vendredi 9 mai 2014

Éduquer le peuple, est-ce la solution ?


À côté de l’origine de la vie, des causes du Big Bang et du succès de Keen’V, un des grands mystères de l’existence, pour moi, c’est que les gens continuent de croire en la démocratie. Qu’ils voient ce que ça donne aujourd’hui, et depuis 70 ans en fait, et qu’ils s’imaginent que demain ça donnera quelque chose de mieux ; qu’ils voient comment les gens votent et qu’ils croient sincèrement que demain ils voteront moins stupidement ; bref, pour reprendre les mots de Charles Péguy dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu, « que ces pauvres enfants voient comme tout ça se passe et qu’ils croient que demain ça ira mieux, […] ça c’est étonnant […] et j’en suis étonné moi-même ».

Aussi, régulièrement, je discute avec les fidèles de cette religion contemporaine, avec ceux qui ont la Foi et l’Espérance dans ce système. Et régulièrement, un argument leur revient à la bouche : « mais il suffit d’éduquer le peuple. Pour l’instant il vote Front national et Copé et Sarko parce qu’il n’est pas bien éduqué, mais quand il sera éduqué tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ».

Cet argument m’a toujours laissé fort perplexe. Déjà, je n’ai jamais pu me défaire de l’impression que dans leur tête, « éduquer le peuple », ça voulait dire « lui apprendre à penser comme moi » ; autrement dit, que les démocrates refusaient de se plier à l’avis majoritaire aussi longtemps qu’il ne coïncidait pas avec le leur. Si ceux qui votent Mélenchon sont vraiment démocrates, que n’acceptent-ils Sarkozy quand la démocratie a porté Sarkozy au pouvoir ? Dans ce cas, à quoi rime d’être démocrate ? C’est le même système que ce que je propose, l’hypocrisie en plus.

Mais il y a plus fondamental. Une première raison, assez évidente : je doute, tout bêtement, de la possibilité même d’éduquer l’ensemble, ou même la majorité, du peuple. Si on résume, gouverner nécessite trois choses :

1/ Avant tout, le plus important (merci Platon) : une connaissance, une compréhension de ce qui est bien et de ce qui est mal. Par exemple, il faut savoir, sentir, comprendre, accepter pleinement que même le pire des criminels a le droit à une défense et à un procès équitable et impartial. Ou que la liberté d’expression ne peut être limitée que de manière très restreinte. Ou que nous avons le devoir de prendre en considération l’intérêt de nos descendants, ou des autres espèces vivantes. Ça peut sembler tout bête, mais c’est loin d’être simple. En tant qu’enseignant, je suis bien placé pour en témoigner, et je l’ai dit sur ce blog à plusieurs reprises (ici ou ) : beaucoup de gens seraient tout disposés à ne pas accorder d’avocat aux pédophiles lors de leurs procès, ou à interdire toute critique de l’islam. Bref, pour gouverner, il faut d’abord connaître le devoir-être, et pour beaucoup, c’est pas gagné.

2/ Ensuite, très important aussi (merci Machiavel), une solide connaissance et compréhension de la manière dont fonctionnent les hommes et la société. Il faut comprendre les ressorts qui font que des hommes agissent ou n’agissent pas, ce qu’une société peut ou ne peut pas endurer ; il faut savoir selon quels schémas les sociétés peuvent évoluer ou comment un individu a le plus de chances de réagir à une situation donnée ; il faut comprendre les structures sociales et la psychologie humaine. Là encore, pour beaucoup, c’est loin d’être facile.

3/ Enfin (c’est le moins fondamental, mais en réalité c’est essentiel aussi), il faut être informé de l’état du monde. On ne peut pas prétendre gouverner aujourd’hui sans avoir une compréhension, pas forcément très poussée, mais tout de même solide, des mécanismes à l’œuvre dans le réchauffement climatique, des conséquences de ce phénomène, du rapport de force entre les grandes puissances, des principaux risques liés à la réduction de la biodiversité, des mécanismes déflationnistes ou inflationnistes de l’économie contemporaine, etc. Cette information implique également une solide culture générale, en sciences sociales mais aussi en sciences exactes et en art.

On ne peut pas gouverner sans une maîtrise de ces trois points. Il est déjà extrêmement difficile de les inculquer à quelques individus : nos dirigeants politiques et économiques, par exemple, ne maîtrisent absolument pas les plus essentiels. Alors à toute la population, franchement, j’ai des doutes. On a beau critiquer l’école, elle a beau avoir une grosse marge de progression, elle enseigne. Elle forme des médecins, des ingénieurs, des artisans, des commerçants, des agriculteurs, des artistes, des enseignants, des juges, preuve qu’elle n’est pas si nulle.

Visiblement, elle échoue à former des dirigeants. Peut-elle progresser ? Sans doute. Peut-elle rendre le monde et les individus meilleurs ? J’y crois, sinon je ne ferais pas ce métier. Mais peut-elle faire que tout le monde soit apte à diriger ? Pour voir passer une grosse centaine d’élèves par an, franchement, j’en doute.

Mais à la rigueur, passons. C’est une question de foi, et je sais qu’on ne combat pas la foi par des arguments rationnels. Si certains s’imaginent que tout le monde peut être éduqué, que tout le monde peut devenir apte à diriger un pays, je sais que toute la raison et toute l’expérience du monde n’y feront rien.

Mais il y a un autre argument, et celui-là me semble plus difficilement parable. Il faut éduquer le peuple ? C’est donc qu’il n’est pas éduqué. Il n’est pas éduqué ? C’est donc qu’il ne doit pas avoir le pouvoir. À la rigueur, on pourra instaurer une démocratie quand le peuple sera éduqué ; en attendant, proposez ce que vous voudrez, mais ne proposez pas de laisser le pouvoir au peuple, ou alors vous proposez de laisser le pouvoir à des gens dont vous reconnaissez l’absence de compétence.

On me répond que, si le peuple ne pratique pas le pouvoir, il n’apprendra jamais. C’est en forgeant qu’on devient forgeron, c’est en prenant de mauvaises décisions qu’on apprend à prendre les bonnes. Je pourrais répondre que, depuis le temps qu’il le pratique, on pourrait espérer qu’il ait un peu plus appris.

Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est que la Crise que nous traversons est bien trop grave pour pouvoir laisser les gens se faire la main dessus. On ne peut pas se le permettre. Le réchauffement climatique, l’extinction massive des espèces vivantes, les pollutions en tous genres, la financiarisation de l’économie, le chômage de masse, l’explosion des inégalités, la montée de l’intolérance religieuse, les droits fondamentaux piétinés, il me semble absolument irresponsable, dément, de dire qu’on va laisser gérer tout ça par des gens dont on reconnaît qu’ils ne sont pas encore éduqués pour le faire, tout ça pour leur apprendre, éventuellement, à se former sur le tas.

C’est de notre avenir qu’il s’agit, de l’avenir de nos descendants et de l’avenir de la vie telle que nous la connaissons. Nous ne pouvons pas jouer aux apprentis sorciers et nous permettre un tel risque ; c’est un pari infiniment trop risqué.

En politique, je ne suis pas un dogmatique. Je ne suis pas opposé par principe à la démocratie. En 1791 ou en 1940 en France, il fallait être démocrate. En Afghanistan de nos jours, il faut être démocrate. À l’échelle locale, il faut être démocrate. Ce qui pose problème, ce sont justement les dogmatiques qui considèrent que la démocratie est forcément toujours, partout et à toutes les échelles la meilleure solution possible, ceux qui font de la démocratie un but en soi, alors qu’elle n’est jamais qu’un moyen. Non, aujourd’hui, dans les pays développés, la démocratie est une partie du problème, pas une partie de la solution.

4 commentaires:

  1. Ce matin, sur Fr Cult, écoutant ( en pointillé) l'émission l'Esprit public, j'ai entendu la présentation du livre de Dominique Schnapper; " L'esprit démocratique des lois." J'ai pensé à votre chronique, même si le propos du livre semble un peu différent. D'après l'invité ( Bourlanges? Pech? je ne sais plus...), cet ouvrage mesure les risques d'une démocratie "trop" poussée...et prône d'après ce que j'ai compris une modération en matière de démocratie... Pardonnez-moi, cela est bien flou, mais le bouquin m'a semblé intéressant.

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  2. Je ne vous suis plus Meneldil, quelle alternative à la démocratie (aussi directe/indirecte soit-elle) ? La monarchie : vaste blague, la dictature : vaste horreur ! "La parfaite raison fuit toute extrémité et veut que l'on soit sage avec sobriété". Le mieux, ce sont les contre-pouvoirs au sein même de la démocratie, garants d'un équilibre institutionnel agréable. La France n'y est pas habituée... ;-(

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    1. Libre à vous de penser que la royauté est une "vaste blague", mais ce n'est pas mon cas. Après, je suis personnellement favorable à une monarchie d'un type totalement nouveau, qui n'aurait pas grand-chose à voir avec les représentations que vous pouvez avoir quand vous pensez "monarchie".

      Si vous voulez plus de détails, c'est par là :

      http://www.tol-ardor.org/2_2_1_1Fondements.php

      Mais je vous préviens, c'est long (car développé, détaillé et argumenté).

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