lundi 21 octobre 2013

Hommes à poil vs. police des mœurs

Je ne connais pas grand-chose de plus beau que l’être humain dans sa nudité. Bon, ok, pas tout le monde : comme je dis toujours, ce qui va bien à Hayden Christensen ne va pas forcément à Danny DeVito. De même, l’homme n’est pas beau que nu : certains habits le mettent habilement en valeur, qu’ils recouvrent entièrement le corps ou qu’ils ne cachent que l’espace d’une feuille de vigne. Mais tout de même, il faut le reconnaître : la nudité nous va bien.

Les Anciens le savaient bien, et n’avaient pas de problème avec les corps. Ils les représentaient nus en permanence, et ne se contentaient pas des représentations : au gymnase ou lors des jeux olympiques, les athlètes étaient nus. Ils n’étaient pas non plus gênés par le sexe. Ainsi les représentations d’actes sexuels étaient-elles fréquentes sur les coupes ou les assiettes (histoire de se mettre en appétit lors des banquets).

Coupe grecque à figures rouges.

La coupe Warren, coupe à boire romaine
de la fin du Ier siècle avant notre ère.

Le corps était donc pour eux une partie intégrante de notre être, à de rares exceptions près ; ainsi les gnostiques, ou Platon, qui voyaient le corps comme la prison de l’âme – encore Platon a-t-il probablement évolué dans sa vision des choses à la fin de sa vie.

Après l’Antiquité, les choses se gâtent. La civilisation chrétienne inaugure un paradoxe, une sorte de schizophrénie. D’un côté, la théologie chrétienne consacre le corps comme une part essentiel de l’être humain. D’après les dogmes catholiques, l’homme n’est pas une âme emprisonnée dans un corps et destinée à s’en libérer dans la mort : tout au contraire, l’homme est un corps et une âme indissolublement liés. La Constitution pastorale Gaudium et spes, promulguée par le Concile de Vatican II, proclame ainsi :

« Corps et âme, mais vraiment un, l’homme, dans sa condition corporelle, rassemble en lui-même les éléments du monde matériel […]. Il est donc interdit à l’homme de dédaigner la vie corporelle. »

Ce qui fait dire au Catéchisme de l’Église catholique : « Le corps de l’homme participe à la dignité de “l’image de Dieu” : […] c’est la personne humaine tout entière qui est destinée à devenir […] le Temple de l’Esprit. »

Cette théologie chrétienne découle largement de l’avant-dernière affirmation du Credo des apôtres : « Je crois […] en la résurrection de la chair », qui affirme sans ambages qu’à la fin des temps, le Royaume de Dieu ne sera pas peuplé d’âme humaines flottant dans un paradis immatériel et désincarné, mais bien d’hommes de chair, dont l’âme et le corps seront bien vivants.

Alors pourquoi paradoxe et schizophrénie ? Parce que dans le même temps, le christianisme inonde la morale d’interdits sexuels en tous genres. La théologie chrétienne glorifie le corps, mais la morale chrétienne interdit très largement de s’en servir. Le sexe hors mariage ? Un péché ! Les relations homosexuelles ? Un péché ! La masturbation ? Un péché ! Les théologiens nous disent que nous avons un corps et que nous aurons, en ressuscitant, un « corps glorieux », qui aura très probablement un « sexe glorieux », mais les moralistes déboulent sans crier gare et se mettent à hululer sinistrement qu’il ne faudra surtout pas les utiliser (alors autant commencer tout de suite à se retenir).

Et ça donne la situation actuelle, dans laquelle beaucoup de chrétiens ne croient plus, en fait (et je l’ai constaté personnellement à de très nombreuses reprises) à cette fameuse « résurrection de la chair ». Fruit de siècles d’interdits et de tabous, leur corps les gêne, finalement, et ils se disent qu’on serait bien plus à l’aise sans cet amas sanguinolent d’hormones titillantes et de nerfs trop à vif.

Le David de Michel-Ange (1501-1504).

La civilisation occidentale hésite. Michel-Ange réalise son David, la plus belle sculpture du monde, et l’expose en place publique à Florence ; mais quelques siècles plus tard, la reine Victoria, very shocked, fait recouvrir d’une feuille de figuier le sexe de la reproduction en plâtre qu’elle découvre au Victoria and Albert Museum de Londres.

Fort heureusement, nous n’en sommes plus tout à fait là : mai 68 et la libération sexuelle ont volé à notre secours (thank goodness, Dieu que je plains ceux qui ont vécu avant). Mais la libération, finalement, n’est que partielle, et nous ne sommes pas venus pleinement à bout de nos tabous. Nous sommes encore très loin du véritable amour du corps dont témoignaient les Grecs et plus généralement les hommes de l’Antiquité – je laisse découvrir les épigrammes de Martial à ceux qui en douteraient. Notre société reste l’héritière et, dans une certaine mesure, la prisonnière, d’une partie – et pas la meilleure – du judéo-christianisme.

Bien sûr, cet héritage ne s’exprime pas toujours et partout de la même manière. La France n’est pas un si mauvais élève. Quand on regarde les Américains, par exemple, on se dit qu’on n’est pas si malheureux. Pensez que chez eux, un élu à la Chambre des représentants, donc un parlementaire, a dû démissionner de son mandat simplement parce qu’il avait envoyé à de jeunes femmes des photos de lui en slip ! Là on se dit qu’on a quand même compris plus de choses qu’eux sur la distinction entre vie privée et vie publique.

De même, hommes et femmes ne sont pas logés à la même enseigne. On a encore un peu de mal à montrer les femmes entièrement nues, mais finalement pas tant que ça, et elles peuvent exposer leurs seins sans que ça pose vraiment de problème à quiconque. Pour les hommes, c’est une autre paire de manches : autant leur torse, voire leurs fesses, sont banalisés, autant la nudité frontale reste un tabou puissant. Regardez les scènes de cul dans les films : vous pouvez voir la femme entière, ou une bonne part de son anatomie, mais le drap viendra toujours pudiquement recouvrir le sexe masculin ; l’homme reste même parfois tout habillé – et dans ce cas, question angoissante : le réalisateur a-t-il déjà fait l’amour ?

Alexis Palisson photographié
par François Rousseau
pour les Dieux du Stade
Pourquoi cette différence ? Sans doute d’abord parce que, pour les « mâles dominants », le corps de la femme est plus naturellement objet de désir, voire de marchandisation ; mais aussi parce que, pour les mêmes, l’homosexualité féminine reste beaucoup moins taboue que l’homosexualité masculine (on trouve ainsi des sites pour vous expliquer que d’après la Bible, seule la seconde est condamnée). Or, le nu masculin est systématiquement associé à l’homosexualité (voyez par exemple les critiques contre le calendrier des dieux du stade), alors même que le nu féminin est associé au désir hétérosexuel masculin.

Cela étant, malgré les différences de traitement selon les lieux et selon les cas, je trouve que nous assistons à un inquiétant retour de la pudibonderie. Une pub comme celle du parfum d’Yves Saint-Laurent M7, en 2002, aurait plus de mal à sortir aujourd’hui. Même celle d’Absolut Vodka avec Jason Lewis rencontrerait sans doute quelques problèmes. De l’héritage chrétien, nous avons gardé la pruderie et oublié la charité ; des pays anglo-saxons, j’ai la triste impression que nous importons davantage la pudibonderie que le thé ou le combat pour les libertés individuelles…

Un exemple qui m’a frappé récemment est celui de l’exposition Masculin/Masculin, au musée d’Orsay. Expo qui a eu plutôt mauvaise presse, et sur des critères que je trouve douteux. Ainsi, le blog Lunettes rouges, associé au Monde, s’offusque de cet « étalage de nudités », et n’hésite pas à lancer des accusations lourdes : des œuvres sont « ambiguës », des beautés « pédérastiques », d’autres « à peine pubères »… Ouuuh, elle ne va pas tarder à nous balancer la pédophilie, elle doit être vraiment fâchée (un peu plus loin, face à une œuvre qui présente des femmes voilées, forcément, c’est l’islamophobie qui déboule). Le directeur du musée lui-même s’est senti obligé de préciser que les visiteurs ne verront « pas de sexes en érection », comme si les fondements de la société en auraient été menacés.

Le chœur des vierges effarouchées ne se contente pas de taper sur les images, les pratiques les heurtent aussi. J’avais consacré un billet à cette femme de ménage renvoyée d’un lycée de la Drôme pour avoir publiée sur son blog des photos érotiques d’elle-même. Aujourd’hui, c’est un policier qui vient d’être mis à pied pour avoir publié des photos et vidéos qui le montrent dans des positions scabreuses. Personnellement, il n’y a rien dans la scatologie mâtinée de symbolique d’extrême-droite qui puisse m’attirer ; mais enfin, si c’est son truc, à cet homme, et si à côté de ça il est un bon policier, je ne vois pas le mal.

Ce retour de la pudeur est d’autant plus dangereux qu’il se drape dans des arguments qui peuvent faire mouche : refus de la marchandisation des corps, « respect » de l’autre etc. Il faudra un jour qu’on m’explique pourquoi être attiré par quelqu’un, ou même lui montrer cette attirance (tant qu’on ne devient pas lourd) est un manque de respect. Moi, si ça m’arrivait un peu plus souvent, je ne le prendrais pas mal, je vous assure.

Alors bien sûr la situation n’est pas désespérée. Le musée d’Orsay a pu la faire, son expo, même si elle en prend plein la gueule ; et le Leopold Museum de Vienne avant lui, même si sa sympathique affiche signée Pierre et Gilles s’est vue affublée d’un bandeau dans les rues de la ville. Mais il nous faut quand même rester vigilants. Quand on voit que de nos jours, certains (et je ne parle pas de musulmans pratiquants, mais d’athées occidentaux) préfèrent voir les femmes voilées plutôt que dénudées, on se dit qu’on a encore du chemin à faire avant d’apprendre à réapprivoiser nos corps et nos désirs.

L'affiche de l'exposition « Nackte Männer »
du Leopold Museum de Vienne
(photo Pierre et Gilles)

2 commentaires:

  1. parmi les choses les plus frappantes, il y a effectivement la différence de traitement entre la nudité masculine et la nudité féminine. Vous pointez bien que derrière cela, il y a sans doute aussi la question de l'homosexualité, jointe au tabou du désir féminin : le corps nu masculin est sensé intéresser plus les hommes homosexuelles que les femmes hétérosexuelles, alors qu'évidemment le nu féminin intéresse les hommes hétérosexuels.
    Il y a aussi un rapport à la beauté : on entend volontiers qu'un corps d'homme, c'est laid, contrairement à un corps de femme - je ne sais pas de quand ceci date, d'ailleurs, puisqu'on voit bien que cela n'a pas toujours été le cas. Je me demande d'ailleurs dans quelle mesure la survalorisation du beau féminin n'est pas allée de pair avec l'augmentation du contrôle des hommes sur le corps de la femme (et la dévalorisation consécutive de la femme qui montre vraiment son corps).

    en tant que mère, je suis d'ailleurs confrontée à une difficulté : apprendre à mon fils qu'il n'y a rien de honteux dans son corps, l'aider à avoir un rapport simple à celui-ci ; et en même temps lui apprendre la pudeur sans laquelle vivre dans notre société est un tantinet compliqué (sans même parler du fait que cela peut être dangereux, parce qu'au fond, le danger est le même pour tous, quoiqu'en disent certains qui trouvent que quelqu'un qui se fait violenter l'a nécessairement un peu cherché).

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  2. Je comprends votre souci éducatif, Véro, pour l'avoir partagé. Ayant eu l'opportunité de fréquenter en famille une plage naturiste (je parle bien d'une plage et non pas d'un camp ou village dont je ne suis pas adepte car n'en vois pas personnellement l'intérêt), je peux vous dire que mon fils a très vite compris (et moi aussi par la même occasion) que c'était une excellente école de l'acceptation de son corps...et de la maitrise de soi. Il avait alors 5 ou 6 ans; il a toujours fréquenté cette plage y compris à l'adolescence et sans aucune réticence. Adulte aujourd'hui, je crois qu'il a bien assimilé aussi que l'impudeur n'est pas seulement une question de nudité...
    J-C.H

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