vendredi 12 décembre 2014

Torture : expliquons, puisqu'il faut expliquer


Que les États-Unis aient pratiqué la torture depuis 2001, qu’ils la pratiquent peut-être encore, ce n’est plus un secret pour personne et depuis belle lurette. Que les Européens les aient aidés à le faire, organisant des vols clandestins (plus d’un millier), montant des prisons secrètes (dont une en Roumanie et une en Pologne ! pays décidément bien serviables, ça rappelle le bon vieux temps), c’est aussi de notoriété publique.

Du coup, quand Marine Le Pen nous dit que la torture est un mal nécessaire qu’elle « ne condamne pas » et nous ressort le bon vieux poncif comme quoi quand même, ça permet de sauver des vies humaines, et qu’il faut bien se salir un peu les mains en torturant des gens qui, de toute manière, sont des salauds, pour sauver les innocents menacés, est-ce une surprise ? Pas franchement non plus. Papa Le Pen disait la même chose, lui avait même sans doute été non seulement croyant mais pratiquant ; que la fille reprenne le flambeau ne devrait pas nous étonner outre mesure.

Mais quand même, ce qui choque, c’est la franchise du propos. Surtout qu’en matière d’indignation nationale, on a mieux fait. Ainsi Gilbert Collard, député FN, confirme que « la torture doit être le recours ultime quand il faut sauver des vies ». Il ajoute même, façon Créon acceptant courageusement de mettre les mains dans le cambouis, que « si pour sauver vingt, ou dix, ou deux, ou une vie, [il doit] malmener un tortionnaire, [il le fait], [il le fait] avec dégoût, mais ces choix sont absolument courageux. » Bon, il le fait avec dégoût ; ça me rassure, je commençais à douter ; surtout quand il se croit obligé d’ajouter que « la torture pour la torture c’est ignoble ». Merci pour la précision, c’est vrai qu’au FN elle n’est peut-être pas inutile.

Outre que ça met une bonne volée de chevrotine dans l’aile du FN politiquement-et-médiatiquement-correct, dédiabolisé, toussa-toussa, ça interroge quand même un peu. On a coutume de reprocher aux politiciens leur hypocrisie et leur langue de bois ; mais pour une fois, j’aurais préféré.

Que Sarkozy, Merkel, tous ceux qui étaient au pouvoir en Europe pendant la présidence Bush aient été au courant, c’est une certitude. On ne met pas en place des prisons secrètes en Union européenne sans que les dirigeants de ses plus grands et plus puissants pays ne l’apprennent. Ils n’ont pas agi contre, c’est un crime de leur part – je pèse mes mots ; mais ayant décidé de ne rien faire, ils ont eu raison de se taire. Leur hypocrisie et leur silence sont infiniment préférables à la franchise de Marine Le Pen, parce qu’ils témoignent du fait qu’ils en avaient honte, ou qu’ils en avaient peur, c’est-à-dire que même s’ils n’en avaient pas honte, ils savaient qu’ils auraient dû en avoir honte. Alors que la manière décomplexée qu’ont les dirigeants FN d’assumer leur choix en faveur de la torture montre que cette ultime barrière est tombée en eux, ce qui ne peut que contribuer à la faire tomber chez d’autres.

C’est d’autant plus vrai qu’elle est déjà bien fragile : l’argument utilitariste qui consiste à dire qu’on préfère torturer et tuer un seul homme pour en sauver plusieurs est vieux comme le monde ; Caïphe n’en a pas utilisé un autre pour condamner le Christ.

Il n’est d’ailleurs pas sans une certaine force : en face, il n’y a qu’un principe, celui qui énonce qu’on ne torture pas, point final, et pour aucune raison, parce que la torture est non seulement un mal, mais un mal que rien ne peut justifier ; de la même manière que, si nous pouvions soulager par la mise à mort d’un enfant innocent tous les autres malheurs du monde, il ne faudrait pas le faire.

Un principe, par définition, est difficile à défendre face à ceux qui n’y adhèrent pas à la base. Si votre raison ne vous dit pas que si deux droites sont parallèles, toute perpendiculaire à l’une est orthogonale à l’autre, rien ne pourra vous le prouver. Si vous êtes utilitariste et défendez la torture en conséquence, il sera probablement difficile de vous tirer de ce mauvais pas. Il est néanmoins possible d’apporter un argument contre la torture, en retournant l’argument utilitariste. Ça ne devrait pas être nécessaire ; mais allons-y, puisque ça l’est.

Pourquoi nous défendons-nous contre un terroriste ? Certainement pas parce que notre vie vaudrait plus que la sienne : tous les êtres humains sont égaux. Nous pouvons dire que nous nous protégeons parce que c’est nous et que nous le voulons, tout simplement : mais c’est avaliser la loi du plus fort ; et si chacun est libre de chercher à imposer son point de vue, cela légitime aussi bien notre usage de la torture que leur usage du terrorisme.

Reste une dernière possibilité : nous nous protégeons du terroriste parce que nous sommes moins coupables que lui. Pas « innocents », notez bien (« Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre »…) ; mais moins coupable. Je ne vais pas protéger des Français simplement parce qu’ils sont français ; en soi, je m’en moque. Un Français n’a pas plus de valeur qu’un Allemand ou un Afghan. Si j’accepte de me battre pour la France, ce n’est pas parce qu’elle s’appelle la France, ni même parce que c’est le pays où je suis né : c’est parce qu’elle-même défend des valeurs que je reconnais comme bonnes. Et c’est pour cela que « l’innocent » qui vit plus ou moins d’après ces valeurs mérite d’être sauvé : parce qu’il les incarne et les protège.

Mais comme le refus de la torture fait partie de ces valeurs, si nous nous mettons à torturer, même « pour la bonne cause », alors nous ne pouvons plus prétendre les incarner. Et alors, pourquoi mériterions-nous d’être défendus ? Si nous pratiquons la torture, alors nous n’agissons pas mieux, nous ne valons pas mieux que le terroriste qui menace les innocents que nous prétendons protéger. Et si nous ne valons pas mieux que lui, si nous n’agissons pas mieux que lui, au nom de quoi le condamnons-nous et le torturons-nous ?

Dire qu’on accepte la torture « pour la bonne cause » est donc contradictoire dans les termes, parce qu’à partir du moment où on torture, il n’y a plus de bonne cause, il n’y a plus qu’un bourreau contre un terroriste, c’est-à-dire un bourreau contre un autre bourreau, et à partir de là il ne saurait être question de « juste cause » ; l’unique question qui demeure est de savoir lequel des deux bourreaux est le plus fort – on en revient là.

Reste un dernier point qu’on ne peut pas ne pas remarquer : il n’y a, décidément, aucun lien structurel entre démocratie et droits de l’homme. On peut parfaitement imaginer un régime non démocratique qui protégerait les droits de l’homme – c’est ce que propose Tol Ardor ; et en attendant, nous faisons la preuve tous les jours qu’une démocratie peut très bien piétiner les droits de l’homme. À Guantanamo se trouvent prisonniers des hommes qui, depuis leur capture, c’est-à-dire depuis plus de 10 ans parfois, n’ont jamais vu un juge. Ils sont enfermés sur la base d’une décision parfaitement arbitraire.

C’est exactement ce qui avait été interdit par l’Habeas corpus Act, édicté en Angleterre en 1679. À l’époque, le pays était une monarchie absolue.

1 commentaire:

  1. Bon papier Meneldil. A part Tol Ardor que je ne connais ( pas encore ! ) et ton dédain pour la démocratie, ma grosse grosse part ACAT résonne avec ton texte.

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