samedi 25 janvier 2014

Querelles de cloches


J’ai longtemps vécu dans un village où l’on sonnait les cloches de l’église. On les y sonne toujours, d’ailleurs, et plaise à Dieu qu’on les y sonne encore longtemps. Elles ont principalement un usage civil – on sonne l’heure, deux fois de suite à chaque heure, à une minute d’intervalle, et la demi-heure, par une seule sonnerie –, mais aussi un usage religieux – on sonne l’angélus tous les jours à midi, et bien sûr on annonce les événements comme les baptêmes, les mariages ou les décès. Comme c’est une région pleine de bon sens (souvent), on a su faire un compromis : à 22h30 retentit la dernière sonnerie, et les cloches ne se réveillent qu’à 7h – horaires assez raisonnables.

Je vivais assez près de l’église, et cela ne m’a jamais dérangé, bien au contraire. J’ai toujours trouvé cela à la fois beau (pour l’angélus) et pratique (pour les heures), sans présenter le moindre inconvénient. J’aurais adoré que l’angélus sonnât non seulement à midi, mais aussi le matin et le soir. Depuis, mes parents ont installé le double vitrage, et je peste justement de ne plus les entendre quand les fenêtres sont fermées. Les cloches sont même une des choses qui m’ont particulièrement manqué en quittant ce village. À Mamoudzou, nous avons bien le muezzin, mais outre ses horaires particuliers – il n’appelle à la prière que cinq fois par jour, mais le premier appel est à 4h15… –, pour moi ça n’a pas exactement le même charme – question d’habitude, j’en conviens.

Je ne dois d’ailleurs pas être le seul à aimer ça : Paulo Coelho, dans le prologue de son Manuel du guerrier de la lumière, fait de la sonnerie de cloches englouties sous la mer l’objet de la quête du scribe supposé du livre.

Tout ça pour dire que je ne vois vraiment pas là matière à polémique. Les différends devraient se régler de la manière la plus simple : les gens qui s’installent dans un village qui sonne les cloches devraient accepter que ce n’est pas une tradition bien gênante ; inversement, les édiles devraient reconnaître que sonner les cloches la nuit est plus gênant qu’utile. C’est donc exactement le type même du faux problème. Vous allez me dire : alors pourquoi écrire dessus ? Parce que certains en font un problème, justement.

Ainsi, pour avoir refusé la demande d’un couple qui souhaitait que les cloches se tussent au moins la nuit, le maire de la commune de Saint-Louis de Boissettes, en Seine-et-Marne, vient de se faire interdire par le tribunal administratif d’appel de Paris de les sonner tout court. Ailleurs, certains exigent le silence au nom de la laïcité, ou de leur confort – et tous ne sont pas prêts à accepter des compromis, et vont en justice pour ça.

Je trouve cela un peu triste. Dans un de ses propos, le philosophe Alain écrivait qu’il y a deux types de maisons : celles où tous les occupants s’interdisent tout ce qui peut déranger chacun des autres ; et celles où, au contraire, chacun supporte les habitudes des autres (dans la limite du raisonnable) et peut, en retour, satisfaire les siennes. Pour ma part, d’accord avec Alain, je choisis sans hésiter de vivre dans la seconde : je peux ne pas apprécier les répétitions de saxophone de mon voisin, mais si cela me permet de répéter mon chant (et s’il n’en joue pas toute la journée), je préfère lui passer sa marotte et qu’il me passe la sienne. « Il me laisse dire “merde”, je lui laisse dire “amen” », chantait Brassens. Cela n’est-il pas préférable à l’autocensure permanente ?

mercredi 22 janvier 2014

Sarkozy : 1 – Dieudonné : 0


Je suis anéanti : je crois bien que je viens de découvrir une injustice dans nos lois. Et, qui pis est, une injustice qui profite aux partis politiques. Franchement, qui aurait cru cela possible ?

Ça m’est tombé dessus à l’occasion de l’affaire Dieudonné. En suivant un peu la chose, je m’aperçois que ce monsieur doit au Trésor public quelque 65 000€ correspondant aux amendes auxquelles il a été condamné au pénal, et qu’il n’a jamais payées. Là, je vous sens intéressés : comment a-t-il fait pour ne pas les payer, ses amendes ? C’est sûr que l’info pourrait être utile.

Mais ne rêvez pas trop, Dieudonné semble avoir en fait savamment organisé son insolvabilité : les parts de la société qui gère les revenus de ses spectacles appartiennent à sa mère et à la compagne. En gros, alors qu’il n’est pas précisément dans le besoin, il semblerait qu’il ne possédât aucun bien en propre que la justice pourrait saisir. Un peu comme Largo Winch, quoi, en beaucoup moins cool évidemment. Il va sans dire qu’agir ainsi est (et c’est bien normal) parfaitement illégal.

Autre pratique apparemment courante de Dieudonné : faire appel aux dons de ses fans pour payer ses amendes. Et ça aussi, c’est illégal, me dit-on. La raison m’en saute moins aux yeux : je comprends bien l’intention derrière la loi, mais elle me semble si facile à contourner que je n’en vois pas franchement l’intérêt. Qu’est-ce qui pourrait légalement empêcher quelqu’un de lancer un appel aux dons pour un tout autre motif, mais qui aurait quand même pour effet de lui rembourser son amende ? Est-il raisonnable d’interdire ce qu’on ne peut pas empêcher ?

Mais bon, c’est illégal, et donc l’administration française, Valls en tête, se dit que ce serait sympa de le faire condamner pour ça aussi. Et c’est là que j’ai fait le lien – je ne sais pas si je suis le seul – avec les petits problèmes financiers de l’UMP l’été dernier. Rappel des faits : l’UMP ayant menti sur ses comptes de campagne, ces derniers ont été invalidés par le Conseil constitutionnel ; à la suite de quoi le parti a été frappé d’une sanction financière, et privé de près de 11 millions d’euros de remboursement de ses frais de campagne. Coup dur ? Ah non. Parce que Sarkozy, trop heureux d’avoir une occasion de redescendre dans l’arène, a immédiatement organisé un « Sarkothon » ; concrètement, un appel aux fans (euh, pardon, aux adhérents et aux sympathisants) de l’UMP pour qu’ils remboursent lesdits frais de campagne à la place de l’État. Aussitôt dit, aussitôt fait : en quelques semaines, les 11 millions ont été atteints.

D’où ma question : pourquoi ce qui est illégal pour Dieudonné était-il légal pour Sarko et l’UMP ? On va me dire que ce n’est pas exactement pareil. Que l’UMP n’a pas été condamné à une amende au pénal. Mais bon, dans la loi, la lettre tue, c’est l’esprit qui vivifie, pas vrai ? Or, dans les deux cas, on a un comportement contraire à la loi sanctionné par une sanction financière ; dans les deux cas, le coupable fait appel à des supporters pour que la sanction soit sans conséquence pratique pour lui ; mais contre un particulier, on engage une procédure judiciaire, alors que contre un gros parti politique, on se contente de grommeler. On ne peut pas vraiment se départir de l’idée que le gouvernement, l’administration et la justice font deux poids, deux mesures.

De manière générale, le principe même de l’amende, telle qu’elle est formulée dans notre droit, me gêne profondément. Il ne me semble pas normal que la loi fixe les amendes en valeur absolue (pour tel délit, tant d’euros d’amende), car cela créée de fait une inégalité devant la justice. Pour certains, une amende de 10 000 euros sera une véritable catastrophe qui aura des conséquences jusqu’à la fin de leurs jours ; pour d’autres, elle ne se verra même pas à la fin du mois. Cela signifie que les plus riches peuvent se permettre de faire des entorses à la loi bien plus aisément que les plus pauvres. Les amendes ne devraient donc pas être exprimées en valeur absolue, mais en proportion du revenu et du patrimoine du condamné, et remplacées par des jours-amendes pour ceux qui n’ont ni l’un ni l’autre.

Mais en attendant cette réforme qui ne viendra jamais (car les riches, évidemment, ont à la fois intérêt à l’empêcher à tout prix, et assez de moyens de peser sur les politiques pour être sûrs qu’elle ne soit jamais examinée), ou en attendant Tol Ardor où je propose qu’on fasse comme ça, il faut au moins que gros et petits soient, devant la justice et ses sanctions, aussi égaux que possible. Un ministre de l’intérieur peut difficilement engager des poursuites judiciaires contre un humoriste qui se serait fait rembourser 65 000€ d’amendes par ses fans, alors que son collègue de l’économie, contre un parti qui s’est fait rembourser 11 millions d’euros par les siens, s’est contenté de marmonner : « J’aimerais qu’on n’oublie pas qu’il s’agit d’une amende qui est payée par quelqu’un qui a fraudé. »

lundi 20 janvier 2014

Droit à l'avortement


Avec sa loi visant à interdire complètement l’avortement, à quelque stade de la grossesse que ce soit, sauf en cas de viol ou de danger vital pour la mère, le gouvernement espagnol peut au moins se vanter de soulever de bonnes questions – à défaut d’y apporter les bonnes réponses.

Sur le fond du problème, tous les lecteurs réguliers de ce blog connaissent ma position. Je refuse de me laisser enfermer dans une opposition entre défense de la vie et droit des femmes à disposer de leur corps. J’estime que la question essentielle est de savoir à partir de quand ce qui se développe dans l’utérus de la femme devient un être humain à part entière. Ne pensant pas que l’homme se réduise à ses gènes, ni même se définisse principalement par son patrimoine génétique, je ne considère pas qu’il y ait un être humain dès la fécondation de l’ovule par un spermatozoïde, même dans les cas – car c’est loin d’être toujours vrai ! – où l’ovule fécondé possède tout le matériel génétique pour aboutir à un être humain. Pour moi, la fécondation n’est jamais le début d’une vie humaine.

À mon sens, le fœtus ne devient un être humain qu’à partir du moment où son système nerveux central (SNC) entre en activité, c’est-à-dire entre la 10e et la 14e semaine d’aménorrhée. Mais à partir de ce seuil, il devient un être humain à part entière, différent de sa mère, même si son corps est encore dépendant du sien, et acquiert donc des droits, dont celui de continuer à vivre.

De ces considérations théoriques découle ma position pratique : puisque, avant que ne fonctionne son SNC, l’embryon n’est pas un être humain, ni même un être vivant, il n’a pas de droits spécifiques et les parents (ou la mère en cas de désaccord, puisqu’il faut bien que quelqu’un tranche) ont le droit de le supprimer. Après ce seuil, en revanche, je considère que l’avortement constituerait la mise à mort d’un être humain, et devrait donc être interdit – sauf si la grossesse ou l’accouchement mettent en danger la vie de la mère, auquel cas il devrait être autorisé (mais pas obligatoire, bien sûr : là encore, le choix doit être laissé aux parents et, in fine, à la mère), la vie de l’enfant ne valant pas davantage que celle de la mère.

Considérons à présent quelques évolutions problématiques. De manière évidente pour qui a compris mes présupposés théoriques, je suis favorable à l’évolution législative proposée par le gouvernement français : avant la 12e semaine (plus ou moins) d’aménorrhée, je ne vois aucune raison de limiter l’avortement aux situations de « détresse » pour la mère. De deux choses l’une : soit, avant ce seuil, l’embryon est déjà un être humain, et une situation de détresse ne saurait justifier sa mise à mort ; soit il ne l’est pas, et on n’a pas besoin de justifier d’une détresse particulière pour s’en débarrasser.

Toujours avant ce seuil de la mise en route du SNC, l’avortement doit-il être considéré comme un droit, comme le propose, là encore, le gouvernement français ? Pour moi, à l’évidence, oui. L’embryon n’est pas encore un être vivant, le supprimer n’est donc pas un crime ; mais si les choses suivent leur cours naturel, il va le devenir. Affirmer que l’avortement ne serait pas un droit, mais seulement une possibilité offerte par la loi, mais qui pourrait également être remise en question, cela reviendrait à retirer aux parents le choix de garder ou non l’enfant à venir (ce qui, pour une famille, implique des changements considérables, je peux en témoigner), et ce sans aucune raison valable.

C’est pour cela que la proposition de loi espagnole n’est pas seulement une grave régression sociale ; c’est surtout une atteinte à une liberté fondamentale des couples et des femmes : le contrôle de leur fécondité. C’est là le point essentiel. Ce n’est pas encore le cas, mais l’avortement avant la 12e semaine d’aménorrhée doit devenir un droit fondamental. Parce que la venue d’un enfant bouleverse complètement la vie d’une femme ou d’un couple, on ne peut pas les contraindre à accepter ce bouleversement sans une excellente raison. L’interdit du meurtre, c’est une excellente raison ; mais tant qu’il n’y a pas meurtre, il n’y a aucune raison d’imposer l’enfant à un couple.

Doit-on conserver ou mettre en place les « clauses de conscience » qui permettent aux médecins de refuser de pratiquer un avortement ? A priori, j’aurais tendance à répondre « non », comme je réponds (sans aucune hésitation cette fois) « non » aux maires qui veulent pouvoir refuser de marier des couples homosexuels. Mais comme on touche à des questions fondamentales, et que des médecins peuvent vivre extrêmement mal la pratique d’un acte profondément contraire à leurs croyances (et même si je considère ces croyances comme dénuées de tout fondement), pourquoi pas. À la condition sine qua non que cela n’entrave pas la possibilité d’avorter facilement pour les couples qui souhaitent le faire, ce qui signifie qu’il serait de la responsabilité du médecin ayant refusé de pratiquer une IVG de trouver dans un délai court (trois jours au plus) un autre praticien qui accepterait de le faire, et ce dans un lieu proche.

Certains me font remarquer que mon échafaudage théorique et juridique est fragilisé par le fait qu’il est difficile pour une femme de savoir qu’elle est enceinte avant la 12e semaine d’aménorrhée. À cela je réponds trois choses. La première, c’est que ma proposition n’est sans doute pas parfaite, mais qu’elle me semble un compromis préférable à des positions plus radicales, dans un sens ou dans l’autre. La seconde, c’est qu’à ce stade, la plupart des femmes doivent quand même savoir qu’elles sont enceintes. À 5 semaines d’aménorrhées, je suppose que tout le monde commence à s’inquiéter : il en reste 7 pour vérifier qu’on est enceinte, prendre la décision et, le cas échéant, avorter. La troisième, c’est que pour les cas difficiles ou limite, on pourrait développer d’autres solutions : par exemple, il me semblerait normal de légaliser l’abandon à la naissance au profit d’un couple adoptant, l’accord ayant été conclus au préalable et ne pouvant faire l’objet d’aucune rémunération ou compensation, qu’elle soit financière ou en nature – l’être humain ne pouvant devenir l’objet d’aucune marchandisation.

Deux remarques pour finir. Cette question est très polémique et déclenche des passions qui prennent parfois des tournures violentes, voire disproportionnées, de la part des « pro-vie » comme de celle des « pro-choix ». Il est donc fondamental de rappeler que la liberté d’avorter que je défends, ou le respect dû à tout être humain à partir du moment où il le devient, doivent être mis en balance avec les autres libertés fondamentales.

Ainsi, les « pro-choix » ne peuvent prétendre interdire aux opposants à l’avortement de s’exprimer. Il serait dramatique pour la liberté d’expression d’aller vers une interdiction ou un contrôle trop drastique des sites Internet « pro-vie », par exemple. Les adversaires de l’avortement doivent pouvoir continuer à exprimer leur opposition, y compris par des propos ou des images qui peuvent sembler choquants, agressifs, durs pour les femmes qui avortent. Ils doivent pouvoir continuer à manifester publiquement, même aux abords des hôpitaux qui pratiquent les IVG. Sur ce sujet, je ne suis plus d’accord du tout avec le gouvernement français, qui souhaite justement interdire ces manifestations. Les libertés ne se marchandent pas, ne se négocient pas, et ne sauraient être piétinées pour le confort des femmes qui avortent. Un monde libre, c’est forcément plus inconfortable, mais c’est mieux qu’un monde non libre.

Inversement, le gouvernement espagnol ne peut interdire aux adversaires de l’actuel projet de loi de manifester, comme il cherche pourtant à le faire. La loi « sécurité citoyenne » adoptée par le conseil des ministres espagnol est dangereuse. Il est terrifiant de voir qu’un gouvernement européen peut mettre en place une loi qui obligera les groupes sur les réseaux sociaux à se déclarer, sous peine de 30 000€ d’amende, ou qui interdira de critiquer la nation espagnole. C’est la preuve, une fois de plus, que la démocratie n’est aucunement la garantie du respect des libertés fondamentales.

Touche finale ? Le pape François a publiquement soutenu les « marches pour la vie ». On dira qu’il joue son rôle, et en effet je ne m’attendais pas à autre chose. Mais il aurait pu n rien dire ; c’est la première fois qu’il me déçoit vraiment. Au moins, ça me donne l’occasion, comme lors du débat sur le mariage pour tous, de réaffirmer haut et fort (enfin, aussi fort que je peux) que non, tous les catholiques ne sont pas d’accord avec les positions morales du Magistère romain.

samedi 18 janvier 2014

Il paraît qu'on aurait (encore) droit à une vie privée (mais c'est pas sûr)


La vie privée, ces derniers temps, c’est comme la liberté d’expression : elle en prend vraiment plein la gueule. Évidemment, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est l’affaire d’État Hollande-Gayet-Trierweiler. Photos de Closer, houuuuu, le Président de la République a une maîtresse ! Drame, scandale, abomination de la désolation. Tout le monde y va de son couplet. Les Défenseurs de la Morale tempêtent que non, c’est pas possible, une maîtresse, mais, mais ! Les Gardiens du Temple de la Sainte Décence (auprès de qui les Défenseurs de la Morale sont des soixante-huitards libidineux) rappellent que de toute façon, la précédente n’était même pas mariée (comprenez : c’était une pute, alors faut pas qu’elle s’étonne d’être remplacée par une autre pute). Naturellement, la droite, opportuniste, déplore « la triste image qu’on donne à l’étranger » (moi je trouve surtout que ceux qui nous critiquent, en plus d’avoir la mémoire courte, sont à la fois plus voyeurs et plus coincés que nous). Il y a même des féministes pour s’apitoyer sur la pauvre délaissée (comme si ça n’arrivait pas tous les jours, et pas seulement dans ce sens-là). Bientôt, je pense que la Ligue de Protection du Kâma-Sûtra produira un communiqué de presse ulcéré par lequel il fera savoir qu’un Président, surtout quand il dépasse les 100 kilos, ne devrait jamais s’autoriser la position du petit pont, pas plus que celle de la montagne magique, et devrait s’en tenir exclusivement au cavalier perdu ou à l’union du crabe.

Là, j’ai envie de crier « halte ». Bien sûr, je suis content de voir tant de gens, passionnés qu’ils sont pour une affaire qui n’a strictement aucun intérêt, démontrer brillamment ma thèse, à savoir que décidément, la politique, ce n’est pas l’affaire de tout le monde ; mais enfin, ce faisant, ils contribuent quand même à mettre la vie privée en vrai danger, et ça, ça me navre.

Sur l’affaire elle-même, bien sûr, il n’y a rien à dire, ou presque. Je ne devrais même pas avoir à écrire ce billet. Oui, de toute évidence, un Président de la République, ou un Roi, ou un Empereur-du-monde-à-vie même, a droit à une vie privée. Qu’est-ce que vous vous imaginiez, que vous étiez gouvernés par un robot ? Eh oui, Hollande, comme tout le monde, dort, ronfle, baise, pisse, reprend de la dinde, va grignoter dans le frigo à minuit, et fait ainsi tout un tas de trucs qu’il est en droit le plus absolu, comme n’importe quel citoyen, de garder pour lui. Tant qu’il ne commet rien d’illégal, tant qu’il ne viole pas, tant qu’il ne couche pas avec des petits enfants ou avec des animaux, là où il fourre, c’est son problème, celui des femmes avec qui il le fait, celui de Dieu, mais pas le nôtre. Et donc, je ne veux même pas le savoir, parce que je n’ai pas à le savoir, parce que rien ne m’autorise à le savoir ; et si je l’apprends, je veux que soient condamnés avec la dernière fermeté ceux par qui je l’apprends, parce qu’ils ont violé la vie privée d’un citoyen, et que c’est grave.

Serais-je (ô terreur) un « vieux con » ? C’est peut-être ce que penserait Jean-Marc Manach, l’auteur du (pourtant très bon) blog Bug Brother, lui qui défend une évolution de notre représentation de la vie privée. C’est en tout cas sans aucun doute ce que penserait Vint Cerf, un des pères fondateurs d’Internet, qui travaille actuellement pour Google (…) chez qui il occupe le poste de « chef évangéliste de l’Internet » (re-…) : le 20 novembre dernier, il a dit sans ciller que « la vie privée pourrait bien être une anomalie ».

Ça vous fait flipper ? Moi aussi. Mais on ne doit pas être si nombreux que ça : la vidéo-surveillance, habilement renommée vidéo-protection, se développe dans des proportions démesurées sans que ça choque grand-monde ; la plupart trouvent même ça très bien (on se sent quand même plus en sécurité, ma bonne dame). Dans le même tonneau, le projet de loi de programmation militaire, examiné à l’Assemblée en novembre dernier, rend plus efficace la surveillance des internautes, et légalise (on dit « encadre », évidemment) des pratiques pour le moins douteuses. Et là encore, tout le monde applaudit comme à Guignol.

Est-ce que je suis de la génération des « parents » plutôt que de celles des « transparents » ? Je ne suis pas dans l’air du temps, c’est sûr. Non seulement les jeunes (mon Dieu, je dis « les jeunes »…) exposent de plus en plus leur vie privée sur le Net, mais (pire) ils trouvent cela normal, et (pire encore) ils attendent de plus en plus que tout le monde en fasse autant. Et on nous ressort les vieux poncifs (« si vous n’avez rien à vous reprocher, qu’est-ce que ça peut vous faire qu’on vous espionne ? »).

Eh bien moi ça me fait, et ce monde qu’on construit ne me va pas. D’abord, parce que j’estime que la vie privée est un droit, un droit fondamental de l’être humain, et qu’elle doit donc être protégée. J’ai le droit de faire l’amour, de manger, de dormir en n’étant regardé que par les personnes de mon choix. Ensuite parce que ceux qui ne s’inquiètent pas de cette évolution n’en voient pas les évolutions inévitables. Qu’est-ce que j’ai à me reprocher ? Mais un État que, pour une raison ou pour une autre, je dérangerai (et il y a mille manière de déranger l’État, l’administration ou ceux qui en ont la charge), ils trouveront toujours dans ma vie privée quelque chose à me reprocher. Et les lois changent : ce qui était légal en 1938 ne l’était plus forcément en 1942, et tout un tas de gens avaient soudain une foule de choses à « se reprocher ».

Ce qui sépare les totalitarismes des dictatures, c’est avant tout le fait qu’ils essayent de supprimer la vie privée, d’avoir un contrôle total, justement, sur la société et sur les individus qui la composent. Il y en a peut-être que ça ne dérange pas de vivre dans un totalitarisme. Moi ça me dérange.

dimanche 12 janvier 2014

De quelques cas limites posés par la liberté d'expression

Mon précédent billet étant déjà bien long, je n’y ai pas abordé un certain nombre de cas limites. Pourtant, je ne veux pas me dérober et nier des difficultés réelles. Examinons donc trois cas où la liberté d’expression entraîne (à tort ou à raison) de réelles tensions sociales, et traitons-les par ordre de gravité.

Le premier concerne le négationnisme. En France, il est pénalement condamné. À l’origine, je soutenais cette condamnation sans réserve ; mais j’ai finalement compris qu’elle repose sur des bases somme toute bien fragiles. Nier la Shoah, ou même en minimiser l’importance ou la portée historique, c’est, dans 95% des cas, une attaque contre les Juifs. Cela, on le constate empiriquement ; et on peut en déduire que très souvent, le négationnisme se rattache de fait à un appel à la haine ou même à la violence. C’est le seul fondement de l’interdiction pénale du négationnisme. S’il est si fragile, c’est parce qu’on ne peut pas prouver cette intention haineuse ou violente. Condamner pénalement le négationnisme, c’est donc forcément faire un procès d’intention. Et cela, ce n’est pas possible. Le négationnisme (et tous ses dérivés : nier l’horreur de l’esclavage, nier le génocide des Arméniens etc.) doit donc être combattu par des arguments, et pas par des procès.

Je conçois que ce soit difficile à avaler. Plaisanter sur la Shoah, ou pire encore en nier l’existence ou l’ampleur, peut être ressenti par certains comme une blessure très douloureuse. On peut penser que c’est extrêmement stupide ou de mauvais goût. Mais il faut l’accepter en pensant que c’est le prix de la liberté. Jésus disait : « si vous aimez vos amis, quel mérite avez-vous ? Les pharisiens et les païens n’en font-ils pas autant ? » ; de même, on peut dire : « si vous n’autorisez que les paroles intelligentes, vraies ou de bon goût, quel mérite avez-vous ? où est la liberté là-dedans ? » La liberté d’expression, ça veut dire que n’importe qui a le droit de dire que le goudron a une âme et qu’il ne faut pas rouler dessus, ou de dire « caca pipi prout ».

Le second cas, c’est celui du voile. Encore un sur lequel j’ai évolué. Au départ, je considérais comme normal qu’on demandât aux jeune filles de retirer leur voile à l’école. De même, le voile intégral me posait instinctivement problème, et l’interdire dans l’espace public me semblait salutaire.

J’ai changé d’avis sur les deux points. Sur le voile à l’école, je reconnais que les usagers d’un service public ne peuvent pas, même dans un État laïc, être considérés de la même manière que les fonctionnaires en service. Mon passage à Mayotte y est peut-être pour quelque chose : les élèves et même certaines employées sont voilées dans les établissements scolaires sans qu’on constate de réelles dérives. Mais surtout, je me suis dit qu’il fallait assumer mon opposition à la laïcité. Puisque ce système, même s’il est loin d’être le pire, ne me semble pas non plus être la meilleure manière d’organiser les rapports entre l’État et les Églises (je lui préfère le théisme d’État proposé par Tol Ardor), autant aller au bout de la démarche : il serait sage de reconnaître qu’afficher une appartenance religieuse n’est pas la même chose que de faire de la propagande en sa faveur – seule chose qui doit rester interdite pour les fonctionnaires dans le cadre de leur service.

Le voile intégral continue de me poser un problème dans la mesure où, tant qu’il n’est de facto porté que par des femmes, je continue à le considérer comme une marque de domination des hommes sur les femmes et d’aliénation de ces dernières – domination et aliénation assimilées et acceptées par les femmes qui se voilent volontairement, là n’est pas la question. Mais est-ce un motif suffisant pour l’interdire ? Là encore, je crois qu’on tombe dans le procès d’intention. La liberté de s’habiller comme on le souhaite me semble devoir prévaloir par rapport à la présomption, même très forte, de domination masculine. Après tout, songerait-on à interdire à une femme de porter un t-shirt sur lequel serait écrit « j’aime être soumise » ?

Il reste que le voile intégral masque ce qui incarne l’identité, le caractère unique d’une personne, à savoir son visage. Pour cette raison, j’estime qu’une personne ne peut pas exiger de rester intégralement voilée quand elle est en relation avec quelqu’un. Je ne tolérerais pas (même à Mayotte) une élève intégralement voilée dans un de mes cours, parce que dans le cours, je suis en relation avec mes élèves, et que cette relation de personne à personne, d’individu à individu, doit pouvoir s’appuyer sur le lien visuel de visage à visage. De la même manière, j’estime qu’un commerçant n’a pas l’obligation de servir une personne intégralement voilée (ou même simplement masquée), qu’un fonctionnaire peut lui demander de retirer son voile (ou son masque) pour accéder à ses demandes, qu’un policier peut exiger la même chose pour, par exemple, un contrôle d’identité. Dès qu’on est en relation avec quelqu’un, je crois qu’il faut pouvoir exiger que le visage soit montré – ou, si la personne refuse, refuser en conséquence la relation. Mais si quelqu’un se contente de marcher dans la rue, je ne vois en fait aucun fondement solide pour lui interdire de masquer son visage.

Le troisième cas, le plus grave, porte sur le blasphème, et peut s’appuyer sur trois exemples concrets.

Premier exemple : la tentative par les autorités musulmanes (aidées par les autorités catholiques) de faire interdire les caricatures de Muhammad parues dans Charlie Hebdo. Là, les choses me semblent simples : rien ne permet de le faire. La liberté d’expression implique la liberté de choquer, de heurter, voire de blesser par ses paroles et ses dessins. Surtout, là aussi, une interdiction serait la voie rêvée vers les pires dérives. Si l’on interdit les caricatures de Muhammad, il faudra aussi interdire celles du Christ, celles de Moïse, celles de Bouddha, celles de Krishna ; et moi, dont une bonne partie de la religion est fondée sur Tolkien, ne serais-je pas fondé à faire interdire Lord of the Ringards, ou toute autre parodie du Seigneur des Anneaux ? Ou les raëliens toute caricature de Raël, toute représentation parodique des extra-terrestres ?

Deuxième exemple : les actions des Femen à l’église de la Madeleine et dans la cathédrale de Cologne. À Paris, elles ont mimé un avortement de Marie sur l’autel, avec un foie de veau comme fœtus, et proclamé en conséquence l’annulation de Noël. En Allemagne, l’une d’entre elles a jailli sur l’autel à moitié nue, « I am God » écrit sur le torse. Évidemment, cela a choqué. On peut trouver ce qu’elles ont fait idiot ou efficace, utilement ou inutilement provocateur. Mais sont-elles condamnables par la justice ? À mon sens, pas pour avoir choqué ou blasphémé. Cela fait partie de leur liberté d’expression. Personne ne peut se prévaloir de sa sensibilité religieuse (ou de sa sensibilité tout court) pour limiter la liberté d’expression d’autrui.

Peut-être sont-elles condamnables sous un autre chef d’accusation ; je ne connais pas assez bien les détails des deux affaires pour le dire. Si elles ont sali ou dégradé des églises, elles sont condamnables pour dégradation de lieux et de biens publics ou semi-publics. Mais il est essentiel qu’aucune autorité ne les inquiète sous un mauvais prétexte. Elles ne doivent pas être inculpées, et encore moins condamnées, pour avoir choqué la sensibilité des croyants, ou symboliquement porté atteinte à leur foi, car cela reviendrait à rétablir le délit de blasphème, ce dont je ne veux à aucun prix.

Le troisième exemple est le plus grave et aussi le moins médiatisé, car il a eu lieu à Mayotte. Durant la nuit de la Saint-Sylvestre, une tête de porc a été déposée sur le parvis de la mosquée de Labattoir (ça ne s’invente pas), en Petite Terre. Un couple a été arrêté, ils ont avoué leur geste (sous l’emprise de l’alcool), ils seront jugés prochainement en correctionnelle, avec la personne qui leur a fourni la tête. Le chef d’inculpation ? « Provocation par emblème exhibé dans un lieu public à la haine, à la violence ou à la discrimination en raison d’une appartenance à une religion. » Jusqu’à leur comparution, ils ont été « invités » à quitter le territoire de Mayotte, pour leur propre sécurité.

Cette affaire me laisse extrêmement perplexe. De toute évidence, ce qu’ils ont fait était assez bête. Clairement, ils ne doivent pas adorer l’islam. Bien sûr, leur geste a profondément choqué la population locale. Est-ce suffisant pour justifier une condamnation pénale ? Le chef d’inculpation pondu par le procureur me semble fabriqué pour l’occasion, et bien fragile. Exposer une tête de porc devant une mosquée, ce serait appeler à la haine, à la violence ou à la discrimination ? On voit mal comment ou pourquoi. Chercher à choquer toute une communauté, ce n’est pas la même chose que d’appeler à la haine à son égard.

Certes, c’est une profanation. Mais une profanation doit-elle être condamnée par la justice en tant que telle ? Je ne le crois pas, parce que ce serait dire que la sensibilité religieuse des croyants prime la liberté d’expression. Il ne faut donc pas condamner pénalement la profanation en tant que telle : on ne peut que condamner la dégradation de biens ou de lieux publics ou semi-publics (ou privés, d’ailleurs, mais c’est moins fréquent). D’ailleurs, si quelqu’un volait une hostie consacrée et la piétinait dans la rue, ce serait une profanation terrible pour des chrétiens, et je ne pense pas que quiconque songerait à en poursuivre l’auteur devant les tribunaux.

On aurait pu penser à d’autres motifs. Par exemple, il est clair que, dans le contexte local, ce geste aurait pu déclencher des manifestations, des émeutes ou même des violences physiques. Mais qui en aurait été responsable : les provocateurs, ou ceux qui auraient répondu violemment à la provocation ? À ce compte-là, les auteurs des caricatures de Muhammad sont responsables des violences qui ont éclaté un peu partout dans le monde musulman après leur publication dans un journal danois. Comment peut-on tenir ce discours ? Et comment se fait-il que les provocations des Femen, largement aussi graves pour les catholiques que celles-là le sont pour les musulmans, ne soient, elles, suivies d’aucune violence ? Désolé, mais tout ça me rappelle furieusement ceux qui prétendent que les filles qui portent des fringues sexy sont responsables de se faire violer…

Alors que reste-t-il pour condamner juridiquement ce geste ? Pas grand-chose, à mon avis. Une seule, en fait : c’est que personne ne doit jeter une tête de porc dans un lieu public, parce que ce n’est pas hygiénique. Pour ça, oui, ils peuvent être condamnés, en retenant éventuellement le risque d’émeutes comme une circonstance aggravante, et l’alcool comme une circonstance atténuante.

Ça décevra sans doute les musulmans de Mayotte. Mais c’est le seul moyen, je crois, de ne pas dériver, lentement mais sûrement, à coup de chefs d’inculpation ad hoc, vers un rétablissement du délit de blasphème qui ne dira jamais son nom, mais n’en sera que plus insidieux, plus difficile à combattre et donc plus dangereux.

samedi 11 janvier 2014

Affaire Dieudonné : la liberté d'expression agonise

Partout, la liberté d’expression subit des attaques violentes et répétées. En Russie, les homosexuels ne sont plus autorisés à s’embrasser dans la rue, car ils feraient ainsi de la « propagande » en faveur de leur sexualité (et quand bien même ce serait le cas, au nom de quoi pourrait-on leur interdire de faire de la propagande ?). En France, en Allemagne, les catholiques crient au scandale après les profanations des Femen, et demandent des condamnations. Toujours en France, le Conseil d’État vient de donner raison au ministre de l’intérieur en interdisant un spectacle de l’humoriste Dieudonné. Comme je le dénonce depuis longtemps, le puritanisme revient en force et voudrait nous forcer à remettre des feuilles de vigne sur les sexes des statues.

Chacun y va donc de sa marotte ; et pourtant, tout le monde soutient, en apparence, la liberté d’expression. Ils trouvent tous ça super, tant que ça ne touche pas à quelque chose qui leur est cher. Mais dès que c’est à eux qu’on s’attaque, tout vole en éclat, et tous de dire : « la liberté d’expression, oui, mais pas pour dire ça ». Parfois, des cliques se forment, des alliances improbables se nouent : ainsi, des évêques crient au scandale quand Charlie Hebdo publie des caricatures de Muhammad ou quand un tribunal allemand condamne la circoncision comme un délit, se disant in petto que les juifs et les musulmans sauront bien leur rendre la pareil quand Jésus ou l’interdiction de la prêtrise pour les femmes seront attaqués.

Cette attitude est extraordinairement dangereuse. Je pèse mes mots : le risque, ici, est que nous finissions par perdre une de nos libertés les plus fondamentales. Pourquoi ? Parce que toute limitation illégitime de la liberté d’expression (et, plus généralement, de toute liberté fondamentale) est une boîte de Pandore, la porte ouverte à toutes les dérives.

La décision d’interdiction du spectacle de Dieudonné par le Conseil d’État est, à ce titre, révélatrice. Qu’il retienne le risque de trouble à l’ordre public, c’était déjà très discutable : en France, on ne punit pas un délit avant qu’il ait été commis, et on peut se rassembler sans autorisation préalable. Les organisateurs doivent certes empêcher tout discours contraire à l’ordre public, mais le contrôle des autorités doit se faire principalement a posteriori : c’est à elles de prendre les mesures requises pour préserver l’ordre, et elles ne peuvent interdire un rassemblement ou une manifestation que s’ils font peser un risque réel, sérieux, et contre lequel elles sont évidemment impuissantes. Comment pourrait-on croire que la police française serait impuissante à faire respecter l’ordre lors d’un spectacle humoristique dans une salle close ?

Mais ce qui glace le sang, c’est que le Conseil d’État va beaucoup plus loin. Il affirme en particulier que « les allégations selon lesquelles les propos pénalement répréhensibles […] ne seraient pas repris à Nantes ne [suffisent] pas pour écarter le risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme ». Autrement dit, on interdit à un homme de s’exprimer en public parce qu’il y a « un risque sérieux » que ce qu’il dira soit illégal.

Comment les partisans de cette interdiction ne comprennent-ils pas le risque inouï de voir cette décision faire jurisprudence ? Comment ne pas voir que si l’on commence à juger les intentions, et non plus les actes commis, toutes les dérives sont possibles ? Si les juges ou le pouvoir exécutif se mettent à décider des réunions à risques et des réunions sans risque, des provocations utiles et de celles qui ne le sont pas, ou allons-nous nous arrêter ? Qu’est-ce qui les empêchera d’interdire, sur le même prétexte, toute réunion qui les dérangerait, tout rassemblement qui exprimerait des valeurs contraires aux leurs ? Pourquoi ne pas interdire les réunions des opposants au nucléaire ou aux OGM sous prétexte qu’ils risquent de paniquer les gens ? Ou celles de la gauche radicale sous prétexte que leurs discours nuisent au patronat, ou à la compétitivité de la France ? Pourquoi se gêneraient-ils ?

Certains disent : « oui mais la dignité humaine ». Le Conseil d’État, en effet, se fonde sur la dignité de la personne humaine, comme il l’avait fait pour interdire en 1995 pour autoriser l’interdiction d’un spectacle de lancer de nains (arrêt Commune de Morsang-sur-Orge). Il estime ainsi que le trouble à l’ordre public est immatériel : on ne craint pas les heurts et les violences physiques, on craint que les consciences ne soient troublées.

Que le respect de la dignité humaine soit une composante du maintien de l’ordre public, j’en conviens entièrement. Mais le problème, c’est que la « dignité humaine » est un concept éminemment sujet à interprétation. Pour certains, agoniser lentement, sous sédation pour ne pas souffrir, après avoir cessé de reconnaître ses proches, est indigne ; pour d’autres, c’est tuer un malade ou un vieillard en fin de vie qui est indigne. Du coup, qui décide ? Qui tranche ? J’ai tendance à penser que le doute doit bénéficier à la liberté. Et surtout, là encore, le contrôle doit avoir lieu a posteriori, pas a priori : il faut sanctionner les atteintes à la dignité humaine quand elles ont été commises, mais l’État n’a pas à punir un délit à venir ; sinon, chacun en profitera pour faire interdire ce qui le dérange.

Cela a d’ailleurs sûrement déjà commencé. Sitôt la décision du Conseil d’État tombée, il est probable qu’une armée de juristes ou de militants catholiques ont commencé à l’éplucher pour y trouver les moyens de faire interdire Charlie Hebdo, l’exposition publique de Piss Christ ou la pièce de théâtre Sur le concept du visage du fils de Dieu, au nom de la « dignité des croyants ».

Il faut comprendre qu’un principe n’est protecteur que dans la mesure où il est toujours respecté. Si vous ne fumez jamais, vous êtes protégé ; mais si vous commencez à fumer dans les soirées entre amis, ou quand vous êtes stressé, ou juste-une-cigarette-seulement-le-dimanche-avec-le-café, vous ne l’êtes plus : vous pourrez toujours dire « encore une autre ». Il est bien plus facile de passer de 1 à 2 que de 0 à 1. Offenbach le faisait déjà chanter à la Grande-Duchesse de Gerolstein à propos du meurtre : « il n’est, dit-on, qu’un pas qui coûte : c’est le premier, si l’on dit vrai »[1]

Il faut donc marteler, sur tous les tons, encore et encore (si j’étais curé, je dirais « à temps et à contretemps ») que la liberté d’expression ne peut connaître que trois limites : l’appel à la haine ou à la violence, la diffamation, la divulgation de la vie privée d’autrui. Je ne suis pas en train de défendre une liberté d’expression totale, à l’américaine. Mais les limites posées à un droit fondamental doivent être peu nombreuses, et définies avec la dernière précision ; et surtout, le doute doit profiter à celui qui s’exprime, pas à celui qui veut lui interdire de le faire.

Qu’on me comprenne bien : je ne suis pas en train de défendre la personne ou les propos de Dieudonné. Cet homme sue la haine des Juifs, et tient des propos odieux, inadmissibles et qui doivent être sanctionnés. Il ne peut pas, simplement parce qu’il est humoriste, dire n’importe quoi n’importe quand. Quand on l’interviewe à la radio, il est un citoyen comme les autres, et doit répondre des propos qu’il tient en public. Mais dans un spectacle qui s’affiche explicitement comme étant humoristique, il doit pouvoir aller plus loin, même s’il ne peut pas non plus y dire regretter les chambres à gaz. Je ne dis pas qu’il ne faut pas combattre Dieudonné, je dis qu’il faut le combattre en respectant nos principes fondamentaux. On peut avoir du mal à le digérer, mais il est infiniment préférable de le laisser proférer des ignominies, et de le condamner ensuite pour cela, plutôt que de piétiner la liberté d’expression en lui interdisant de parler (et en lui faisant un bon coup de pub au passage).

Je ne suis, heureusement, pas le seul à le dire. La Ligue des droits de l’homme, fondée en 1898 pour défendre Dreyfus contre une des plus vastes campagnes antisémites jamais menées en France, et qui a fait condamner Dieudonné lui-même pour des propos antisémites, s’est alarmée, par la voix de son président, du risque que fait peser sur la liberté d’expression la décision du Conseil d’État.

Il ne croit pas si bien dire. Invité de Patrick Cohen sur France Inter vendredi dernier, Manuel Valls a été encore plus loin : il veut maintenant exclure Dieudonné d’Internet. Mais où allons-nous ? Comment peut-on rester aveugle au danger de mort qui plane sur la liberté d’expression quand on voit un ministre chercher à transformer les hébergeurs et les opérateurs en forces de police ? Nous sommes déjà dangereusement engagés dans cette direction. En 2011, Claude Guéant avait réussi à obtenir le filtrage, accepté par la plupart des opérateurs et par le tribunal de grande instance de Paris, du site Copwatch qui dénonçait les dérives policières. Durant l’hiver, le gouvernement a lancé des ballons d’essai en annonçant son intention d’étendre le périmètre de l’article 4 de la loi LOPPSI, qui ne permet pour l’instant le filtrage sans accord judiciaire que pour les sites pédopornographiques. En termes clairs pour le commun des mortels, cela signifie que le gouvernement actuel souhaite pouvoir se passer des juges pour décider tout seul de quels sites seront autorisés et quels sites seront interdits.

Est-il possible de faire marche arrière ? Probablement pas. Comme Tol Ardor l’affirme depuis le début (et cette affaire aura au moins le mérite de nous donner encore un peu plus raison), les puissants, l’État, les riches, auront toujours bien plus que le petit peuple les moyens de se saisir de la technique actuelle pour réprimer les libertés ; et le pouvoir, les possibilités offertes par cette technique sont tels que la tentation sera trop forte pour qu’ils y résistent.

Contrairement à ce qu’affirme Manuel Valls, ce n’est donc pas la République qui a gagné en ouvrant cette boîte de Pandore. C’est avant tout la liberté qui a perdu. Et tous ceux qui se réjouissent de voir condamné celui qu’ils considéraient comme « un petit entrepreneur de la haine », « raciste » et « antisémite » devraient se poser très sérieusement la question : combien de temps avant que des discours qui n’auront rien à voir avec celui de Dieudonné soient interdits à leur tour ? La droite radicale n’est pas la seule dont les idées principales soient contraires au « consensus républicain » : c’est aussi largement le cas pour la gauche radicale ou pour l’écologie radicale. Ceux qui crient victoire aujourd’hui pourraient bien être les victimes de demain.


[1] Avant qu’on me balance l’histoire du droit à la figure, je précise que je sais très bien que la décision du Conseil d’État n’est pas un basculement juridique complet, que l’arrêté Benjamin lui-même, sur lequel s’appuient souvent les partisans de Dieudonné, encadrait justement la liberté d’expression et permettaient des mesures de police administrative, et que bien des décisions jurisprudentielles ultérieures allèrent également dans le sens d’un encadrement, sinon d’une restriction, de la liberté d’expression. Donc oui, l’arrêt Dieudonné s’inscrit dans une jurisprudence et dans une évolution antérieure. Et alors ? C’est cette évolution qui est inquiétante. Et dans cette perspective, la décision présente pourrait bien être la première page de sa conclusion liberticide.a

vendredi 10 janvier 2014

Que votre morale soit loi, et que votre loi soit morale

Comme le rapport un article de l’excellent blog Big Browser, un jeune policier de 23 ans, qui bénéficiait d’un emploi-jeune au ministère de l’intérieur, a été suspendu à titre conservatoire pour s’être prostitué. L’IGPN demande son licenciement.

Cette affaire rappelle évidemment celle de cette femme de ménage d’un lycée de la Drôme qui avait été licenciée pour avoir posté sur son blog des images et vidéos pornographiques la mettant en scène. On retrouve exactement les mêmes éléments : un fonctionnaire qui, hors de son temps de service, fait des choses qui ne sont pas forcément bien vues par beaucoup de gens, mais qui ne sont nullement illégales – n’en déplaise à Mme. Vallaud-Belkacem, la prostitution n’est pas encore interdite en France ; un licenciement suite à la découverte desdites activités ; et un chœur des vierges effarouchées qui en appellent à « la déontologie », aux « bonnes mœurs » (qu’ils prononcent sûrement « bonnes mœursses »), au « devoir de réserve », à la « discrétion professionnelle », dénonçant à grands cris « une vie dissolue ». Mon Dieu, il y a encore des gens pour parler de « vie dissolue » ! C’est so 1813

Je ne peux que redire mon indignation (et ce que j’avais dit à l’époque). Si on veut que la loi soit bonne, il faut qu’elle interdise ce qui est mal, tout ce qui est mal, et rien que ce qui est mal. La loi entretient donc un rapport profond avec la morale : en fait, la loi est l’expression de la vision qu’une société se fait du Bien et du mal[1]. L’idéal serait donc une adéquation parfaite entre la loi et la morale : tout ce qu’on juge objectivement mauvais devrait être interdit par la loi, et tout ce qu’on ne juge pas objectivement mauvais devrait être autorisé. Ce qui est légitime devrait être légal, et ce qui est illégitime devrait être illégal[2].

Ici, nous sommes dans la situation inverse. Un jeune homme est licencié non pas parce qu’il aurait enfreint la loi, mais pour un comportement jugé contraire aux bonnes mœurs. Mais enfin jugé par qui ? Qui, chez nous, est juge de ce qui est propre ou sale, pur ou impur, de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas ? Les autorités religieuses ? Mais nous sommes dans un État laïc. Les autorités civiles ? Mais rien, dans la loi, ne leur donne de compétence en la matière. La majorité ? Mais alors nous vivons sous la domination des préjugés d’une plèbe coincée et rétrograde qui impose aux autres sa vision des choses. Et au nom de quoi ?

Un fonctionnaire ne devrait représenter l’État qui l’emploie que durant son temps de service. Hors service, il devrait être un citoyen exactement comme les autres, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs, ni plus, ni moins. Il faut en finir avec une vision archaïque qui voudrait faire de la fonction publique une sorte de sacerdoce : non, le fonctionnaire n’a pas à se donner corps et âme à son service ; oui, un fonctionnaire doit pouvoir faire les mêmes choses de sa vie privée que les autres citoyens.

Il est décidément amusant de voir les fervents démocrates être les premiers à confondre allègrement « traditions », « usages » et « coutumes » avec « bien objectif ». Je constate qu’une fois de plus, tout royaliste que je sois, je suis plus attaché aux libertés fondamentales et à la protection de la vie privée que beaucoup de mes concitoyens.

La pudibonderie et le puritanisme reviennent au galop. Il y a là un véritable danger. Pour ma part, je suis assez content, du point de vue sexuel (et du point de vue des « mœurs » de manière générale) de vivre dans la société un peu libérée. C’est un des rares avantages que je reconnais à mon époque. Si vous y tenez aussi, il serait temps de se bouger un peu (le cul) pour le défendre.



[1] Bien sûr, si on affirme que ces concepts sont purement relatifs, et ne reposent sur aucun absolu, la loi n’est plus rien d’autre qu’un moyen variable de vivre ensemble et d’empêcher les plus forts d’écraser les plus faibles. Mais elle perd alors toute légitimité, car au nom de quoi, s’il n’y a pas d’absolu, empêcher les plus forts d’écraser les plus faibles ?

[2] On va me dire que la morale évolue. En fait, ce n’est pas le Bien et le mal qui changent, mais seulement la compréhension que nous en avons. L’esclavage était objectivement aussi mauvais il y a 2500 ans qu’aujourd’hui ; mais les Grecs n’en avaient pas conscience.