dimanche 25 mai 2014

La journée de la gifle


Je comprends pourquoi le PS et EELV voulaient faire interdire la fessée avant les élections européennes : ils espéraient échapper à la volée de bois vert qu’ils viennent de prendre sur les doigts ! Pour être raté, c’est raté.

Il y a deux types de soirées électorales : celles qui me donneront raison dans les années à venir (parce que les espoirs nés des élections ne pourront qu’être déçus), et celles qui me donnent raison tout de suite (parce que les gens votent comme des cons). C’est pour ça que j’aime tellement les soirées électorales. Là, clairement, on est dans la seconde catégorie. Quelle gifle ! Quelle dérouillée ! Je n’ai pas la télé, mais il y a des gens sur les plateaux qui doivent tirer la gueule comme si on leur avait annoncé une mutation aux Kerguelen.

La gifle se voit d’abord, bien rouge, sur la joue de la gauche. 33,5% estimés, et encore, pour parvenir à ce piètre résultat, il faut bien tasser ensemble le PS, les Verts, le Front de gauche, Nouvelle Donne, et on ne compte même pas ceux qui sont encore plus à gauche que le FdG, il faut un microscope électronique pour apercevoir leur score. Avec ses 25%, le Front National pèse en 2014 d’un poids comparable (plus faible, certes, mais dans le même ordre de grandeur) que toute la gauche française. Ça doit piquer.

Au sein de la gauche, il faut cependant faire des distinctions. Je trouve que pour le PS, ce n’est pas si catastrophique, honnêtement. Bon, ils ne sont pas très loin de leur plus bas historique, mais les élections intermédiaires sont toujours difficiles pour les partis au pouvoir, surtout en période de crise. À mon sens, leur score est moins honteux que celui d’autres partis.

Les Verts ou le Front de Gauche, par exemple. Les premiers divisent par deux leur score des élections européennes de 2009. On s’en doutait bien, mais ça, ça craint, pour le coup. Eux peuvent vraiment aller se cacher. Comme pour le Front de Gauche, leur faible score (inférieur à 10%, même les guignols du centre font moins mal !) confirme que les Français ne les prennent pas au sérieux, ne les considèrent pas comme un modèle de société viable, comme une alternative crédible à la Crise que nous traversons. La claque est donc à mon sens pour eux plus que pour le PS : Mélenchon, pour passer devant les socialos, pour l’hégémonie du FdG sur la gauche, on repassera, hein.

Mais en ce qui concerne les partis, la gifle la plus forte, finalement, est, je trouve, pour l’UMP. Parce qu’autant il est normal que le parti au pouvoir soit désavoué aux élections intermédiaires, autant il est naturel que les voix de l’essentiel des mécontents soient récupérées par l’autre grand parti de gouvernement. Que cet autre parti, en l’occurrence l’UMP, échoue dans cette mission simple et laisse les mécontents filer, pour l’essentiel, au FN, voilà qui est vraiment très intéressant. Le peuple dérive sans s’arrêter vers une droite de plus en plus radicale. Je dirais bien « je vous l’avais bien dit », mais il y a des fois où on aimerait ne pas avoir autant raison.

Alors qui gagne, finalement ? Marine Le Pen ? Sans doute. Elle a tout compris, elle sait comment fonctionne le système et elle en joue à fond. Dernièrement, je voyais, affligé, des amis partager fébrilement sur Facebook des vidéos de débats entre Mme. Le Pen et diverses personnalités, avec des commentaires du style « mouahaha, comment elle se fait laminer par machin, la Marine ! » ou « comment il a trop démonté son argumentaire sur la sortie de l’euro ! » ; et je me disais : mes pauvres amis, mais vous n’avez rien compris, vous, pour le coup. Ce n’est pas à coup d’arguments, ce n’est pas avec la raison qu’on gagne une élection. Toutes les études de sciences sociales sur le sujet le montrent : les gens votent d’abord à l’émotion, sur ce qu’on leur fait ressentir, et ensuite sur une variété de facteurs comme le physique des candidats. Les idées politiques, croyez-le ou non, arrivent après le physique des candidats ! Donc Marine s’en fout, de se faire laminer dans un débat télé sur la question de savoir s’il faut ou non sortir de l’euro : elle se fait laminer, et elle gagne les élections, et ceux qui l’ont laminée les perdent. C’est aussi simple que cela.

Du coup, j’ai envie de dire que la vraie perdante de ces élections, c’est quand même la démocratie. Plus que jamais, les partisans de ce système (enfin, ceux qui ne votent pas FN, bien sûr) sont face à leurs contradiction : si vraiment le peuple est souverain, si vraiment il est mûr pour décider, si vraiment il a la compétence pour prendre des décisions politiques qui engagent l’avenir du pays et du continent, alors pourquoi ces cris, ces pleurs et ces grincements de dents ? On ne peut même pas se réfugier derrière le taux d’abstention, qui prouve que la plupart des gens ne sont tout simplement pas assez intéressés par la politique pour se déplacer, ou n’ont pas compris que, de nos jours, tout se joue de plus en plus à Bruxelles, pas à Paris. Et dans ces conditions, quelle pourrait être leur légitimité à décider ?

Ouvrez un peu les yeux ! C’est ça, le peuple, pas le peuple idéal de vos fantasmes ! Pliez-vous donc au choix du peuple ! Vous vouliez qu’il décide ? Eh bien voilà, il décide ! De quoi vous plaignez-vous ? Du fait qu’il ne fait pas le même choix que vous ? Eh ! singulière conception de la démocratie.

Allez, soyons bravache jusqu’au bout : puisque le grand perdant de ces élections, c’est le système démocratique dont la preuve est faite qu’il conduit droit au gouffre dictatorial ou totalitaire, alors la grande gagnante de cette journée, ce n’est pas Marine Le Pen : c’est Tol Ardor.

lundi 12 mai 2014

Conchita Wurst ou le triomphe des valeurs chrétiennes


Le triomphe de la drag-queen autrichienne Conchita Wurst à l’Eurovision 2014 ne fait pas que des heureux. La blogosphère catho-tradi se déchaîne, Boutin en tête : elle a un « malaise » (encore un malaise !) devant cette « image d’une société en perte de repères niant la réalité de la nature humaine », et elle ajoute son cri du cœur : « non à cette Europe-là ! » La hiérarchie russe entonne le même air d’une Europe corrompue et décadente dont le mariage gay serait l’abject symbole. Un porte-parole de l’Église orthodoxe russe a ainsi déclaré que la victoire du travesti représentait « encore un pas vers le rejet de l’identité chrétienne de la culture européenne ».

Et personne ne bronche. On assiste donc au retour de cette opposition qui tend à se figer dans le marbre depuis les débats autour de la loi Taubira, avec d’un côté les catholiques – qui se voient eux-mêmes comme le dernier rempart de la Loi Naturelle contre la décadence, et que tous les autres voient comme des réacs coincés et opposés au moindre écart par rapport aux normes liées au genre et à la sexualité –, et de l’autre les non-catholiques, qui se voient comme l’incarnation du Progrès, et que les catholiques voient comme l’incarnation du Péché.

Cette dichotomie est avant tout complètement fausse : de nombreux catholiques n’ont absolument rien contre l’homosexualité ou les études de genre, et de nombreux réacs n’ont pas besoin d’être catholiques pour être homophobes. Mais surtout, son installation dans les mentalités est une catastrophe pour tout le monde.

Pour l’Église d’abord, qui apparaît aux yeux de l’immense majorité de nos concitoyens comme une gigantesque machine conservatrice, une force d’inertie qui n’aurait plus pour seul but que de conserver les choses plus ou moins en l’état (voire, si possible, de revenir en arrière). L’Église catholique voit aujourd’hui son image immensément abîmée ; elle ne suscite plus seulement l’indifférence : elle suscite le mépris, la haine et un très fort rejet. Les évêques et, plus encore je crois, les fidèles, n’en ont pas pleinement pris la mesure. Certains reconnaissent cet état de choses mais s’y résolvent, se disant que c’est le prix à payer pour tenir un discours de vérité (ne se remettant jamais en question pour se demander si, vraiment, leur discours est bien celui de la vérité). D’autres s’y complaisent, se voyant déjà en dignes héritiers des martyrs des premiers siècles, sacrifiés aux griffes et aux crocs des lions du « lobby LGBT » (tout ça parce qu’ils se sont pris trois insultes sur Facebook ! franchement…). Presque tous se disent que « ce n’est pas si grave » et que « ça va passer ».

Non, ça ne va pas passer ; et si, c’est grave. L’Église a pour mission essentielle d’annoncer au monde la bonne nouvelle de l’Amour de Dieu. Elle ne peut pas le faire si elle est l’objet d’un rejet de plus en plus universel qui la rend absolument inaudible. Bien sûr, je ne prétends pas que la Vérité soit relative, ni qu’il faille transiger avec elle pour plaire au bon peuple. Il ne s’agit pas de faire la danse des sept voiles ; nous ne sommes pas dans une compétition électorale. Mais l’Église ne peut pas non plus faire complètement l’économie d’une réflexion sur l’image qu’elle renvoie dans l’opinion publique ni sur les nécessités bassement politiques et matérielles. Elle doit d’abord être platonicienne, d’accord, mais cela ne veut pas dire qu’elle puisse se permettre d’oublier totalement Machiavel. Le minimum, quand une de ses positions la fait voir très majoritairement comme attardée, c’est donc de s’interroger sur le bien-fondé de ladite position.

Mais la catastrophe est aussi, bien qu’on s’en rende encore moins compte, pour le reste de la société. Car en faisant de l’Église catholique et, par une extension injustifiée, du christianisme, l’ennemi universel du genre humain, elle se prive de l’essentiel de son message. Or, le christianisme a, plus que jamais, quelque chose à dire au monde et aux hommes. Le fond du message chrétien, c’est l’Amour : l’amour de soi-même, l’amour des autres, l’amour de Dieu et du Bien. Que ce message ait été obscurci, voire perverti, corrompu, au cours des siècles, par l’institution humaine qu’est l’Église visible, incarnée, n’enlève rien à sa force première, ni à sa nécessité. Dans une société qui privilégie de plus en plus les rapports de force, l’exploitation des uns par les autres, la course au profit au détriment de la nature comme des rapports humains, le message chrétien – le véritable message chrétien – est plus que jamais d’actualité.

Et en ce sens, je n’hésite pas à le dire : la victoire de Conchita Wurst à l’Eurovision n’est pas la négation des racines chrétiennes de l’Europe ; bien au contraire, elle en est l’expression. Pas seulement parce que cet homme, c’est Jésus avec du mascara : plus profondément, parce que le respect et l’amour de l’autre, y compris dans sa différence, sont des valeurs profondément chrétiennes. Ne pas se contenter de tolérer la différence ; aimer véritablement la différence, apprécier la différence en tant que telle – aussi longtemps, bien sûr, qu’elle ne fait de mal à personne –, c’est aussi cela, le véritable christianisme.

Je ne prétends bien sûr pas que les droits de l’homme ou les valeurs de tolérance et de respect seraient uniquement dues au christianisme ; mais ce n’est pas non plus un hasard s’ils sont apparus et se sont développés, sans doute plus que partout ailleurs, dans la civilisation occidentale chrétienne. Des gens comme Voltaire ou Marx écrivaient contre l’expression institutionnelle du christianisme de leur temps ; mais ils étaient aussi, en un sens, de purs produits du christianisme véritable.

Plus que jamais, il est nécessaire que les chrétiens et les catholiques en « rupture de dogme » avec les institutions auxquelles ils appartiennent s’organisent et fassent entendre leur voix. Pour ne pas laisser s’installer une opposition à laquelle nous avons tous beaucoup à perdre.

samedi 10 mai 2014

Statut de l'animal : un changement toujours aussi nécessaire


Il y a quelques semaines, on a assisté à une certaine agitation autour d’une évolution supposée du droit français : enfin, le Code civil faisait passer les animaux du statut de « biens meubles » à celui « d’êtres vivants doués de sensibilité ». À l’heure où le tribunal de Versailles (ok, c’est Versailles, mais quand même, ça n’excuse pas tout) a condamné des opposants à la chasse à courre pour « violences en réunion » alors qu’ils avaient seulement perturbé une chasse sans la moindre violence (comme m’a dit un ami : « oui, mais il y avait réunion ! »), la première réaction est de se dire qu’il était temps.

Mais est-ce si sûr ? Sur son blog, Maître Eolas a publié un billet drôle et éclairant dans lequel il montrait qu’en réalité rien n’avait changé. Dans Le Monde, un entretien avec Jean-Marc Neumann, juriste, fondateur du blog Animal et Droit et vice-président de la Fondation Droit Animal, éthique et science, a souligné à peu près la même chose.

Que disaient ces éminents juristes ? Que le changement du Code civil était avant tout symbolique ; qu’en droit français, il n’existait que deux catégories, les personnes et les biens ; que n’étant pas des personnes, les animaux restaient considérés comme des biens ; que comme ils se peuvent transporter d’un lieu à un autre, ils restent des biens meubles ; que le Code civil change en effet pour leur reconnaître le statut d’êtres vivants sensibles, mais que cette caractéristique leur était déjà reconnue par d’autres textes depuis longtemps (ainsi, vous risquez la prison si vous blessez intentionnellement votre chat, alors que vous ne risquez rien si vous cassez intentionnellement votre chaise). Bref, que rien n’avait changé.

Est-ce à dire que rien n’aurait dû changer, que rien ne devrait changer ? Certainement pas. Le problème de la démarche juridique – et c’est particulièrement visible dans le billet de Maître Eolas –, c’est qu’elle se contente trop souvent de décrire et d’analyser le droit tel qu’il est, de réfléchir en fonction de l’état actuel du droit, comme si rien ne pouvait ou ne devait évoluer.

Maître Eolas nous dit ainsi qu’on est forcément soit une personne (physique ou morale), soit un bien, et que les animaux, n’étant pas des personnes, ne peuvent être que des biens. Or, c’est à mon avis précisément là que le bât blesse. C’est le statut même de l’animal qui doit changer, parce que ce n’est qu’ainsi que changera notre représentation du monde, la vision que nous avons des animaux et du rapport que nous devons entretenir avec eux.

Il convient d’abord de se demander à quelle vision des choses on veut parvenir, quelle idéologie on veut propager. Pour ma part, je suis biocentriste et antispéciste, c’est-à-dire que je considère que tous les êtres vivants (les hommes, les autres animaux, mais aussi les plantes) ont la même valeur morale intrinsèque et la même dignité. Ce qui ne signifie pas que tous aient exactement les mêmes droits : les hommes ont droit à la liberté d’expression ; une poule ne s’exprimant pas, il n’y aurait aucun sens à lui reconnaître ce droit (de la même manière qu’un enfant de quatre ans n’a pas le droit de voter, sans que cela change rien à sa dignité et à sa valeur morale intrinsèque). De même, pour des raisons exposées ailleurs (ici ou ), je considère aussi que nous avons le droit de tuer des êtres vivants pour nous nourrir, nous vêtir, nous loger, nous défendre.

Si donc je me demande comme promouvoir cette vision biocentriste des choses, il me semble clair que cela passe aussi par la loi. La loi procède toujours en partie d’une évolution des représentations déjà engagée et qu’elle valide a posteriori ; mais inversement, elle contribue toujours elle aussi à l’évolution des mentalités. De même que la loi Taubira va banaliser l’homosexualité et faire reculer l’homophobie, de même que la suppression de la peine de mort par Mitterrand a contribué à faire voir cette pratique comme barbare, il faut aujourd’hui changer le statut légal des êtres vivants non humains pour faire évoluer les mentalités.

Comment ? Il est illusoire de croire que nous allons accorder une dignité intrinsèque et des droits d’un coup à tous les êtres vivants. Les Occidentaux avaient déjà eu beaucoup de mal à accepter que les peuples qui habitaient le continent américain avant leur arrivée fussent pleinement humains ; après cette première étape, il leur a fallu des siècles pour accorder la même dignité aux natifs de l’Afrique noire. De même, il faut commencer par accorder des droits aux animaux avant d’aller plus loin et de reconnaître que les plantes ont une vie et donc des droits – même si le fait de ne probablement pas ressentir la souffrance implique qu’elles n’ont pas les mêmes droits que les animaux ; là encore, à capacités différentes, droits différents.

Concrètement, quel statut leur accorder ? Je ne pense pas qu’il faille en l’état leur accorder le statut de personnes ; cela poserait trop de problèmes juridiques. Deux pistes s’offrent donc à nous.

La première consisterait à diviser les choses en deux catégories, non plus les personnes et les biens, mais les organismes et les biens, les personnes (physiques, donc humaines, ou morales) devenant une subdivision de la première catégorie (celle des organismes, suivez un peu, bordel !). La seconde consisterait à conserver la division entre personnes et biens, mais en ajoutant une troisième catégorie entre les deux : les êtres vivants non humains.

Même si la première voie a clairement ma préférence, le résultat serait au fond assez proche. Le nouveau statut des animaux (et, à terme, des êtres vivants en général) pourrait se résumer en cinq points :

1/ Les êtres vivants non humains sont dotés d’une dignité et d’une valeur morale intrinsèques reconnues par le droit ;

2/ Les êtres vivants non humains sont à la fois objets de droit et sujets de droit ;

3/ Un être vivant non humain ne peut être possédé, ni être considéré comme un bien ou une propriété ;

4/ Il peut en revanche être placé sous la responsabilité d’une personne, cette dernière en retirant à la fois des devoirs et des droits (ainsi, le responsable d’une vache a le devoir de bien la traiter, et le droit de traire son lait ou de l’abattre pour sa viande) ;

5/ Tous les êtres vivants non humains ont des droits ; certains de ces droits sont communs à tous les êtres vivants, d’autres sont spécifiques à certaines espèces en fonction de leurs capacités et des leurs caractéristiques biologiques.

En arriver là sera difficile ; il faut donc procéder par étape. La proposition de loi du professeur Jean-Pierre Marguénaud, soutenue par Tol Ardor, va dans le bon sens, même si elle ne règle pas tout, loin s’en faut. La Déclaration ardorienne des droits des êtres vivants cherche aussi à aller dans cette direction. Mais un réel danger nous guette : les coups de bluff des parlementaires tels que celui que nous venons d’essuyer. Le monde de la protection animale doit se montrer particulièrement vigilant pour ne pas se satisfaire de ce genre de coup d’épée dans l’eau, sans quoi il risque fort de tomber dans l’inaction. Les divisions dont il est victime ne le poussent déjà que trop sur cette funeste pente.

vendredi 9 mai 2014

Éduquer le peuple, est-ce la solution ?


À côté de l’origine de la vie, des causes du Big Bang et du succès de Keen’V, un des grands mystères de l’existence, pour moi, c’est que les gens continuent de croire en la démocratie. Qu’ils voient ce que ça donne aujourd’hui, et depuis 70 ans en fait, et qu’ils s’imaginent que demain ça donnera quelque chose de mieux ; qu’ils voient comment les gens votent et qu’ils croient sincèrement que demain ils voteront moins stupidement ; bref, pour reprendre les mots de Charles Péguy dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu, « que ces pauvres enfants voient comme tout ça se passe et qu’ils croient que demain ça ira mieux, […] ça c’est étonnant […] et j’en suis étonné moi-même ».

Aussi, régulièrement, je discute avec les fidèles de cette religion contemporaine, avec ceux qui ont la Foi et l’Espérance dans ce système. Et régulièrement, un argument leur revient à la bouche : « mais il suffit d’éduquer le peuple. Pour l’instant il vote Front national et Copé et Sarko parce qu’il n’est pas bien éduqué, mais quand il sera éduqué tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ».

Cet argument m’a toujours laissé fort perplexe. Déjà, je n’ai jamais pu me défaire de l’impression que dans leur tête, « éduquer le peuple », ça voulait dire « lui apprendre à penser comme moi » ; autrement dit, que les démocrates refusaient de se plier à l’avis majoritaire aussi longtemps qu’il ne coïncidait pas avec le leur. Si ceux qui votent Mélenchon sont vraiment démocrates, que n’acceptent-ils Sarkozy quand la démocratie a porté Sarkozy au pouvoir ? Dans ce cas, à quoi rime d’être démocrate ? C’est le même système que ce que je propose, l’hypocrisie en plus.

Mais il y a plus fondamental. Une première raison, assez évidente : je doute, tout bêtement, de la possibilité même d’éduquer l’ensemble, ou même la majorité, du peuple. Si on résume, gouverner nécessite trois choses :

1/ Avant tout, le plus important (merci Platon) : une connaissance, une compréhension de ce qui est bien et de ce qui est mal. Par exemple, il faut savoir, sentir, comprendre, accepter pleinement que même le pire des criminels a le droit à une défense et à un procès équitable et impartial. Ou que la liberté d’expression ne peut être limitée que de manière très restreinte. Ou que nous avons le devoir de prendre en considération l’intérêt de nos descendants, ou des autres espèces vivantes. Ça peut sembler tout bête, mais c’est loin d’être simple. En tant qu’enseignant, je suis bien placé pour en témoigner, et je l’ai dit sur ce blog à plusieurs reprises (ici ou ) : beaucoup de gens seraient tout disposés à ne pas accorder d’avocat aux pédophiles lors de leurs procès, ou à interdire toute critique de l’islam. Bref, pour gouverner, il faut d’abord connaître le devoir-être, et pour beaucoup, c’est pas gagné.

2/ Ensuite, très important aussi (merci Machiavel), une solide connaissance et compréhension de la manière dont fonctionnent les hommes et la société. Il faut comprendre les ressorts qui font que des hommes agissent ou n’agissent pas, ce qu’une société peut ou ne peut pas endurer ; il faut savoir selon quels schémas les sociétés peuvent évoluer ou comment un individu a le plus de chances de réagir à une situation donnée ; il faut comprendre les structures sociales et la psychologie humaine. Là encore, pour beaucoup, c’est loin d’être facile.

3/ Enfin (c’est le moins fondamental, mais en réalité c’est essentiel aussi), il faut être informé de l’état du monde. On ne peut pas prétendre gouverner aujourd’hui sans avoir une compréhension, pas forcément très poussée, mais tout de même solide, des mécanismes à l’œuvre dans le réchauffement climatique, des conséquences de ce phénomène, du rapport de force entre les grandes puissances, des principaux risques liés à la réduction de la biodiversité, des mécanismes déflationnistes ou inflationnistes de l’économie contemporaine, etc. Cette information implique également une solide culture générale, en sciences sociales mais aussi en sciences exactes et en art.

On ne peut pas gouverner sans une maîtrise de ces trois points. Il est déjà extrêmement difficile de les inculquer à quelques individus : nos dirigeants politiques et économiques, par exemple, ne maîtrisent absolument pas les plus essentiels. Alors à toute la population, franchement, j’ai des doutes. On a beau critiquer l’école, elle a beau avoir une grosse marge de progression, elle enseigne. Elle forme des médecins, des ingénieurs, des artisans, des commerçants, des agriculteurs, des artistes, des enseignants, des juges, preuve qu’elle n’est pas si nulle.

Visiblement, elle échoue à former des dirigeants. Peut-elle progresser ? Sans doute. Peut-elle rendre le monde et les individus meilleurs ? J’y crois, sinon je ne ferais pas ce métier. Mais peut-elle faire que tout le monde soit apte à diriger ? Pour voir passer une grosse centaine d’élèves par an, franchement, j’en doute.

Mais à la rigueur, passons. C’est une question de foi, et je sais qu’on ne combat pas la foi par des arguments rationnels. Si certains s’imaginent que tout le monde peut être éduqué, que tout le monde peut devenir apte à diriger un pays, je sais que toute la raison et toute l’expérience du monde n’y feront rien.

Mais il y a un autre argument, et celui-là me semble plus difficilement parable. Il faut éduquer le peuple ? C’est donc qu’il n’est pas éduqué. Il n’est pas éduqué ? C’est donc qu’il ne doit pas avoir le pouvoir. À la rigueur, on pourra instaurer une démocratie quand le peuple sera éduqué ; en attendant, proposez ce que vous voudrez, mais ne proposez pas de laisser le pouvoir au peuple, ou alors vous proposez de laisser le pouvoir à des gens dont vous reconnaissez l’absence de compétence.

On me répond que, si le peuple ne pratique pas le pouvoir, il n’apprendra jamais. C’est en forgeant qu’on devient forgeron, c’est en prenant de mauvaises décisions qu’on apprend à prendre les bonnes. Je pourrais répondre que, depuis le temps qu’il le pratique, on pourrait espérer qu’il ait un peu plus appris.

Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est que la Crise que nous traversons est bien trop grave pour pouvoir laisser les gens se faire la main dessus. On ne peut pas se le permettre. Le réchauffement climatique, l’extinction massive des espèces vivantes, les pollutions en tous genres, la financiarisation de l’économie, le chômage de masse, l’explosion des inégalités, la montée de l’intolérance religieuse, les droits fondamentaux piétinés, il me semble absolument irresponsable, dément, de dire qu’on va laisser gérer tout ça par des gens dont on reconnaît qu’ils ne sont pas encore éduqués pour le faire, tout ça pour leur apprendre, éventuellement, à se former sur le tas.

C’est de notre avenir qu’il s’agit, de l’avenir de nos descendants et de l’avenir de la vie telle que nous la connaissons. Nous ne pouvons pas jouer aux apprentis sorciers et nous permettre un tel risque ; c’est un pari infiniment trop risqué.

En politique, je ne suis pas un dogmatique. Je ne suis pas opposé par principe à la démocratie. En 1791 ou en 1940 en France, il fallait être démocrate. En Afghanistan de nos jours, il faut être démocrate. À l’échelle locale, il faut être démocrate. Ce qui pose problème, ce sont justement les dogmatiques qui considèrent que la démocratie est forcément toujours, partout et à toutes les échelles la meilleure solution possible, ceux qui font de la démocratie un but en soi, alors qu’elle n’est jamais qu’un moyen. Non, aujourd’hui, dans les pays développés, la démocratie est une partie du problème, pas une partie de la solution.

mercredi 7 mai 2014

La porte de sortie de François Hollande


Les élections présidentielles sont parfois assez ennuyeuses. Celle de 2007 n’a pas été très rigolote. Une fois manquée la tentative de Bayrou d’arriver au second tour (seule et unique possibilité pour éviter l’élection de Sarkozy, comme la plupart de mes amis de gauche ne l’ont pas compris – mais comme Sarkozy l’avait bien compris, lui, l’acharnement qu’il a mis ensuite à le détruire en témoigne), le résultat final ne faisait plus le moindre doute. Pire encore en 2012, avec des résultats parfaitement prévisibles (et prévus). Aucune surprise, ni au premier tour, ni au second : Hollande a été un peu moins bien élu que prévu, mais il a été élu. J’étais content, mais ce n’était pas la gaudriole.

2017 pourrait nous amuser un peu plus. Au stade actuel, les pronostics sont assez difficiles à faire ; c’est pourquoi ils sont si rigolos.

Il y a en effet beaucoup de variables à prendre en compte. Tout le monde pense bien sûr au score du FN au premier tour. Vu l’état de déréliction de la vie politique française (et, en fait, mondiale), un passage au second est possible. Le ras-le-bol, le (manque de) bilan de l’équipe sortante, l’absence de foi populaire envers les « solutions » proposées par la gauche radicale, le pourquoi-ne-pas-les-essayer, le ils-ne-seront-pas-pires-que-les-autres, tout jouera en leur faveur.

Tout le monde pense aussi au candidat de la droite modérée. Copé, Fillon, Juppé, Sarkozy ? Un autre, qui ferait, d’une manière ou d’une autre, une ascension fulgurante d’ici deux ans (peu probable, mais jamais exclu) ? Beaucoup dépend de ça. Moi, par exemple, je voterais Fillon ou Juppé contre Le Pen, mais ni Copé, ni Sarkozy. J’assume : je n’irais pas voter du tout.

Mais la variable essentielle, à mon avis, n’est pas celle-là. Le plus important, c’est le candidat de la gauche modérée. J’ai l’impression que tout le monde prend pour acquis que Hollande se représentera ; or, c’est loin d’être une évidence. Quelques signes vont déjà dans le sens contraire.

D’abord, une petite phrase passée un peu inaperçue, où le Président liait le fait de se représenter à une décrue du chômage. Il affirmait, en substance, que si le chômage n’avait pas commencé à baisser en 2017, il n’avait aucune chance d’être réélu et aucune raison de se représenter. On peut comprendre cette phrase de plusieurs manières : il peut vouloir dire que l’échec de sa mission principale rendrait le fait de se représenter non pertinent ; ou alors, il peut vouloir dire que c’est le fait de n’avoir aucune chance de l’emporter qui rendrait le fait de se représenter non pertinent. De toute manière, comme le chômage n’a quasiment aucune chance de baisser d’ici-là (et ça, Hollande le sait très probablement), on peut penser qu’il prépare le terrain en fournissant dès aujourd’hui un motif de ne pas se représenter.

La raison est un autre argument dans ce sens. Hollande n’a en effet aucune chance d’être réélu sans une baisse du chômage. D’un point de vue collectif, il peut préférer faire gagner son camp sans lui que de le faire perdre avec lui. D’un point de vue personnel, il peut préférer une retraite honorable (« j’ai essayé, je n’ai pas pleinement réussi, j’ai fait mon temps, place aux jeunes ») à une défaite humiliante. Pourquoi s’infligerait-il ce qu’il a infligé à Sarkozy alors qu’il peut y échapper par une porte de sortie qui lui permettrait de garder la tête haute ? Pourquoi offrir à l’UMP (voire à Sarkozy, s’il est leur candidat) la revanche dont elle rêve ?

Enfin, il y a la nomination de Valls à Matignon. Tout le monde va répétant qu’ils se détestent, que le Président n’a pas eu le choix, qu’il espère qu’il va se griller à la fonction. Je n’en suis pas si sûr. Hollande est moins falot qu’il n’en a l’air. Il sait qu’avec la présidentialisation de la République, le Premier ministre peut de moins en moins servir de fusible : c’est le Président qui est, de plus en plus, personnellement exposé. Être Premier ministre est de moins en moins risqué : il n’y a qu’à voir la chute de popularité de Sarkozy, alors que Fillon se maintient passablement bien, pour s’en convaincre. Hollande pourrait bien, là encore, préparer le terrain au seul successeur dont il pense qu’il ait quelque chance d’emporter le morceau.

Et cette variable, c’est justement ce qui peut tout changer. Sauf miracle, Hollande perd en 2017 dans toutes les configurations : contre l’UMP, mais aussi, très probablement, contre Marine Le Pen. Mais avec Valls, ce n’est pas certain. Valls l’emporterait probablement face à Le Pen, et pourrait même l’emporter face à l’UMP. Les gens ne sont pas malins, et ils ont la mémoire courte : ils ne pardonneront pas à Hollande, mais ils peuvent exempter Valls de toute responsabilité pour la politique qu’il aura pourtant menée – de même qu’un récent sondage a révélé qu’ils voulaient à la fois plus d’intervention de l’État dans l’économie et plus de libéralisme (WTF ?).

Alors attendons. Attendons de voir comment les Lannisters, les Boltons et les Freys vont jouer cette prochaine manche du jeu des trônes. Mais n’oublions pas l’essentiel : tout ça, au fond, c’est l’écume, la surface, la superstructure. C’est amusant, parce que ça remue, ça bouge, ça trahit, ça complote, ça palabre, ça discoure, ça grandiloque, ça fait la guerre, ça fait la danse des sept voiles ; mais ce n’est pas très utile. Des trois partis qui peuvent emporter les élections, deux sont des conservateurs qui proposent de garder en place un Système qui ne marche pas, et le dernier est un radical qui propose de changer pour encore pire. Aucune solution ne sortira de là. Allons donc au théâtre ; allons nous régaler du spectacle de leur guerre, du sang de ces petits gladiateurs modernes. Mais entre deux représentations, n’oublions pas de faire de la politique. De la politique utile, je veux dire.

dimanche 4 mai 2014

Un enfant a-t-il droit à un père et une mère ?


Un des principaux arguments déployés par les opposants à la loi Taubira (lors du débat de 2012-2013, mais aussi, aujourd’hui encore, par ceux qui réclament son abrogation) est le prétendu droit des enfants à avoir un père et une mère, droit qui leur serait dénié par la possibilité d’adopter accordée aux couples de même sexe.

Un droit, vraiment ? Un droit non respecté implique réparation. J’ai droit à la liberté d’expression : si quelqu’un prétend me dénier ce droit, ou m’en prive par force, je peux avoir recours à la force de la loi, soutenue par la justice et la police, pour faire rétablir mon droit. Si, sur ce blog, je publie des caricatures de Muhammad, et que, en représailles, un hacker le pirate, je peux porter plainte. J’ai droit à la liberté d’opinion ; si on prétend me convertir par la force à une religion qui n’est pas la mienne, ou si on prétend me faire abandonner ma religion, je peux porter plainte contre mon agresseur, et il sera condamné, de sorte que je jouisse à nouveau de mon droit, de mes libertés.

Si donc un enfant avait « droit » à un père et une mère, alors un enfant privé de ce droit – concrètement, un enfant qui n’aurait pas, ou n’aurait plus, un père et une mère – serait fondé à demander réparation devant la justice. Ainsi, un enfant qui aurait perdu l’un de ses parents devrait logiquement être placé dans une famille d’accueil qui lui assurerait d’avoir de nouveau un père et une mère. De même, un enfant dont les parents divorceraient ne pourrait pas être placé à la garde de l’un d’entre eux, mais devrait obligatoirement être placé, au minimum, en garde alternée.

On va dire que je raisonne par l’absurde. Sans doute ; mais je ne fais que pousser à bout la logique des adversaires de la loi Taubira pour en montrer le caractère fallacieux. La conclusion s’impose d’elle-même : avoir un père et une mère est peut-être une chance ; mais ce n’est certainement pas un droit.

On va maintenant me rétorquer : mais justement, si avoir un père et une mère est une chance, alors il faut offrir cette chance aux enfants adoptés ! Sans doute, on ne peut que vouloir le meilleur pour les enfants, et c’est à eux qu’il faut penser en priorité.

Certes. Mais d’une part, il n’est pas prouvé qu’il soit objectivement meilleur pour un enfant d’avoir un père et une mère que deux pères ou deux mères. Personnellement, je ne le crois pas. Cela étant, ne nous engageons pas sur cette pente : admettons, pour les besoins de la cause, qu’il soit meilleur pour un enfant d’avoir un père et une mère que deux pères ou deux mères. Là encore, c’est le raisonnement par l’absurde qui va nous aider à y voir plus clair.

Si on dit que c’est là ce qu’il y a de meilleur pour les enfants, alors il va falloir, sur cette base, interdire aux personnes seules d’adopter. Personnellement, je ne suis pas pour : je crois qu’un homme ou une femme seul peut parfaitement adopter et élever un enfant, et le rendre tout à fait heureux ; je ne vois donc pas de raison d’interdire ce cas de figure.

Mais je sais que certains de mes adversaires sont prêts à aller jusque-là. Alors allons-y ; mais là encore, allons-y à fond. On veut le meilleur, et seulement le meilleur, pour les enfants ? Il est évident qu’il est meilleur pour un enfant d’être élevé par une famille riche et cultivée du XVIIe arrondissement que par une famille pauvre de Bobigny dont un des parents serait chômeur et qui n’aurait jamais mis les pieds dans un musée. Veut-on toujours le meilleur pour les enfants ? Alors il faut faire adopter en priorité les familles riches et cultivées, et ne permettre aux autres d’adopter qu’en tout dernier recours.

Abject, non ? En effet. Et pourquoi ? Pourquoi sentez-vous que cette idée est abjecte, alors qu’à l’évidence elle est rationnellement exacte ? Parce qu’au fond, on sait que le meilleur pour un enfant, ce n’est pas d’être élevé par une famille riche et cultivée, ni d’avoir un père et une mère ; l’essentiel pour un enfant, c’est d’être aimé. Il vaut infiniment mieux être élevé par une femme seule, ou par un couple d’hommes, ou par un homme et une femme pauvres et qui ne vont jamais au musée, s’ils vous aiment et sont présents pour vous, que par un homme et une femme riches et cultivés mais qui ne s’occupent pas vraiment de leurs enfants, ou qui se déchirent devant eux, ou qui les considèrent comme des défouloirs, comme des exutoires, comme des outils.

Un enfant n’a pas « le droit » d’être élevé dans l’élite sociale, même si c’est objectivement préférable. Faire partie des riches, c’est une chance, c’est un atout, c’est une responsabilité, c’est tout ce que vous voulez, mais ce n’est pas un « droit ». On n’a pas « le droit » à la santé, même si tout le monde préfère être en bonne santé que malade ; on a seulement le droit d’être soigné quand on est malade. On a droit à un traitement, à être examiné par un médecin, à ce que l’État prenne en charge nos médicaments ; mais la bonne santé, c’est une simple chance.

Avoir un père et une mère, c’est peut-être une chance. Peut-être. Mais ce n’est de toute manière pas un droit.