lundi 30 juin 2014

Valar morghulis : préparez votre mort


Jadis, les gens préparaient leur mort. Dans certaines civilisations, c’était même une véritable obsession. L’Égypte ancienne, celle qui a sans doute poussé le plus loin l’attention portée à la mort, attachait à sa préparation une importance considérable. Commencer à faire construire son tombeau était souvent un des premiers actes pris par le jeune pharaon au début de son règne. Bien plus tard, dans l’Europe médiévale, il fallait également se préparer à sa mort, en mettant sa vie en ordre, en confessant ses péchés, en recevant l’extrême-onction. Ce qu’on appelait alors la malemort, c’était la mort qui vous prenait par surprise, sans crier gare, sans vous laisser le temps de la voir venir et donc sans vous laisser le temps de vous y préparer.

Ironie de l’histoire : aujourd’hui, cette mort qu’on ne voit pas venir, dans son sommeil de préférence, donc sans peur et sans souffrance, est justement celle qu’espèrent la plupart de nos contemporains. La malemort est devenue la bonne mort, la mort éminemment désirable.

Plus généralement, nous ne voulons plus voir la mort en face. Nos vieux meurent à l’hôpital, souvent loin de leurs proches, souvent seuls. Nous ne montrons plus les cadavres, nous ne les touchons plus, nous les cachons le plus vite possible. Autrefois, n’importe quel gamin de six ans avait déjà vu et touché le corps d’un mort. Aujourd’hui, ce n’est même plus le cas de tous les adultes. Pourquoi ? Sans doute en partie parce que, notre époque ayant largement perdu la foi, nous avons de plus en plus peur de la mort. Mais cette façon de refuser, de plus en plus, de regarder la mort en face – que ce soit la sienne ou celle des autres –, renforce également cette peur de la mort. En ne parlant pas de la mort, en refusant de la contempler, nous en faisons un monstre encore bien plus terrifiant que si nous acceptions de l’affronter à terrain découvert.

De cette peur sans cesse accrue de la mort découle un désir d’immortalité et d’éternelle jeunesse dont on mesure encore mal les conséquences, extrêmement nombreuses et complexes. De manière visionnaire, J.R.R. Tolkien, d’après ses propres dires, avait fait de la mort et de l’immortalité le thème central du Seigneur des Anneaux, même si cela n’apparaît pas forcément au lecteur de prime abord. Mais si cet auteur a saisi sous forme littéraire, très finement, cette évolution sociale aux implications innombrables, il reste à en écrire la philosophie pour la penser de manière plus systématique.

Avec un peu (non, beaucoup) de chance, l’euthanasie est peut-être le prochain grand débat du quinquennat. Hollande nous l’a promise ; même en étant mou comme un poulpe mort, on peut espérer qu’il aura encore une fois l’intelligence de détourner l’attention de l’économie, domaine où il est, évidemment, complètement impuissant, avec une bonne réforme sociétale. L’actualité le pousse dans ce sens : dans l’affaire Vincent Lambert comme dans l’affaire Bonnemaison, la justice française se montre en avance sur le législateur et fait avancer des pions vers l’euthanasie. Dans la première, le Conseil d’État a jugé qu’il fallait en effet arrêter de maintenir artificiellement Vincent Lambert en vie ; dans la seconde, le médecin qui a, en infraction avec la loi, tué des patients en grande souffrance et en fin de vie, a été acquitté de toutes les charges portées contre lui, l’intention homicide n’étant pas, d’après la cour et les jurés, clairement établie.

Évidemment, je m’en réjouis. Non pas que je trouve que le docteur Bonnemaison ait agi parfaitement. Le fait qu’il ait agi seul, sans concertation ni avec la famille, ni avec le reste de l’équipe soignante, devrait normalement être une faute. Mais le Dr. Bonnemaison a, je pense, agi au mieux dans le cadre de ses lumières et de la loi Leonetti qui est une mauvaise loi, ou en tout cas une loi très insuffisante.

Précisons déjà que je comprends que l’euthanasie fasse peur. Effectivement, elle semble renverser un tabou extrêmement important : « tu ne tueras pas ». Je dis « semble » parce qu’en réalité, ce tabou n’a toujours existé qu’entouré de très nombreux aménagements. La Bible elle-même, qui en est, pour notre civilisation, le socle originel, s’acharne par ailleurs à ordonner de tuer à peu près tout le monde et n’importe qui : les adultères, les homosexuels, les zoophiles, les sorciers, celles qui n’arrivent pas vierges au mariage, j’en passe et des plus croustillantes.

Plus sérieusement, il est à peu près universellement reconnu que vous avez le droit de tuer celui qui vous met en danger, vous ou vos proches, par une agression physique. De même que tout le monde ou presque reconnaît qu’un soldat qui tue un adversaire armé lors d’une guerre légalement déclarée pour une cause juste ne commet pas de faute. De manière bien plus contestable, aux États-Unis ou dans d’autres pays, des médecins violent régulièrement et aux yeux de tous le serment d’Hippocrate en exécutant les condamnés à mort, sans que cela n’émeuve grand-monde. Autrement dit, le commandement, ou le tabou, n’a jamais été de dire « tu ne tueras pas », mais toujours « tu ne tueras que si… » ; retirons la peine de mort de la liste des exceptions, et ajoutons-y l’euthanasie, le tabou ne sera pas foncièrement bouleversé, et on gagnera au change.

Précisons encore je ne suis favorable qu’à l’euthanasie active, pas au suicide assisté. Je ne porte aucun jugement moral sur celui qui choisit de mettre fin à ses jours, mais je considère que ce n’est pas le rôle de la société que de l’y aider. Je pense en revanche qu’elle doit soutenir l’être vivant (pas forcément humain, notez bien ; d’ailleurs pour les animaux on le fait déjà très bien) qui indique ou a indiqué précédemment sa volonté d’accélérer sa mort et dont l’état physique et matériel le condamne à brève échéance et de manière certaine à la mort, et le place dans une situation de grande souffrance physique ou morale ou qu’il juge contraire à sa dignité. Les trois conditions doivent selon moi être réunies pour qu’un médecin ait la possibilité morale (mais je crois aussi qu’alors il en a le devoir) de pratiquer une euthanasie active.

Résumons : d’abord il faut que le malade ait clairement indiqué sa volonté d’en finir. S’il est conscient au moment de pratiquer la mise à mort, il doit alors réitérer la demande. S’il ne l’est plus, cette demande doit avoir été clairement notifiée, si possible par écrit, à des proches et si possible à l’équipe médicale (mais en dernière analyse, c’est l’avis des proches qui doit être déterminant). Cela devrait répondre déjà à pas mal de critiques, les comparaisons avec les nazis, l’élimination systématique des personnes âgées ou des handicapés etc.

Il faut ensuite que le malade soit de toute façon condamné à relativement brève échéance. Cette échéance doit être assez large. Tout le monde se souvient du cas de Chantal Sébire, qui demandait à être euthanasiée : elle n’allait évidemment pas mourir dans les jours à venir, mais elle était bel et bien incurable et condamnée par l’évolution de sa maladie.

Enfin, il faut qu’il soit dans une situation de grande souffrance physique ou morale. Je ne pense pas qu’un simple handicap, même lourd, puisse justifier une euthanasie : il ne condamne pas la personne, même s’il lui rend la vie extrêmement difficile. En revanche, je pense que la dépendance à une machine peut justifier une euthanasie. Ce n’est pas du tout la même chose de dépendre des autres et de dépendre d’une machine. Ne pas pouvoir s’alimenter soi-même parce qu’on est tétraplégique, ce n’est absolument pas la même chose que d’être intubé parce qu’on est dans un coma profond.

On va me rétorquer les habituelles tirades sur la dignité humaine et sur le fait que toute vie et toute situation est digne d’être vécue. C’est possible ; mais sur un sujet aussi fondamental, aussi intime et aussi grave, comment peut-on s’instituer soi-même comme étant le juge de la dignité de l’autre ? Si quelqu’un trouve digne de n’être plus capable de reconnaître ses plus proches parents, de ne plus pouvoir s’alimenter qu’à travers un tube ou d’avoir perdu le langage, fort bien ! Personne ne l’empêchera de vivre ces situations ; personne ne le forcera à être euthanasié ; et pour ma part, je ne le jugerai pas, ou alors je le jugerai très courageux. Mais ce sont là des situations dont, à l’évidence, chacun doit être juge pour soi. Cantonnées à la fin de vie, elles ne mettent aucunement la société en danger ; en revanche, elles sont l’ultime moment, et souvent le plus douloureux, pour ceux qui sont concernés. La sagesse impose donc de laisser chacun libre : libre de mourir comme libre de ne pas mourir.

On va m’avancer les soins palliatifs. Mais là encore, au nom de quoi peut-on les imposer à un mourant ? Qu’on les développe pour ceux qui les réclament, bien sûr ! Qui pourrait bien être contre ? Mais qu’on n’aille pas prétendre qu’ils sont suffisants ! Il y a des gens qui veulent mourir sous soins palliatifs, ne le leur refusons pas ; mais ne refusons pas non plus à ceux qui veulent mourir autrement ou de manière plus rapide.

On va enfin m’avancer la sédation. À entendre certains médecins, ce serait l’arme ultime, et l’argument supérieur contre l’euthanasie active. En effet, on a toujours les moyens d’endormir le mourant, ce qui supprime d’un coup, à l’évidence, la souffrance physique comme la souffrance morale. Sous sédation, personne ne peut avoir le sentiment de l’indignité de sa vie ! Mais cette solution n’en est pas une : encore une fois, il s’agit d’imposer à quelqu’un (et au nom de quoi ?) une fin de vie qu’il refuse. Qu’on ne soit plus conscient de ce qu’on estime être une situation indigne ne la rend pas digne pour autant.

Je ne vois donc pas ce qui s’oppose à l’euthanasie active. Si elle est correctement définie et encadrée (ce qui implique de la distinguer du suicide assisté), elle ne menace pas la société, ne renverse aucun tabou, ne franchit pas de nouvelle ligne rouge (tout au plus déplace-t-elle une ligne rouge déjà franchie en permanence), et rend à chacun sa liberté de choisir le déroulement d’un moment grave, douloureux et intime entre tous.

Évidemment, pour éloigner réellement tout risque de dérive, elle rendrait nécessaire que chacun se préparât, très tôt, à sa propre mort. Mais retrouver le contact avec la mort est justement quelque chose dont notre société a besoin. Je voudrais qu’à dix-huit, chacun écrivît son testament et ses volontés concernant la fin de sa vie. Il faudrait régulièrement réactualiser ce document, bien sûr ; et alors ? Mieux vaut se préparer trop tôt que trop tard. La mort peut arriver n’importe où, n’importe quand, n’importe comment et pour n’importe qui : cela aussi, c’est une vérité que notre société gagnerait à redécouvrir.

Une fois de plus, je sais que je vais entrer en opposition frontale avec les autorités de mon Église, mais aussi avec la plupart de ses fidèles. Les chrétiens sont en effet, généralement, les opposants les plus acharnés de l’euthanasie. J’avoue ne pas comprendre pourquoi. Ceux qui, justement, devraient avoir le moins peur de la mort, devraient avoir au contraire le plus grand espoir sur l’Au-Delà, sont ceux-là même qui veulent forcer tout le monde à s’accrocher le plus longtemps possible à une vie qui est devenue tout entière souffrance.

Frères en religion, je vous en conjure : avant de vous lancer à nouveau tête baissée dans une bataille que vous croirez mener au nom de bons principes, posez-vous quelques questions. Acceptons de remettre en cause même ce que nous avons toujours cru évident. Nous en sortirons grandis.

Et j’ajoute un message aux autorités de l’Église : réfléchissez bien avant d’engager la crédibilité de l’Église sur un nouveau combat perdu d’avance. Vous avez mobilisé largement contre le mariage pour tous, mais sur l’euthanasie, vous pourriez bien vous retrouver avec des cortèges de manifestants ridiculement petits. Car si un homophobe espère toujours qu’il n’y aura pas de pédé dans sa famille, tout le monde a peur de la mort, et tout le monde voudrait pour soi et pour ses proches la fin la plus rapide et la moins douloureuse. Personne n’oublie cette vérité fondamentale : all men must die.

Valar morghulis.

1 commentaire:

  1. Jean Daniel Reuss à Rebais19 août 2015 à 17:22

    ---> "En revanche, je pense que la dépendance à une machine peut justifier une euthanasie."
    *** Formulation trop imprécise pour se prêter à une controverse aisée ou fructueuse.
    Depuis que les hommes, il y à fort longtemps d'ailleurs, en commençant à s'exercer à la taille des silex et à maîtriser les techniques pour produire et utiliser le feu, ont fait la preuve d'une prédominance de fait sur les autres animaux, cette insistance sur l'importance de la dépendance à une machine est contestable sur un plan philosophique.

    Mais ceci est un autre trop vaste débat...

    Je me restreins donc ici au cas limite de Vincent Lambert qui à l'avantage de permettre de raisonner sur un cas concret, et qui est, de plus, un cas "relativement" bien connu par le grand nombre d'articles, d'avis et de livres (en fait seulement 3 à ma connaissance) ayant paru sur ce sujet.

    Ainsi, avant et après le 23 juillet 2015, l'euthanasie de Vincent Lambert était et reste une question délicate, discutable et discutée.

    En revanche, je pense que la terminologie mélangeant de manière confuse : "soins", "traitements", "alimentation", et qui est notamment employée dans son livre "Ma vérité sur l'affaire...." par le docteur Éric Kariger, n'est pas pertinente.

    Ceci en vertu de l'argumentation ci-après :

    En l’absence de renseignements incontestables sur son « alimentation artificielle », il semble probable que Vincent Lambert soit alimenté par gastrostomie (endoscopique percutanée ? – en continu ou en nocturne ?... ).

    Or la gastrostomie est un moyen (de secours) pour l'alimentation humaine qui est satisfaisant, avec peu de complications et d’un coût faible.

    C'est un appareillage, certes un peu plus contraignant qu'une paire de lunettes de vue, qu'un appareil auditif pour mal-entendant ou qu'un fauteuil roulant.
    Mais beaucoup moins délicat à mettre en oeuvre qu'un stimulateur cardiaque ( 40 000 stimulateurs cardiaques, ou pacemakers, sont implantés chaque année en France, paraît-il.)

    La gastrostomie est d'une telle simplicité qu'elle est conseillée pour éliminer les risques de fausses routes et d’infections respiratoires, même en l’absence de toute nécessité vitale.

    Facultativement, si l’aptitude à pouvoir recracher est conservée, il reste la possibilité de rincer la bouche avec des liquides sapides, ou même, éventuellement, de faire sucer des bonbons.

    J’ai connu un de mes oncles qui a vécu quelques années à domicile en étant alimenté par gastrostomie. Il ne paraissait pas particulièrement gêné (par cela), si ce n’est que ne pouvant rien avaler, il utilisait constamment un crachoir avec couvercle pour évacuer discrètement sa salive et ainsi éviter de baver.

    Une difficulté mineure, mais indéniable :
    « L’administration de médicaments par gastrostomie implique qu’ils soient totalement solubilisés ou réduits en poudre très fine avec un rinçage important, au moins 50ml d’eau PPI, pour éviter des dépôts sur les parois du tuyau d’introduction. »

    Jean Daniel Reuss, rationaliste non-catholique, le 19 août 2015

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