lundi 30 juin 2014

Valar morghulis : préparez votre mort


Jadis, les gens préparaient leur mort. Dans certaines civilisations, c’était même une véritable obsession. L’Égypte ancienne, celle qui a sans doute poussé le plus loin l’attention portée à la mort, attachait à sa préparation une importance considérable. Commencer à faire construire son tombeau était souvent un des premiers actes pris par le jeune pharaon au début de son règne. Bien plus tard, dans l’Europe médiévale, il fallait également se préparer à sa mort, en mettant sa vie en ordre, en confessant ses péchés, en recevant l’extrême-onction. Ce qu’on appelait alors la malemort, c’était la mort qui vous prenait par surprise, sans crier gare, sans vous laisser le temps de la voir venir et donc sans vous laisser le temps de vous y préparer.

Ironie de l’histoire : aujourd’hui, cette mort qu’on ne voit pas venir, dans son sommeil de préférence, donc sans peur et sans souffrance, est justement celle qu’espèrent la plupart de nos contemporains. La malemort est devenue la bonne mort, la mort éminemment désirable.

Plus généralement, nous ne voulons plus voir la mort en face. Nos vieux meurent à l’hôpital, souvent loin de leurs proches, souvent seuls. Nous ne montrons plus les cadavres, nous ne les touchons plus, nous les cachons le plus vite possible. Autrefois, n’importe quel gamin de six ans avait déjà vu et touché le corps d’un mort. Aujourd’hui, ce n’est même plus le cas de tous les adultes. Pourquoi ? Sans doute en partie parce que, notre époque ayant largement perdu la foi, nous avons de plus en plus peur de la mort. Mais cette façon de refuser, de plus en plus, de regarder la mort en face – que ce soit la sienne ou celle des autres –, renforce également cette peur de la mort. En ne parlant pas de la mort, en refusant de la contempler, nous en faisons un monstre encore bien plus terrifiant que si nous acceptions de l’affronter à terrain découvert.

De cette peur sans cesse accrue de la mort découle un désir d’immortalité et d’éternelle jeunesse dont on mesure encore mal les conséquences, extrêmement nombreuses et complexes. De manière visionnaire, J.R.R. Tolkien, d’après ses propres dires, avait fait de la mort et de l’immortalité le thème central du Seigneur des Anneaux, même si cela n’apparaît pas forcément au lecteur de prime abord. Mais si cet auteur a saisi sous forme littéraire, très finement, cette évolution sociale aux implications innombrables, il reste à en écrire la philosophie pour la penser de manière plus systématique.

Avec un peu (non, beaucoup) de chance, l’euthanasie est peut-être le prochain grand débat du quinquennat. Hollande nous l’a promise ; même en étant mou comme un poulpe mort, on peut espérer qu’il aura encore une fois l’intelligence de détourner l’attention de l’économie, domaine où il est, évidemment, complètement impuissant, avec une bonne réforme sociétale. L’actualité le pousse dans ce sens : dans l’affaire Vincent Lambert comme dans l’affaire Bonnemaison, la justice française se montre en avance sur le législateur et fait avancer des pions vers l’euthanasie. Dans la première, le Conseil d’État a jugé qu’il fallait en effet arrêter de maintenir artificiellement Vincent Lambert en vie ; dans la seconde, le médecin qui a, en infraction avec la loi, tué des patients en grande souffrance et en fin de vie, a été acquitté de toutes les charges portées contre lui, l’intention homicide n’étant pas, d’après la cour et les jurés, clairement établie.

Évidemment, je m’en réjouis. Non pas que je trouve que le docteur Bonnemaison ait agi parfaitement. Le fait qu’il ait agi seul, sans concertation ni avec la famille, ni avec le reste de l’équipe soignante, devrait normalement être une faute. Mais le Dr. Bonnemaison a, je pense, agi au mieux dans le cadre de ses lumières et de la loi Leonetti qui est une mauvaise loi, ou en tout cas une loi très insuffisante.

Précisons déjà que je comprends que l’euthanasie fasse peur. Effectivement, elle semble renverser un tabou extrêmement important : « tu ne tueras pas ». Je dis « semble » parce qu’en réalité, ce tabou n’a toujours existé qu’entouré de très nombreux aménagements. La Bible elle-même, qui en est, pour notre civilisation, le socle originel, s’acharne par ailleurs à ordonner de tuer à peu près tout le monde et n’importe qui : les adultères, les homosexuels, les zoophiles, les sorciers, celles qui n’arrivent pas vierges au mariage, j’en passe et des plus croustillantes.

Plus sérieusement, il est à peu près universellement reconnu que vous avez le droit de tuer celui qui vous met en danger, vous ou vos proches, par une agression physique. De même que tout le monde ou presque reconnaît qu’un soldat qui tue un adversaire armé lors d’une guerre légalement déclarée pour une cause juste ne commet pas de faute. De manière bien plus contestable, aux États-Unis ou dans d’autres pays, des médecins violent régulièrement et aux yeux de tous le serment d’Hippocrate en exécutant les condamnés à mort, sans que cela n’émeuve grand-monde. Autrement dit, le commandement, ou le tabou, n’a jamais été de dire « tu ne tueras pas », mais toujours « tu ne tueras que si… » ; retirons la peine de mort de la liste des exceptions, et ajoutons-y l’euthanasie, le tabou ne sera pas foncièrement bouleversé, et on gagnera au change.

Précisons encore je ne suis favorable qu’à l’euthanasie active, pas au suicide assisté. Je ne porte aucun jugement moral sur celui qui choisit de mettre fin à ses jours, mais je considère que ce n’est pas le rôle de la société que de l’y aider. Je pense en revanche qu’elle doit soutenir l’être vivant (pas forcément humain, notez bien ; d’ailleurs pour les animaux on le fait déjà très bien) qui indique ou a indiqué précédemment sa volonté d’accélérer sa mort et dont l’état physique et matériel le condamne à brève échéance et de manière certaine à la mort, et le place dans une situation de grande souffrance physique ou morale ou qu’il juge contraire à sa dignité. Les trois conditions doivent selon moi être réunies pour qu’un médecin ait la possibilité morale (mais je crois aussi qu’alors il en a le devoir) de pratiquer une euthanasie active.

Résumons : d’abord il faut que le malade ait clairement indiqué sa volonté d’en finir. S’il est conscient au moment de pratiquer la mise à mort, il doit alors réitérer la demande. S’il ne l’est plus, cette demande doit avoir été clairement notifiée, si possible par écrit, à des proches et si possible à l’équipe médicale (mais en dernière analyse, c’est l’avis des proches qui doit être déterminant). Cela devrait répondre déjà à pas mal de critiques, les comparaisons avec les nazis, l’élimination systématique des personnes âgées ou des handicapés etc.

Il faut ensuite que le malade soit de toute façon condamné à relativement brève échéance. Cette échéance doit être assez large. Tout le monde se souvient du cas de Chantal Sébire, qui demandait à être euthanasiée : elle n’allait évidemment pas mourir dans les jours à venir, mais elle était bel et bien incurable et condamnée par l’évolution de sa maladie.

Enfin, il faut qu’il soit dans une situation de grande souffrance physique ou morale. Je ne pense pas qu’un simple handicap, même lourd, puisse justifier une euthanasie : il ne condamne pas la personne, même s’il lui rend la vie extrêmement difficile. En revanche, je pense que la dépendance à une machine peut justifier une euthanasie. Ce n’est pas du tout la même chose de dépendre des autres et de dépendre d’une machine. Ne pas pouvoir s’alimenter soi-même parce qu’on est tétraplégique, ce n’est absolument pas la même chose que d’être intubé parce qu’on est dans un coma profond.

On va me rétorquer les habituelles tirades sur la dignité humaine et sur le fait que toute vie et toute situation est digne d’être vécue. C’est possible ; mais sur un sujet aussi fondamental, aussi intime et aussi grave, comment peut-on s’instituer soi-même comme étant le juge de la dignité de l’autre ? Si quelqu’un trouve digne de n’être plus capable de reconnaître ses plus proches parents, de ne plus pouvoir s’alimenter qu’à travers un tube ou d’avoir perdu le langage, fort bien ! Personne ne l’empêchera de vivre ces situations ; personne ne le forcera à être euthanasié ; et pour ma part, je ne le jugerai pas, ou alors je le jugerai très courageux. Mais ce sont là des situations dont, à l’évidence, chacun doit être juge pour soi. Cantonnées à la fin de vie, elles ne mettent aucunement la société en danger ; en revanche, elles sont l’ultime moment, et souvent le plus douloureux, pour ceux qui sont concernés. La sagesse impose donc de laisser chacun libre : libre de mourir comme libre de ne pas mourir.

On va m’avancer les soins palliatifs. Mais là encore, au nom de quoi peut-on les imposer à un mourant ? Qu’on les développe pour ceux qui les réclament, bien sûr ! Qui pourrait bien être contre ? Mais qu’on n’aille pas prétendre qu’ils sont suffisants ! Il y a des gens qui veulent mourir sous soins palliatifs, ne le leur refusons pas ; mais ne refusons pas non plus à ceux qui veulent mourir autrement ou de manière plus rapide.

On va enfin m’avancer la sédation. À entendre certains médecins, ce serait l’arme ultime, et l’argument supérieur contre l’euthanasie active. En effet, on a toujours les moyens d’endormir le mourant, ce qui supprime d’un coup, à l’évidence, la souffrance physique comme la souffrance morale. Sous sédation, personne ne peut avoir le sentiment de l’indignité de sa vie ! Mais cette solution n’en est pas une : encore une fois, il s’agit d’imposer à quelqu’un (et au nom de quoi ?) une fin de vie qu’il refuse. Qu’on ne soit plus conscient de ce qu’on estime être une situation indigne ne la rend pas digne pour autant.

Je ne vois donc pas ce qui s’oppose à l’euthanasie active. Si elle est correctement définie et encadrée (ce qui implique de la distinguer du suicide assisté), elle ne menace pas la société, ne renverse aucun tabou, ne franchit pas de nouvelle ligne rouge (tout au plus déplace-t-elle une ligne rouge déjà franchie en permanence), et rend à chacun sa liberté de choisir le déroulement d’un moment grave, douloureux et intime entre tous.

Évidemment, pour éloigner réellement tout risque de dérive, elle rendrait nécessaire que chacun se préparât, très tôt, à sa propre mort. Mais retrouver le contact avec la mort est justement quelque chose dont notre société a besoin. Je voudrais qu’à dix-huit, chacun écrivît son testament et ses volontés concernant la fin de sa vie. Il faudrait régulièrement réactualiser ce document, bien sûr ; et alors ? Mieux vaut se préparer trop tôt que trop tard. La mort peut arriver n’importe où, n’importe quand, n’importe comment et pour n’importe qui : cela aussi, c’est une vérité que notre société gagnerait à redécouvrir.

Une fois de plus, je sais que je vais entrer en opposition frontale avec les autorités de mon Église, mais aussi avec la plupart de ses fidèles. Les chrétiens sont en effet, généralement, les opposants les plus acharnés de l’euthanasie. J’avoue ne pas comprendre pourquoi. Ceux qui, justement, devraient avoir le moins peur de la mort, devraient avoir au contraire le plus grand espoir sur l’Au-Delà, sont ceux-là même qui veulent forcer tout le monde à s’accrocher le plus longtemps possible à une vie qui est devenue tout entière souffrance.

Frères en religion, je vous en conjure : avant de vous lancer à nouveau tête baissée dans une bataille que vous croirez mener au nom de bons principes, posez-vous quelques questions. Acceptons de remettre en cause même ce que nous avons toujours cru évident. Nous en sortirons grandis.

Et j’ajoute un message aux autorités de l’Église : réfléchissez bien avant d’engager la crédibilité de l’Église sur un nouveau combat perdu d’avance. Vous avez mobilisé largement contre le mariage pour tous, mais sur l’euthanasie, vous pourriez bien vous retrouver avec des cortèges de manifestants ridiculement petits. Car si un homophobe espère toujours qu’il n’y aura pas de pédé dans sa famille, tout le monde a peur de la mort, et tout le monde voudrait pour soi et pour ses proches la fin la plus rapide et la moins douloureuse. Personne n’oublie cette vérité fondamentale : all men must die.

Valar morghulis.

dimanche 29 juin 2014

Où je me vois forcé de défendre (un peu) Marine Le Pen contre la dictature des partis


Ça y est, le suspense est levé : Marine Le Pen et ses eurodéputés Front National ne peuvent pas, dans l’immédiat, constituer de groupe politique au Parlement européen. N’ayant pas réussi à convaincre suffisamment de collègues issus de suffisamment de pays, ils vont devoir siéger en tant qu’indépendants.

Tant mieux ou tant pis. Tant mieux, parce que ça leur enlèvera quelques moyens d’actions. Tant pis, parce qu’elle l’utilisera pour se victimiser et apparaître toujours plus comme la candidate antisystème.

Mais pour moi, l’essentiel n’est pas là. Concrètement, qu’est-ce que ça change, pour Marine Le Pen et les députés FN à Strasbourg, de ne pas avoir de groupe ? Eh bien ça change pas mal de choses. Déjà, les députés non-inscrits dans un groupe ne participent pas à l’élection du Président du Parlement européen. Ils ne peuvent pas déposer d’amendements. Ils ne sont pas représentés aux réunions des présidents de groupes, qui fixent l’ordre du jour. Ils n’ont quasiment aucune chance d’obtenir des postes particuliers. Enfin, et surtout, ils sont largement privés de la manne financière : un député isolé touche, en plus de son salaire et de ses indemnités, environ 40 000€ par an pour son « information politique » ; un groupe d’une trentaine de députés touche à peu près 3 millions d’euros par an, soit une moyenne de 100 000€ par tête.

Il faut déjà remarquer une chose : tout cela n’est absolument pas démocratique. Un député qui ne parvient pas à s’inscrire dans un groupe politique n’est pas moins que les autres un représentant du peuple qui l’a élu, et du peuple européen en général. Soyons plus concrets : il n’est absolument pas démocratique que le parti qui a remporté les élections dans le deuxième pays le plus peuplé d’Europe ne participe pas à l’élection du Président du Parlement européen. Par comparaison, le Front de Gauche, qui a obtenu environ 6% des voix en France (là où le FN en a engrangé quatre fois plus, plus de 24%), va, lui, participer à cette élection.

Moi après tout, que ce ne soit pas démocratique, je m’en tamponne l’oreille avec une babouche, puisque de toute manière je ne suis pas démocrate. Mais quand on l’est, démocrate, surtout si on est un européiste convaincu, il y a là quelque chose qui devrait nous heurter violemment.

Cette affaire illustre à merveille une des caractéristiques de notre démocratie, à savoir le fait qu’elle est très largement une dictature des partis (en plus d’être celle des lobbies et celle des incompétents). Les partis politiques sont au centre du jeu, tout passe par eux, rien ne se fait sans eux. Imaginez-vous qu’on puisse être élu à un poste vraiment important (député, Président de la République) sans passer par ces appareils et être adoubé par eux ? Inimaginable ! Sans le soutien financier d’un parti, personne n’a la moindre chance d’être élu. Et encore, c’est moins vrai en France que dans d’autres pays, comme les États-Unis, où les partis sont libres de dépenser autant qu’ils veulent pour une campagne électorale : on assiste alors à des débauches de moyens qui font que, plus encore que chez nous, le plus riche est à peu près assuré d’être élu.

Il y a là une dérive grave de notre système politique, car cela empêche absolument l’émergence des idées neuves : pour être entendu, il faut passer par un parti, de préférence un gros ; pour entrer, et surtout pour monter dans le parti, il faut avoir des idées en conformité avec l’idéologie et la stratégie électorale du parti. La boucle infernale du conservatisme éternel est bouclée.

On va me dire que cette dérive est conjoncturelle, pas structurelle ; que la vraie démocratie, ce n’est pas cela ; que dans la vraie démocratie, les partis soit n’existent même pas, soit sont totalement vertueux, soit sont contrôlés efficacement et en permanence par leur base ; que dans la vraie démocratie, les partis ont été remplacés par la démocratie directe, ou par le tirage au sort, etc.

Franchement ? J’ai des doutes. Je trouve que ça commence à faire beaucoup de choses qui ne devraient pas exister dans la « vraie » démocratie mais qui existent quand même dans la démocratie qu’on a et qu’on a toujours eue. C’est quoi, finalement, la « vraie » démocratie ? Je crains bien que ce soit celle-ci, celle qui existe, et que la « fausse » démocratie soit le régime idéal que certains imaginent toujours, je ne sais trop sur quelles bases, réalisable.

samedi 28 juin 2014

L'Église envoie-t-elle les bons signaux ?


Dans l’excellent film de Laurent Tirard Mensonges et trahisons (et plus si affinités), le narrateur s’étonnait qu’un homme de trente ans passés puisse se demander, à propos d’une fille qu’il cherchait à séduire, s’il lui avait « envoyé les bons signaux ». Moi, je me pose cette question à propos de l’Église. Envoie-t-elle les bons signaux ?

Il y a des indices dans ce sens. Il y a eu l’élection du pape François, qui est sans doute beaucoup plus conservateur que certains ne l’espéraient, mais qui n’en demeure pas moins le plus réformiste que nous ayons eu (pour plus de trois semaines) dans les 50 dernières années. Il y a eu, en France, l’élection de Georges Pontier à la tête de la Conférence épiscopale. Il y a même des choses encore plus surprenantes : ainsi, récemment, l’Église catholique du Brésil s’est prononcée, par la voix du secrétaire général de la Conférence des Évêques locale, Leonardo Steiner, en faveur de l’union civile pour les couples homosexuels. C’est assez inimaginable pour être souligné.

Il y a eu aussi l’organisation d’un Synode sur les questions de morale sexuelle et familiale (petit espoir de changement), et surtout la diffusion d’un questionnaire à destination des fidèles sur ces sujets. Une grande première ! On n’avait jamais vu l’Église catholique se préoccuper ainsi de l’avis de ses ouailles. De nombreux individus, mais aussi des groupes (dont Tol Ardor) se sont saisis de cette proposition.

Mais depuis, les mauvais signaux se multiplient. Une fois lesdits questionnaires dûment envoyés à chaque Conférence épiscopale, ces dernières ont fait remonter leurs compilations à Rome. Là-bas, ils ont dû recevoir une petite claque : ils devaient bien s’attendre à quelques incompréhensions, mais ils ont sans doute dû voir que le fossé était plus profond qu’ils ne le pensaient.

Malheureusement, ce début de lucidité n’a, semble-t-il, conduit personne à remettre réellement en cause l’enseignement de l’Église lui-même. Ainsi, le cardinal Tagle, de Manille (Philippines), qui sera accessoirement co-président du prochain Synode (avec le père Vingt-Trois, archevêque de Paris, une autre pointure du progressisme et de la tolérance, comme chacun sait), s’est dit « choqué » par les réponses reçues, qui témoignaient, selon lui, de ce que l’enseignement de l’Église n’était « pas compris » par une large partie des fidèles, et demande donc un renouvellement, non du fond, mais de la forme, c’est-à-dire du langage utilisé pour faire passer cet enseignement.

Ce qui est un très mauvais signal, c’est que le co-président du futur Synode ne semble pas envisager une seule seconde que l’enseignement de l’Église puisse être très bien compris, mais tout simplement rejeté par les fidèles. Or, l’essentiel est là ! Avant de se poser des questions sur la forme, Tagle et ses petits amis qui habitent la même bulle que lui devraient se demander pourquoi certains (de nombreux, en fait) enseignements de l’Église ne sont pas acceptés par les fidèles, et se demander si les arguments qui les étayent sont solides ou non.

De la même manière, le Saint-Siège vient de publier l’Instrumentum laboris du Synode, c’est-à-dire la base de travail sur laquelle les évêques participants sont censés se fonder pour mener leurs travaux. Or, ce texte (un petit pavé de 85 pages) est encore un très mauvais signal. Non seulement il persiste dans cette ligne selon laquelle les fidèles ne comprendraient pas les enseignements contestés, mais quand il s’en éloigne et constate (bel effort !) que le divorce, si j’ose dire, entre l’enseignement de l’Église et la pratique des fidèles est un véritable refus, pas une simple incompréhension, il n’a plus que deux objectifs : d’une part, désigner des coupables (la « théorie du genre » arrive en tête, suivie de près par une multitude d’ismes : le relativisme, l’individualisme, l’hédonisme, le matérialisme etc.) ; d’autre part, chercher les moyens de faire entrer dans la tête des fidèles ce qu’ils n’acceptent pas encore.

Les arguments de ceux qui refusent ces enseignements de l’Église sont la plupart du temps complètement ignorés (c’est-à-dire qu’ils ne sont même pas évoqués), ou alors sont balayés par des réponses qui n’en sont pas. Plein de préjugés, d’approximations, de contradictions, l’ensemble du texte est, il faut le dire, d’une pauvreté intellectuelle et réflexive consternante. On peut certes lui reconnaître un atout : il fait réellement œuvre, au moins par endroits, de miséricorde. Au cas par cas, il affirme que les fidèles, et surtout les prêtres, doivent se montrer bienveillants, compréhensifs, gentils, essayer de ne pas blesser, de ne pas heurter. C’est mieux que rien ! Même s’ils n’ont pas de place assise et n’ont pas droit au repas, c’est déjà quelque chose de faire entrer les divorcés remariés dans la salle du banquet. Mais si l’Instrumentum laboris fait œuvre de miséricorde, il ne fait pas œuvre de pensée.

Il est donc probable que c’est à cela qu’il faille nous attendre : un Synode qui fera œuvre de miséricorde, mais pas œuvre de pensée. Qui insistera sur une certaine pastorale, sur l’accueil, sur la compréhension, sur l’écoute, mais ne changera rien sur le fond. Le risque est grand ainsi de voir se développer une véritable contradiction entre des choses (l’utilisation de la contraception, les couples homosexuels, les divorcés remariés etc.) qui seront toujours mieux acceptées dans les faits, les actes, les pratiques, alors qu’elles seront toujours aussi fermement condamnées dans les mots et la doctrine.

Peut-il en sortir du bon ? Certains de mes amis espèrent que oui. Ils m’assurent que la force de la pratique s’imposera peu à peu aux mentalités. Pour ma part, j’émets des réserves. Tant que la doctrine ne changera pas, il y aura toujours des pharisiens, des gardiens du Temple, des veilleurs, des on-ne-lâche-rien, des Civitas, des Printemps français, des Ludovine de la Rochère ; et leur discours restera cohérent, quand celui de l’Église ne le sera plus. Ce sera leur force et notre faiblesse.

Que pouvons-nous faire ? Pas grand-chose, bien sûr. Malgré mes efforts, je n’ai par exemple pas trouvé la liste des évêques qui participeront au Synode ; ce manque de transparence fait qu’on ne sait pas à qui on peut écrire avec l’espoir d’un minimum d’efficacité. En France, on a de la chance, en quelque sorte, puisque notre bien-aimé Vingt-Trois va co-présider la chose : on peut donc lui écrire en lui disant qu’on attend plus de ce Synode que ce que l’Instrumentum laboris en laisse croire. On peut, au passage, lui renvoyer un questionnaire ; même si on ne l’a pas rempli soi-même, on peut en trouver un dont les réponses nous conviennent. Vingt-Trois ne répond jamais aux lettres (en tout cas, il ne répond jamais aux miennes) ; mais il ne peut pas éternellement se boucher les yeux, surtout si on est en nombre.

Par ailleurs, le mouvement international Catholic Church Reform, dont Tol Ardor fait partie, a lancé plusieurs initiatives. Il demande que les débats du Synode soient intégralement et immédiatement diffusés, afin que les fidèles puissent se rendre compte de ce qui se dit (il n’est pas censé y avoir de secret). Il organise également un Synode des laïcs qui se tiendra à Rome, juste avant celui des évêques. Sur le site, on peut soutenir ces actions, voire y participer. Ça peut sembler peu de choses, mais pour sauver l’Église en l’empêchant de se tirer une balle dans le pied, chaque petit geste compte.

lundi 16 juin 2014

L'amour hors-la-loi


Vae victis ! « Malheur aux vaincus » : la phrase lancée par le chef gaulois Brennos aux Romains, après le siège de Rome au début du IVe siècle av. J.-C., est-elle en passe de devenir la devise officieuse de la France ou même de l’Europe ?

Dans une société qui valorise l’argent, la possession et l’accumulation du capital le plus important possible, de la plus grande masse possible de biens matériels, et où l’argent permet tout, dans une société qui exalte les riches et la richesse comme aucune autre ne l’a fait avant elle, les pauvres, ceux qui n’ont pas ou peu, sont les vaincus par excellence.

Les pauvres sont brisés, broyés, écrabouillés par le Système dont ils sont, non les seules, mais, avec les êtres vivants non humains, les premières victimes. Smicards, travailleurs mal payés, chômeurs, immigrés, ils peinent, souffrent, galèrent, et sont l’essentiel de notre société. Soumis à une pression permanente, à la peur déchirante de perdre leur emploi, de ne pas finir le mois, de n’avoir pas assez pour vivre avec un minimum de décence, sans même parler de confort ou de plaisir, au drame de ne pas pouvoir offrir à leurs enfants de quoi assurer une enfance ou un avenir heureux, à l’angoisse quotidienne, interminable, éternelle, des problèmes qui s’accumulent et dont ils ne voient jamais la fin, le Système leur arrache à peu près toute joie de vivre.

Les pauvres sont manipulés, bien sûr, par des partis qui profitent de leur faible éducation et de leur manque de réflexion politique pour se maintenir ou se hisser au pouvoir. Les conservateurs de droite montent les pauvres contre les encore plus pauvres, principalement les chômeurs, tandis que la droite radicale les montent contre les pauvres d’ailleurs, principalement les immigrés, chacun condamnant « l’assistanat » pour conjurer le risque de les voir s’unir et se retourner contre les véritables responsables de leurs malheurs : le Système lui-même et les riches qui en profitent et le protègent.

Les pauvres, enfin, ne profitent même plus de l’image que donnait d’eux le christianisme d’avant Luther, celle de vivante image et même présence du Christ (« tout ce que vous faites au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le faites »). Rendus responsables de leur sort, l’État ne leur accorde plus sa protection qu’avec de plus en plus de réticence et de moins en moins de libéralité.

Avec la crise écologique, les inégalités sont l’autre immense enjeu de notre époque. Face à la tragédie de la pauvreté, à toutes les échelles, la réponse est forcément de deux ordres complémentaires.

La lutte contre le Système, d’abord. De même qu’on ne réglera pas la crise écologique sans mettre à bas le Système qui l’engendre en permanence, on ne réglera pas la pauvreté sans refonder les bases même de notre société. Il n’y a aucune fatalité de la pauvreté, pas plus qu’il n’y avait de fatalité de choses qui avaient toujours existé et qui ont disparu, comme l’esclavage. Opposer à la nécessaire mise à bas du Système une prétendue fatalité de la pauvreté, c’est la réponse des faibles et des lâches qui ont renoncé au Bon Combat, ou celle des privilégiés qui ne veulent pas perdre leurs privilèges.

Mais la lutte contre le Système ne suffit pas. En attendant Tol Ardor, ou le communisme, ou quelque utopie que ce soit, nous avons des pauvres autour de nous, dont nous sommes responsables et que nous devons aider. Cela s’appelle, traditionnellement, la charité. Elle ne peut pas et ne doit pas chercher à se substituer à la construction d’un véritable État-providence, mais elle n’en est pas moins absolument nécessaire.

La charité est, dans la lutte contre les inégalités, l’exact symétrique des petits gestes et des petites réformes dans la lutte écologique. Trier ses déchets, taxer le diésel, favoriser le recyclage, replanter des arbres, renforcer les normes environnementales pour les entreprises, éteindre les lumières quand on quitte une pièce, favoriser les énergies renouvelables, économiser l’eau, décourager le transport routier, tout cela comporte un risque : celui de faire croire que de telles mesures, si elles sont vraiment appliquées, suffiront à nous sortir de la crise environnementale sans renoncer à notre niveau de vie. Le risque est donc de décourager les gens de se tourner vers l’écologie radicale, qui est pourtant la seule réponse possible. Ce risque est réel et ne doit pas être sous-estimé ; mais les avantages que nous tirerons de toutes ces mesures est plus important encore, et elles doivent donc être prises.

De la même manière, le risque est réel que les gens et l’État se reposent sur la charité privée, plus ou moins organisée par les associations caritatives et humanitaires, et oublient l’indispensable refonte systémique. Mais les avantages de la charité sont plus importants, car eux seuls permettent de soulager, un peu, la douleur quotidienne des pauvres. « À ceux à qui on a beaucoup donné, il sera beaucoup demandé ; à ceux à qui on a beaucoup confié, il sera réclamé davantage » : les privilégiés de ce monde n’ont le droit de se soustraire à aucun aspect de la lutte contre la pauvreté.

Et pourtant, de nos jours, un grand nombre d’entre eux ne lutte plus contre la pauvreté, mais bien contre les pauvres. En France, en Italie, des villes prennent des arrêtés pour interdire la mendicité. C’est indéfendable. Il ne faut pas chercher à cacher la pauvreté ; bien au contraire, la présence visible des pauvres doit être un rappel constant de notre chance et surtout des devoirs qui en découlent. D’autres installent des barres, des piques, des herses pour empêcher les SDF de dormir dans certains lieux publics, ou interdisent d’offrir à manger à un mendiant. C’est honteux, scandaleux, révoltant. En fait, c’est à vomir. Comment peut-on oser, quand on a tout, prendre le peu qu’il a à celui qui n’a rien ? Le procureur de la République de Saint-Étienne a requis 12 000€ d’amende contre un prêtre qui avait hébergé des sans-papiers. Comment est-ce possible ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment peut-on condamner quelqu’un pour être, tout simplement, bon ?

On va m’opposer le droit, la loi, me dire que toutes ces mesures sont légales. Je me fous de la loi. Si la loi est mauvaise, qu’on la change. Si les parlementaires sont pervers, que les magistrats se rebellent. Vae victis ne peut pas devenir notre devise. L’amour ne peut pas être mis hors-la-loi.

jeudi 12 juin 2014

Réforme territoriale : un coup d'épée dans l'eau


Qui n’a pas déjà redessiné sa carte des régions françaises ? On a tous fait ça, bien sûr ! Ah non ? Personne ? Il n’y a que moi ? Il faut croire qu’on ne fait pas de la géographie impunément. Quoi qu’il en soit, le redécoupage territorial, c’est quelque chose à quoi je pense depuis longtemps, et je comprends que François Hollande ait cédé lui aussi à la tentation.

Ainsi, quand j’ai vu que ça se précisait, et qu’il allait finir par nous pondre quelque chose, j’ai fait ma petite proposition perso, que voilà (je vous la donne avant que vous ne la demandiez pas) :


 Je vous le dis tout de suite : cette carte n’est pas celle de mes rêves. Je me suis simplement plié aux exigences initiales de l’exercice (qui, notez bien, n’ont même pas été respectées par François Hollande !), à savoir aboutir à 12 régions, pas plus, en laissant intacts les départements. En fait, tout ça n’est pas très sérieux, c’est plus un petit délire de prof de géo.

Bien sûr, qui que vous soyez, vous êtes probablement en train de hurler à la mort, façon « Quoi, nous avec ces enfoirés de [ajoutez ici le nom des habitants d’une région voisine] ! Plutôt crever. » Commençons donc d’abord par poser mes critères de fusion :

1/ Je ne me suis pas basé sur un facteur unique (l’histoire, la culture, l’économie, la géographie etc.) mais sur l’ensemble de ces facteurs, en ne privilégiant pas toujours les mêmes. Ainsi, j’ai inclus la Loire dans la région Massif central, car ses habitants sont culturellement auvergnats, et ce même si Saint-Étienne est économiquement plutôt tournée vers Lyon. De même, j’ai inclus le Lot dans cette même région Massif central pour des raisons géographiques, même si économiquement Cahors est tournée vers Toulouse.

2/ Il s’agit ici de faire de l’aménagement du territoire ; or, l’aménagement du territoire n’a pas seulement vocation à valider des logiques géographiques déjà existantes : il a également pour fonction d’impulser les logiques géographiques qu’on veut voir apparaître, même si rien ne les laisse encore entrevoir. Ainsi, j’ai inclus les Landes dans la région Pyrénées, alors qu’elles sont économiquement tournées vers Bordeaux, précisément dans le but de les retourner vers Pau.

3/ La taille des nouvelles régions rendrait nécessaire de doubler les services publics de haut niveau sur deux villes par région, afin que les habitants y aient forcément accès sans avoir à voyager trop loin. Chaque région verrait donc une métropole capitale doublée d’une métropole d’équilibre, ce qui donnerait :

§  Alsace-Lorraine : Metz ; Strasbourg
§  Aquitaine-Poitou : Bordeaux ; Poitiers
§  Bassin parisien : Paris ; Chartes (Paris ayant de toute manière un statut à part)
§  Bourgogne-Franche-Comté : Dijon ; Besançon
§  Bretagne : Nantes ; Brest (eh non, pas Rennes ! trop près de Nantes, ça n’équilibrerait pas)
§  Massif central : Clermont-Ferrand ; Limoges
§  Midi-Pyrénées : Toulouse ; Pau
§  Nord-Champagne : Lille ; Reims
§  Normandie : Rouen ; Caen
§  Provence-Méditerranée : Marseille ; Montpellier, Ajaccio (pour des raisons évidentes, il faut trois métropoles dans cette région)
§  Rhône-Alpes : Lyon ; Grenoble
§  Val-de-Loire : Orléans ; Angers

Cela dit, et en-dehors de toutes les querelles de clochers que tout découpage, quel qu’il soit, engendrera fatalement, quelle est la différence majeure entre mon redécoupage et celui de Hollande ? C’est que Hollande se contente de fusionner des régions déjà existantes. Pour le reste, c’est-à-dire pour le passage éventuel d’un département d’une région à une autre, il laisse ça à une seconde étape, mal définie, non datée, laissée au libre contrôle desdits départements. Autrement dit, l’État n’a pas de grande vision d’ensemble. Il se contente de proposer quelques fusions, selon une logique qui privilégie davantage les barons socialistes locaux que l’intérêt des territoires et du pays, et pour le reste il se désengage.

Alors que moi, toute critiquable que soit ma proposition, elle a au moins le mérite de proposer un vrai redécoupage régional, c’est-à-dire que je prends les départements, et je constitue des régions de la taille voulue, qui ont un vrai potentiel européen, en m’occupant d’abord de mon but, pas de savoir si tel président de région va pigner parce qu’il perd tel département : l’intendance suivra !

Et encore, je serais d’avis d’aller encore plus loin, c’est-à-dire de supprimer les départements. Ils ont été constitués pour répondre à une double logique : d’une part permettre à chaque citoyen de se rendre au chef-lieu en moins d’une journée de cheval, ce qui était fort utile à l’époque, mais plus tellement aujourd’hui ; d’autre part casser tout ce qui avait fait l’Ancien régime, ce qui, déjà à l’époque, était, en tant que principe directeur d’une action politique, assez bête, quoique compréhensible.

À mon sens, il faudrait donc tout reconstruire, en fusionnant les départements, les intercommunalités et les communes dans une structure intermédiaire unique, qu’on pourrait appeler par exemple « terroirs », « grandes communes », « pays » ou que sais-je encore. Ces structures seraient un peu plus grandes que les intercommunalités, mais nettement plus petites que les départements ; en absorbant les compétences des trois échelles de décision (communes, groupements de communes, départements), elles permettraient de vraies économies, mais leur taille ferait qu’elles resteraient très proches des citoyens. Ces structures seraient ensuite rassemblées dans de vastes régions, elles aussi redécoupées.

Est-ce possible ? Peut-être pas. Les gens sont peut-être trop attachés à l’existant, trop rassurés par lui, et l’État trop faible, pour ce genre de bouleversement. De toute manière, objectivement, je m’en fiche un peu. Le redécoupage de Hollande ne va pas permettre de faire les économies qu’il promet, bien sûr ; mais de toute manière, au stade où nous en sommes, même le meilleur redécoupage territorial possible ne serait pas d’une efficacité notable pour résoudre nos problèmes. Alors celui-là ou un autre… Même si, franchement, Luchon n’a rien à faire dans le même département que Toulouse, ou Toulouse dans la même région que Montpellier, ça ne pas fondamentalement empirer les choses. Au moins, ça occupe.

Ce que je trouve finalement le plus intéressant, dans tout cela, c’est que c’est révélateur d’un état d’esprit. On se contente de la réforme la moins ambitieuse, la plus consensuelle possible, du minimum syndical pour dire qu’on a fait quelque chose, là où on aurait besoin d’une refonte institutionnelle et géographique totale.

Et c’est une belle illustration de tous nos problèmes politiques : la Crise que nous traversons est structurelle, majeure, elle menace nos conditions d’existence même, et face à cela, nos seules réponses sont le tri des déchets, une taxe sur les transactions financières ou sur le diesel – mesures sans doute très nécessaires, mais certainement pas suffisantes.

Nos dirigeants ont tout simplement oublié que face à des problèmes de grande ampleur, il fallait des réponses de grande ampleur pour être un peu efficaces, et qu’une politique de grande ampleur n’est presque jamais populaire, et en tout cas jamais consensuelle.

mardi 10 juin 2014

Aimable avis aux détracteurs du FN


Depuis que, de manière bien prévisible, le Front national a remporté haut la main les élections européennes, l’intelligentsia de notre douce France, cher pays de mon enfance, est consternée. Plus du tout bercés de tendre insouciance, ils tirent la gueule comme si on leur avait annoncé la nomination de Justin Bieber au poste de directeur de l’Opéra de Paris. Moi le premier, notez bien, qui suis tout ce qu’il y a de plus intelligentsien. Je l’avoue, le FN me fait peur, l’idée qu’ils se rapprochent chaque semaine du pouvoir me terrifie, et je ne tire qu’une maigre consolation de l’idée que j’ai eu raison dans mes pronostics et que le bon peuple s’acharne à valider toute ma théorie politique. Seulement, il y a une chose qui me consterne peut-être encore plus que le vote sans espoir d’un quart des votants, c’est la réaction des autres.

Déjà, avant les élections, je le leur disais. En lisant les articles du Monde, en regardant des débats télévisés, en parcourant les réseaux sociaux qui affichaient fièrement « les cinq preuves que Marine Le Pen se trompe sur l’euro », je leur disais qu’ils faisaient fausse route et que ce n’était pas comme ça qu’on allait empêcher sa victoire. Et en effet, on ne l’a pas empêchée. Problème : apparemment, personne n’a compris la leçon, et c’est reparti pour un tour de démonstrations, d’argumentations et de réflexions, toutes aussi stériles, aussi inutiles les unes que les autres.

Puisque empiriquement mes copains intellos ne comprennent pas ce qui est à l’œuvre, essayons par l’analyse. À ce titre, un article publié sur le site delitsdopinion.com est assez révélateur. Il analyse le vote FN en fonction de plusieurs facteurs. Un des plus marquants est sans doute celui qui se base sur les diplômes :



Là, c’est parfaitement clair : plus on a un diplôme élevé, moins on vote FN. Sans vouloir établir un lien direct de cause à effet entre diplômes et intelligence (plusieurs de mes amis, que je considère comme très intelligents, n’ont que le bac, voire moins, et inversement je connais des docteurs assez sots), on peut quand même souligner que le vote FN est principalement le fait de gens peu habitués à la réflexion ou aux théories abstraites. Peu de chances, donc, de les toucher par ce biais.

Ce premier diagramme est confirmé par un autre, qui prend en compte la profession des électeurs :


Là encore, on voit que les électeurs du FN sont surtout des gens dont la profession ne les pousse pas à la réflexion. Mais ce schéma peut aussi se lire d’une autre manière : le vote FN, c’est le vote des gens qui galèrent. Les ouvriers et les employés ne sont pas seulement des gens peu habitués aux grandes théorisations politiques, ce sont aussi des gens peu payés, qui ont du mal à boucler les fins de mois, et vivent dans le stress permanent de perdre leur emploi. Cette explication par la difficulté de la vie est confirmée par le diagramme du vote FN par tranche d’âge :


Il montre que le FN n’est pas un parti de vieux, mais au contraire un parti de jeunes. Les plus de 65 ans sont ceux qui votent le moins pour le FN. Normal : les vieux possèdent et ont peur de perdre, ils veulent conserver ce qu’ils ont, donc ils votent pour le parti conservateur par excellence qu’est l’UMP, dont le programme se résume à peu près à faire conserver leurs privilèges aux privilégiés. Pour les plus de 65 ans, le FN, ça sent beaucoup trop l’aventure, l’escalade. Ceux qui votent FN, ce sont les 35-49 ans, ceux qui n’ont pas peur de l’aventure, et qui galèrent, parce qu’ils ont des enfants, ont du mal à trouver les moyens de les élever correctement, commencent à se dire que s’ils perdent leur emploi, ils auront beaucoup de mal à en trouver un autre etc. Juste après, on a les jeunes de 18 à 24 ans, et vraisemblablement avant tout ceux qui, sortis du système scolaire avec pas ou peu de diplômes, galèrent pour trouver leur premier emploi.

Donc si on récapitule, le vote FN est avant tout le vote de gens peu habitués à la réflexion théorique et dont la vie est difficile. Double conclusion : d’abord, Marine Le Pen n’a pas séduit ces gens par la profondeur d’une réflexion que, de toute manière, ils n’auraient pas été à même de comprendre. Elle les a séduit d’une part en dénonçant avec rage ceux qui, de fait (là-dessus, elle a raison) sont largement responsables de leur misère, à savoir les élites économiques et financières et les élites politiques qui collaborent avec elles ; et d’autre part, en leur vendant du rêve, un rêve auquel (contrairement à celui que propose la gauche radicale) ils peuvent encore croire, parce qu’il n’a pas encore été complètement décrédibilisé par l’Histoire et par la propagande capitaliste libérale.

Seconde partie de la conclusion : puisque Marine Le Pen ne se situe pas sur le champ de bataille de la raison pour conquérir son électorat, ce n’est pas non plus en investissant ce terrain que ses adversaires parviendront à leurs fins. Sur ce terrain-là, il n’y a pas Mme. Le Pen, il y a des moulins à vent. Leur foncer dessus tête baissée, armé d’un beau discours bien huilé, ne fait pas peur à Marine Le Pen : elle n’est pas dans le moulin, elle est ailleurs, et elle regarde de loin, dans sa lorgnette, ceux qui discourent et débattent, et elle se paye une bonne tranche de rigolade, parce qu’elle sait que tout ça ne l’atteint pas.

On peut même aller plus loin : il se pourrait bien que ça la renforce. Loin de l’affaiblir, les raisonnements qui prétendent la démolir renforcent l’image d’un FN proche du peuple dont les adversaires seraient les intellos, les élites, les nantis, « les autres ». Le discours de Jean-Luc Mélenchon à la suite des résultats électoraux était profondément émouvant, car il montrait un homme intègre qui ouvrait les yeux sur l’échec de son combat ; mais cet homme a-t-il réellement compris les facteurs de la crise politique et les moyens d’y répondre ? Je n’en suis pas certain.

Je ne crois pas, pour ma part, aux solutions proposées par le Front de Gauche, parce que je pense que seul le paradigme de l’écologie radicale est à même de penser tous les tenants et les aboutissants de la Crise que nous commençons à peine à traverser. Pour autant, je considère les militants de ce rassemblement comme des amis et je les mets en garde : s’ils veulent lutter contre l’hégémonie culturelle du FN, il ne leur faut pas construire le discours le plus abouti, le plus rationnel, le plus intelligent possible : il leur faut être sexy, il leur faut être bandants.

Vous me direz que, dans cette vision des choses, l’écologie radicale, justement, n’a pas beaucoup de chances de séduire les masses. Et en effet, nous ne sommes pas très sexy. Nous n’avons à offrir « que du sang, de la peine, des larmes et de la sueur. » À l’inverse de tous ceux qui promettent des lendemains meilleurs, si possible qui chantent, nous disons que nous vivrons moins bien demain qu’aujourd’hui, et nous proposons aux hommes de choisir librement de vivre moins bien, avec moins de confort matériel, dès à présent, pour que nous et nos descendants puissions tout simplement continuer à vivre. Pas de quoi attirer les foules.

Bien sûr, avec le temps, les choses évolueront. Pour filer la métaphore churchillienne, les Anglais n’étaient pas prêts aux sacrifices qu’implique la guerre à Munich en 1938 ; mais deux ans plus tard, ils n’avaient plus le choix, Churchill était Premier ministre, et le Royaume-Uni faisait la guerre. De même, les gens seront plus portés à écouter le discours de l’écologie radicale à mesure qu’ils prendront dans la figure les conséquences concrètes de notre folie.

Mais cette évolution, selon toute vraisemblance, se fera trop tard et trop lentement ; aussi ne devons-nous pas baser notre stratégie sur la possibilité d’attirer les foules. Nous devons proposer des contre-modèles, et pour les proposer de manière crédible, nous devons les construire, avec le peu de personnes assez lucides pour choisir cette voie du renoncement. Nous ne pouvons pas prendre le pouvoir, mais nous n’en avons pas besoin. Notre discours n’est pas sexy, mais il est vrai. Être sexy, nous laissons cela à ceux qui veulent gagner les élections, parce qu’ils s’imaginent encore que les choses pourront changer ainsi.