J’insiste au passage sur le fait qu’on ne considère ici que les dommages à l’encontre de l’environnement. Il se pourrait bien, et c’est la thèse de Tol Ardor et de la décroissance, que même si l’humanité pouvait sans dommage pour la planète continuer à vivre comme vivent les pays riches aujourd’hui, elle aurait malgré tout intérêt, pour des raisons que nous exposons ailleurs, à réduire son niveau technologique.

2 commentaires:

  1. Vos remarques sont justes. D'ailleurs, Malthus n'avait pas tort, il avait au contraire raison avant les autres. Sur un monde de surface finie la population doit cesser de croître. Voyez ce que dit sur ce point l'association Démographie Responsable

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  2. C'est aussi la question d'une répartition juste et équitable des ressources. Et si on ajoute à la démarche de Malthus des critères comme l'empreinte écologique, il devient d'une modernité très pertinente.

    Et pour les non convaincus, avec une démographie "sauvage" ou "policée", on voit ce que sont devenus des pays comme Haïti, et son contre exemple, la Chine. Or la terre n'est rien d'autre qu'une très grande île...

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