Jadis, les gens préparaient leur mort. Dans certaines
civilisations, c’était même une véritable obsession. L’Égypte ancienne, celle
qui a sans doute poussé le plus loin l’attention portée à la mort, attachait à
sa préparation une importance considérable. Commencer à faire construire son
tombeau était souvent un des premiers actes pris par le jeune pharaon au début
de son règne. Bien plus tard, dans l’Europe médiévale, il fallait également se
préparer à sa mort, en mettant sa vie en ordre, en confessant ses péchés, en
recevant l’extrême-onction. Ce qu’on appelait alors la malemort, c’était la
mort qui vous prenait par surprise, sans crier gare, sans vous laisser le temps
de la voir venir et donc sans vous laisser le temps de vous y préparer.
Ironie de l’histoire : aujourd’hui, cette mort qu’on ne
voit pas venir, dans son sommeil de préférence, donc sans peur et sans
souffrance, est justement celle qu’espèrent la plupart de nos contemporains. La
malemort est devenue la bonne mort, la mort éminemment désirable.
Plus généralement, nous ne voulons plus voir la mort en
face. Nos vieux meurent à l’hôpital, souvent loin de leurs proches, souvent
seuls. Nous ne montrons plus les cadavres, nous ne les touchons plus, nous les
cachons le plus vite possible. Autrefois, n’importe quel gamin de six ans avait
déjà vu et touché le corps d’un mort. Aujourd’hui, ce n’est même plus le cas de
tous les adultes. Pourquoi ? Sans doute en partie parce que, notre époque
ayant largement perdu la foi, nous avons de plus en plus peur de la mort. Mais
cette façon de refuser, de plus en plus, de regarder la mort en face – que ce
soit la sienne ou celle des autres –, renforce également cette peur de la mort.
En ne parlant pas de la mort, en refusant de la contempler, nous en faisons un
monstre encore bien plus terrifiant que si nous acceptions de l’affronter à
terrain découvert.
De cette peur sans cesse accrue de la mort découle un désir
d’immortalité et d’éternelle jeunesse dont on mesure encore mal les conséquences,
extrêmement nombreuses et complexes. De manière visionnaire, J.R.R. Tolkien,
d’après ses propres dires, avait fait de la mort et de l’immortalité le thème
central du Seigneur des Anneaux, même
si cela n’apparaît pas forcément au lecteur de prime abord. Mais si cet auteur
a saisi sous forme littéraire, très finement, cette évolution sociale aux
implications innombrables, il reste à en écrire la philosophie pour la penser
de manière plus systématique.
Avec un peu (non, beaucoup) de chance, l’euthanasie est
peut-être le prochain grand débat du quinquennat. Hollande nous l’a
promise ; même en étant mou comme un poulpe mort, on peut espérer qu’il
aura encore une fois l’intelligence de détourner l’attention de l’économie,
domaine où il est, évidemment, complètement impuissant, avec une bonne réforme
sociétale. L’actualité le pousse dans ce sens : dans l’affaire Vincent
Lambert comme dans l’affaire Bonnemaison, la justice française se montre en
avance sur le législateur et fait avancer des pions vers l’euthanasie. Dans la
première, le Conseil d’État a jugé qu’il fallait en effet arrêter de maintenir
artificiellement Vincent Lambert en vie ; dans la seconde, le médecin qui
a, en infraction avec la loi, tué des patients en grande souffrance et en fin
de vie, a été acquitté de toutes les charges portées contre lui, l’intention
homicide n’étant pas, d’après la cour et les jurés, clairement établie.
Évidemment, je m’en réjouis. Non pas que je trouve que le
docteur Bonnemaison ait agi parfaitement. Le fait qu’il ait agi seul, sans concertation
ni avec la famille, ni avec le reste de l’équipe soignante, devrait normalement
être une faute. Mais le Dr. Bonnemaison a, je pense, agi au mieux dans le cadre
de ses lumières et de la loi Leonetti qui est une mauvaise loi, ou en tout cas
une loi très insuffisante.
Précisons déjà que je comprends que l’euthanasie fasse peur.
Effectivement, elle semble renverser un tabou extrêmement important :
« tu ne tueras pas ». Je dis « semble » parce qu’en
réalité, ce tabou n’a toujours existé qu’entouré de très nombreux aménagements.
La Bible elle-même, qui en est, pour notre civilisation, le socle originel, s’acharne
par ailleurs à ordonner de tuer à peu près tout le monde et n’importe qui :
les adultères, les homosexuels, les zoophiles, les sorciers, celles qui n’arrivent
pas vierges au mariage, j’en passe et des plus croustillantes.
Plus sérieusement, il est à peu près universellement reconnu
que vous avez le droit de tuer celui qui vous met en danger, vous ou vos
proches, par une agression physique. De même que tout le monde ou presque
reconnaît qu’un soldat qui tue un adversaire armé lors d’une guerre légalement
déclarée pour une cause juste ne commet pas de faute. De manière bien plus
contestable, aux États-Unis ou dans d’autres pays, des médecins violent
régulièrement et aux yeux de tous le serment d’Hippocrate en exécutant les
condamnés à mort, sans que cela n’émeuve grand-monde. Autrement dit, le commandement,
ou le tabou, n’a jamais été de dire « tu ne tueras pas », mais
toujours « tu ne tueras que si… » ; retirons la peine de mort de
la liste des exceptions, et ajoutons-y l’euthanasie, le tabou ne sera pas
foncièrement bouleversé, et on gagnera au change.
Précisons encore je ne suis favorable qu’à l’euthanasie
active, pas au suicide assisté. Je ne porte aucun jugement moral sur celui qui
choisit de mettre fin à ses jours, mais je considère que ce n’est pas le rôle
de la société que de l’y aider. Je pense en revanche qu’elle doit soutenir
l’être vivant (pas forcément humain, notez bien ; d’ailleurs pour les
animaux on le fait déjà très bien) qui indique ou a indiqué précédemment sa
volonté d’accélérer sa mort et dont l’état physique et matériel le condamne à
brève échéance et de manière certaine à la mort, et le place dans une situation
de grande souffrance physique ou morale ou qu’il juge contraire à sa dignité.
Les trois conditions doivent selon moi être réunies pour qu’un médecin ait la
possibilité morale (mais je crois aussi qu’alors il en a le devoir) de
pratiquer une euthanasie active.
Résumons : d’abord il faut que le malade ait clairement
indiqué sa volonté d’en finir. S’il est conscient au moment de pratiquer la
mise à mort, il doit alors réitérer la demande. S’il ne l’est plus, cette
demande doit avoir été clairement notifiée, si possible par écrit, à des
proches et si possible à l’équipe médicale (mais en dernière analyse, c’est
l’avis des proches qui doit être déterminant). Cela devrait répondre déjà à pas
mal de critiques, les comparaisons avec les nazis, l’élimination systématique des
personnes âgées ou des handicapés etc.
Il faut ensuite que le malade soit de toute façon condamné à
relativement brève échéance. Cette échéance doit être assez large. Tout le
monde se souvient du cas de Chantal Sébire, qui demandait à être
euthanasiée : elle n’allait évidemment pas mourir dans les jours à venir,
mais elle était bel et bien incurable et condamnée par l’évolution de sa
maladie.
Enfin, il faut qu’il soit dans une situation de grande
souffrance physique ou morale. Je ne pense pas qu’un simple handicap, même
lourd, puisse justifier une euthanasie : il ne condamne pas la personne,
même s’il lui rend la vie extrêmement difficile. En revanche, je pense que la
dépendance à une machine peut
justifier une euthanasie. Ce n’est pas du tout la même chose de dépendre des
autres et de dépendre d’une machine. Ne pas pouvoir s’alimenter soi-même parce
qu’on est tétraplégique, ce n’est absolument pas la même chose que d’être intubé
parce qu’on est dans un coma profond.
On va me rétorquer les habituelles tirades sur la dignité
humaine et sur le fait que toute vie et toute situation est digne d’être vécue.
C’est possible ; mais sur un sujet aussi fondamental, aussi intime et aussi
grave, comment peut-on s’instituer soi-même comme étant le juge de la dignité
de l’autre ? Si quelqu’un trouve digne de n’être plus capable de
reconnaître ses plus proches parents, de ne plus pouvoir s’alimenter qu’à
travers un tube ou d’avoir perdu le langage, fort bien ! Personne ne
l’empêchera de vivre ces situations ; personne ne le forcera à être
euthanasié ; et pour ma part, je ne le jugerai pas, ou alors je le jugerai
très courageux. Mais ce sont là des situations dont, à l’évidence, chacun doit
être juge pour soi. Cantonnées à la fin de vie, elles ne mettent aucunement la
société en danger ; en revanche, elles sont l’ultime moment, et souvent le
plus douloureux, pour ceux qui sont concernés. La sagesse impose donc de
laisser chacun libre : libre de mourir comme libre de ne pas mourir.
On va m’avancer les soins palliatifs. Mais là encore, au nom
de quoi peut-on les imposer à un mourant ? Qu’on les développe pour ceux
qui les réclament, bien sûr ! Qui pourrait bien être contre ? Mais
qu’on n’aille pas prétendre qu’ils sont suffisants ! Il y a des gens qui
veulent mourir sous soins palliatifs, ne le leur refusons pas ; mais ne
refusons pas non plus à ceux qui veulent mourir autrement ou de manière plus
rapide.
On va enfin m’avancer la sédation. À entendre certains
médecins, ce serait l’arme ultime, et l’argument supérieur contre l’euthanasie
active. En effet, on a toujours les moyens d’endormir le mourant, ce qui
supprime d’un coup, à l’évidence, la souffrance physique comme la souffrance
morale. Sous sédation, personne ne peut avoir le sentiment de l’indignité de sa
vie ! Mais cette solution n’en est pas une : encore une fois, il
s’agit d’imposer à quelqu’un (et au nom de quoi ?) une fin de vie qu’il
refuse. Qu’on ne soit plus conscient de ce qu’on estime être une situation
indigne ne la rend pas digne pour autant.
Je ne vois donc pas ce qui s’oppose à l’euthanasie active.
Si elle est correctement définie et encadrée (ce qui implique de la distinguer
du suicide assisté), elle ne menace pas la société, ne renverse aucun tabou, ne
franchit pas de nouvelle ligne rouge (tout au plus déplace-t-elle une ligne
rouge déjà franchie en permanence), et rend à chacun sa liberté de choisir le
déroulement d’un moment grave, douloureux et intime entre tous.
Évidemment, pour éloigner réellement tout risque de dérive,
elle rendrait nécessaire que chacun se préparât, très tôt, à sa propre mort.
Mais retrouver le contact avec la mort est justement quelque chose dont notre
société a besoin. Je voudrais qu’à dix-huit, chacun écrivît son testament et
ses volontés concernant la fin de sa vie. Il faudrait régulièrement
réactualiser ce document, bien sûr ; et alors ? Mieux vaut se
préparer trop tôt que trop tard. La mort peut arriver n’importe où, n’importe
quand, n’importe comment et pour n’importe qui : cela aussi, c’est une
vérité que notre société gagnerait à redécouvrir.
Une fois de plus, je sais que je vais entrer en opposition
frontale avec les autorités de mon Église, mais aussi avec la plupart de ses
fidèles. Les chrétiens sont en effet, généralement, les opposants les plus
acharnés de l’euthanasie. J’avoue ne pas comprendre pourquoi. Ceux qui,
justement, devraient avoir le moins peur de la mort, devraient avoir au
contraire le plus grand espoir sur l’Au-Delà, sont ceux-là même qui veulent
forcer tout le monde à s’accrocher le plus longtemps possible à une vie qui est
devenue tout entière souffrance.
Frères en religion, je vous en conjure : avant de vous
lancer à nouveau tête baissée dans une bataille que vous croirez mener au nom
de bons principes, posez-vous quelques questions. Acceptons de remettre en
cause même ce que nous avons toujours cru évident. Nous en sortirons grandis.
Et j’ajoute un message aux autorités de l’Église :
réfléchissez bien avant d’engager la crédibilité de l’Église sur un nouveau combat
perdu d’avance. Vous avez mobilisé largement contre le mariage pour tous, mais
sur l’euthanasie, vous pourriez bien vous retrouver avec des cortèges de
manifestants ridiculement petits. Car si un homophobe espère toujours qu’il n’y
aura pas de pédé dans sa famille, tout le monde a peur de la mort, et tout le
monde voudrait pour soi et pour ses proches la fin la plus rapide et la moins
douloureuse. Personne n’oublie cette vérité fondamentale : all men must die.
Valar morghulis.