samedi 1 février 2014

Stéréotypes de genre : les masques tombent


Dans un précédent billet, je critiquais le combat contre la prétendue « théorie du genre », et je soulignais à quel point cette lutte relevait avant tout de la préservation forcenée de stéréotypes dépassés. Ce que je n’avais pas vu venir, en revanche, c’est que six mois plus tard, la Manif pour tous assumerait la défense de stéréotypes.

Pour moi, c’était une évidence : les stéréotypes, les préjugés, les clichés sont des choses à combattre. Selon mon ami le Robert, un stéréotype est une « opinion toute faite, réduisant les singularités » ; synonyme : « cliché, lieu commun ». « Opinion toute faite », ça veut dire quelque chose qui n’a pas été pensé, réfléchi, qui est se présente comme une évidence. Comment peut-on défendre de ne pas réfléchir, de ne pas penser, d’accepter sans discuter les évidences que nous proposent la tradition, le passé ou l’habitude ? « Réduisant les singularités », ça veut dire simpliste, qui fait des généralisations abusives et ne perçoit pas les nuances et la complexité de la réalité. Comment peut-on défendre une vision simpliste des choses ? Comment peut-on refuser consciemment de voir les nuances et la complexité du réel ? Qu’on soit incapable de les voir, passe encore ; qu’on ait les yeux fermés, pourquoi pas ; mais comment peut-on dire : « non non, je ne veux pas les ouvrir, je veux rester dans mon univers binaire » ?

Bref, il me semblait absolument établi qu’un stéréotype était quelque chose contre quoi il fallait lutter. Mais, à ma stupéfaction, je dois bien reconnaître que ce n’est pas l’avis de Ludovine de la Rochère, de Béatrice Bourges et de leurs partisans : eux défendent les stéréotypes. Prenons cette affiche :


Quand je l’ai vue pour la première fois, j’ai cru à un canular bien fait. Je me suis dit que des adversaires de la Manif pour tous avaient retourné leurs affiches contre eux, en transformant les classiques « défense de la famille », « défense des enfants » et « défense de la différence et de la complémentarité des sexes » en une défense affichée des stéréotypes de genre. Pas un instant je ne me suis dit qu’elle pouvait être authentique, et il a fallu qu’on m’oriente sur leur site Internet pour que je me rende à l’évidence : ils étaient bien tombé aussi bas.

L’affiche n’est pas isolée, d’ailleurs. En voici une autre :


N’étaient les couleurs, on pourrait croire à une protestation (incongrue) contre l’enseignement de la décroissance dans les écoles. Avec les couleurs et quelques souvenirs de biologie, on comprend que l’escargot est hermaphrodite (à la fois mâle et femelle), et donc la représentation par excellence du Mal et du Péché (amis décroissants, une raison de plus de ne pas le choisir comme emblème). Et puis c’est vrai qu’un escargot gros comme ça, façon passage par Tchernobyl et Fukushima, ce serait un brin flippant dans une maternelle, même pour un fervent partisan de la loi Taubira comme moi.

Certains ont astucieusement détourné ces affiches ; j’ai particulièrement aimé cette parodie :


Mais j’ai le sentiment que ça ne suffit pas. Certains pourraient, après tout, être tentés de suivre le raisonnement des opposants à la prétendue théorie du genre : inutile de lutter activement contre ces stéréotypes, laissons les enfants faire leurs choix. Laissons les petits garçons jouer à la poupée si vraiment ils le demandent, mais n’allons surtout pas leur dire explicitement qu’ils peuvent le demander, que ça ne pose aucun problème et qu’ils ne seront pas moins des garçons pour autant. D’autant plus que la différence des sexes est une réalité biologique qu’il serait absurde de nier. Je le redis ici haut et fort : oui, il y a des hommes et des femmes. Ils sont biologiquement différents : leurs corps ne sont pas exactement semblables. Je ne nie pas cette différence ; bien au contraire, je la réaffirme.

Pourquoi, alors, est-il absolument nécessaire de lutter contre les stéréotypes de genre ? D’abord parce que les stéréotypes ne disparaissent que comme cela. Le temps, seul, ne fait rien à l’affaire. Ce n’est pas en laissant simplement les gens « faire leurs choix » qu’on a commencé à faire reculer l’idée que les Noirs avaient naturellement le rythme dans la peau et moins d’aptitudes que les Blancs à la réflexion abstraite : c’est en éduquant activement, positivement les gens, et en premier lieu les enfants, à l’idée que tous les hommes, quelle que soit leur couleur de peau, étaient semblables, et que les différences entre les peuples étaient culturelles et non pas biologiques, acquises et non pas innées. Il a fallu toute la puissance de l’école et des médias, aidés par les discours de chercheurs, de penseurs, de scientifiques.

Il en ira de même avec l’idée que les femmes sont naturellement douces, aimantes et attirées par le rose et les études littéraires, et les hommes naturellement durs, compétitifs et attirés par le bleu et les études scientifiques : si on laisse simplement les enfants « faire leurs choix », les choix en question se borneront à la répétition de l’existant, à l’imitation de ce qu’ils voient autour d’eux, et les stéréotypes ne disparaîtront jamais. Ceux qui demandent qu’on ne lutte pas activement contre le savent d’ailleurs très bien, et c’est précisément ce qu’ils recherchent.

Une deuxième raison de lutter activement contre les stéréotypes de genre, c’est qu’ils ont des conséquences concrètes et néfastes : ils limitent les possibilités qu’ont les gens de se réaliser pleinement, d’exprimer leur potentiel. Combien sont passés à côté de leur vocation, de leurs vrais plaisirs, de ce qui leur aurait vraiment plu, simplement pour se conformer à ce qu’on attendait d’eux ? Combien doivent afficher un caractère qui n’est pas le leur, se forger une image publique qui n’a rien à voir avec ce qu’ils sont vraiment, sous peine d’être moqués et rejetés ? Les stéréotypes de genre n’apportent strictement rien, mais ils nous retirent beaucoup : n’est-ce pas une raison suffisante pour chercher à les détruire ?

Enfin, la dernière raison, c’est que ce n’est pas parce que quelque chose est réel qu’il est sain d’insister dessus. En toutes choses, il faut savoir faire preuve de mesure et de pondération. La différence des sexes est réelle ; mais les stéréotypes de genre ne font pas que reconnaître cette réalité : ils la soulignent, ils insistent dessus, ils ne permettent jamais de l’oublier. Pourquoi n’est-ce pas sain ? Parce que, contrairement à ce que prétendent les militants de la Manif pour tous ou du Jour de la colère, la différence des sexes n’est pas menacée d’oubli : un garçon ne risque pas de croire qu’il est une fille. Contrairement à ce qu’ils semblent croire (faut vraiment ne rien y connaître…), un homme homosexuel ne se sent que très rarement de genre féminin : il se sent homme et attiré par les hommes, voilà tout.

C’est donc tout le contraire : rien n’indique qu’on ne pense pas assez à la différence des sexes ; tout indique qu’on y pense trop. Les différences salariales entre hommes et femmes, la proportion des femmes dans les assemblées politiques ou les conseils d’administration des grandes entreprises, tout crie que beaucoup de gens considèrent les femmes comme inférieures aux hommes. Oui, la différence des sexes est une réalité biologique. Mais la différence des couleurs de peau aussi en est une. Il faut le reconnaître, mais insister dessus est malsain et dangereux. Une école qui attribuerait des étiquettes blanches aux enfants blancs et des étiquettes noires aux enfants noirs ne ferait rien d’autre que se conformer à une différence biologique réelle, immédiatement constatable ; mais elle serait immédiatement (et à juste titre) pointée du doigt, parce qu’en insistant sans nécessité sur cette réalité, elle prendrait le risque de voir les enfants se mettre à lui accorder une importance qu’elle n’a pas. Si les stéréotypes de genre doivent être détruits, c’est peut-être avant tout pour cela : parce qu’ils insistent dangereusement sur une réalité qui ne devrait être que de peu de conséquence.

La première des vérités, c’est la hiérarchie des vérités. Le mal ne réside pas seulement dans le mensonge ; il réside aussi, bien plus subtilement, dans une fausse vision de cette hiérarchie. Donner à une vérité une importance qu’elle n’a pas, en tirer abusivement des conséquences qui ne découlent pas réellement d’elle, c’est déjà être dans l’erreur.

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