jeudi 11 décembre 2014

Ministère de la Bienveillance nationale


Polémique sur polémique dans l’Éducation nationale, cette grande famille aimante et unie ! Un chef d’établissement qui convoque un professeur de français dans son bureau parce qu’elle fait trop lire les élèves, activité élitiste voyez-vous. Il faudrait donc qu’elle change sa manière de faire. Paaaaaardon ? Nos élèves pourraient trop lire ? Les mots et les smileys me manquent pour exprimer mon étonnement. Je ne crois pas qu’il soit possible pour un être humain de trop lire. Lire, c’est s’échapper de notre monde pour plonger dans d’autres univers, c’est vivre des vies et des histoires dont nous n’aurions aucune idée autrement, c’est côtoyer la pensée et la réflexion d’un auteur qui est toujours quelqu’un d’intéressant, c’est commencer à penser par soi-même, c’est confronter des points de vue, c’est apprendre à parler, à écrire, à penser, c’est apprendre la vie. Donc non, on ne lit jamais trop.

A fortiori, nos élèves, qui pour l’essentiel ne lisent à peu près jamais, ne sauraient trop lire, ils lisent toujours trop peu. Même s’il s’agit d’un cas isolé, qu’un chef d’établissement scolaire puisse reprocher à un professeur de faire trop lire les élèves, c’est en soi une preuve de l’état de décrépitude, de déchéance dans lequel l’éducation nationale gît aujourd’hui.

À côté de cela, la France veut faire sa révolution et adopter « l’évaluation bienveillante ». Finies les notes et les moyennes, trop stigmatisantes ! Bon. Qu’est-ce que ça va changer ? Qu’on dise à un élève qu’il a 4, qu’il a F, ou qu’il ne valide pas une compétence, on le stigmatise toujours, que je sache. Supprimer les notes, est-ce un moyen de mieux s’en sortir ? Je suis loin d’en être certain. Ça me semble surtout une manière de casser le thermomètre : ça ne va pas faire baisser la fièvre du malade.

On me dit dans l’oreillette que certains pays du Nord l’ont fait et s’en portent très bien. Ah, les pays du Nord ! Toujours là quand on a besoin d’eux. Que ne s’inspire-t-on pas de leur modèle pour ce qui est des salaires des professeurs ! Mais passons. Ils s’en sortent bien sans les notes, certes. Mais c’est qu’ils s’en sortaient déjà bien avec les notes. Ils se portaient bien avant, ils se portent bien maintenant. Un peu mieux ? Bof, peut-être, mais c’est marginal.

La bêtise, c’est de s’imaginer que ce qui fonctionne dans un pays pétrolier comptant à peine plus de 5 millions d’habitants va automatiquement fonctionner dans un pays pas pétrolier de 65 millions d’habitants. Alors qu’en fait, notre système scolaire se porte mal avec les notes, et il se portera aussi mal sans elles. Les élèves ne vont pas miraculeusement se mettre à travailler parce qu’on les évaluera autrement. Certains établissements « sans notes » ont de bons résultats au brevet ? Peut-être. En avaient-ils de franchement moins bons avant ? Qu’on prenne les chiffres sur les 10 dernières années, et on verra. Et est-ce possible également au lycée avec le bac ?

Les grands débats sur les notes, les rythmes, l’informatique, ne sont que des cache-misère qui visent principalement à masquer l’immense désarroi, la panique même de l’institution scolaire : nous ne parvenons pas à faire passer à la majorité des citoyens des choses aussi élémentaires que les bases de la langue, la réflexion mathématique ou philosophique ou les rudiments d’une culture savante. Nous n’y parvenons pas, et nous voyons tous les jours les résultats de cet échec, dans la rue, à la télé, en politique.

Panique dans l’institution et au-delà dans toute la société, parce que cela met à mal notre idéal démocratique. Du temps où l’école n’apportait à la majorité des élèves qu’une éducation de base et les envoyait, à l’âge de 13 ou 14 ans, chercher à se placer comme apprentis, pour n’offrir qu’aux meilleurs une éducation plus poussée, l’échec démocratique était masqué, car tout le monde réussissait quelque chose : on réussissait à devenir paysan ou ouvrier comme d’autres réussissaient à devenir professeurs ou médecins.

À présent qu’on a poussé l’idéal démocratique plus loin, l’échec apparaît au grand jour. Aujourd’hui, on voudrait que tout un chacun décrochât non seulement son bac, mais encore un diplôme du supérieur ; tout parent redoute de voir son enfant relégué dans les « sous-filières » technologiques, voire professionnelles, alors que ce sont souvent celles qui garantissent le plus sûrement de trouver un travail. Toute la société s’acharne à pousser les élèves le plus « haut » possible, alors qu’il est stupide de voir ces filières de manière hiérarchisée. On voit chaque année arriver en classe de 2nde générale des élèves qui nous disent avoir été poussés à y aller par leurs professeurs de collège ou par les chefs d’établissement, alors même qu’ils avaient parfois un projet professionnalisant sérieux et qui les motivait. On refuse l’évidence, à savoir que tout le monde n’est pas fait pour des études supérieures.

Une des causes de ce problème très complexe et multiforme vient à mon sens du fait qu’on a oublié ce qu’est l’école. On croit aujourd’hui que l’école sert d’abord à préparer : préparer les élèves à devenir de bons citoyens, préparer les jeunes à la vie active, les préparer à s’insérer dans la société, à trouver du travail. Or, si l’école sert bel et bien à tout cela, ce devrait être secondaire ou plutôt second.

L’école ne sert pas d’abord à préparer ; elle sert d’abord à transmettre. Transmettre une culture, une science, une manière de réfléchir, de penser, de parler ; et c’est pourquoi, si l’école doit être tournée vers l’avenir, elle doit être davantage tournée vers le passé. Pour cette même raison, le décalage tant dénoncé entre l’école et le reste de la société est parfaitement normal et même sain et souhaitable. L’école n’a pas à être à la remorque perpétuelle des évolutions de la société ou de la technique, elle n’a pas à faire entrer l’entreprise en ses murs ; l’école ne doit pas être une forteresse, mais elle doit avoir quelque chose de la forteresse.

La logique actuelle tend à dire : faire lire Racine tend à exclure une partie de la population, en plus ça ne sert à rien pour trouver un travail ; oublions Racine. Alors qu’il faudrait se dire : la mission de l’école est de faire lire Racine aux élèves ; comment faire pour que le plus grand nombre arrive à le faire au moins un peu ?

Fermer les yeux ne nous aidera pas. Des gadgets ne nous sauverons pas. Des réformes marginales ne changeront rien tant que le Système restera le même.

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