mercredi 7 janvier 2015

Mourir debout

L’attentat terroriste commis aujourd’hui par des islamistes radicaux contre le journal Charlie Hebdo est d’abord une horreur et une abomination, mais c’est aussi, pour notre pays, une catastrophe d’au moins quatre manières différentes.

D’abord, nous avons perdu aujourd’hui des hommes de grande valeur. Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré, Bernard Maris étaient, chacun à leur manière, de grands hommes. Ils incarnaient pour une grande part l’âme de Charlie Hebdo, journal qui a profondément marqué son temps et qui a exercé une influence réelle sur la société française. Les quatre caricaturistes portaient sur le monde un regard aiguisé et vrai – Cabu est l’inventeur du grand Duduche et de « mon beauf » – ; Maris comprenait finement les réalités économiques contemporaines et savait les expliquer avec clarté et précision.

Est-ce carrément Charlie Hebdo qui est mort, comme semblent l’avoir dit les terroristes eux-mêmes juste après l’attentat ? Après la perte de Cavanna il y a quelques mois, le journal pourra-t-il survivre à cette décapitation collective ? Je le souhaite, bien sûr, mais c’est loin d’être certain. Peut-on réellement imaginer Charlie sans les dessins de Charb ? Il peut encore y avoir une nouvelle relève, mais elle n’est pas garantie. Or, ce journal jouait dans le paysage médiatique français un rôle à part, et important : le seul grand journal de gauche qui abordait un certain nombre de questions – entre autres celles liées aux défis posés par l’islam à nos sociétés. Sa disparition serait une grande perte pour la presse écrite française.

C’est également une catastrophe politique. Cet attentat ne peut que faire progresser encore le Front national, ce dont nous nous serions bien passés. En cette année d’échéances électorales (départementales et régionales), ce genre de choses est de nature à enclencher une dynamique qui pourrait bien le mener aux portes du pouvoir. Les franchira-t-il ? Pour ma part, je trouve de moins en moins improbable que le FN remporte les prochaines élections présidentielles.

Troisième point : cet attentat risque de renforcer l’idée que l’islam est intrinsèquement violent, et donc de favoriser un choc des civilisations, sur la scène internationale mais aussi, et même d’abord, à l’intérieur de la société française. Pour ma part, je ne change pas d’avis : les textes sacrés de l’islam contiennent en effet des enseignements qui appellent à la violence, que ce soit dans le Coran, dans les hadiths ou dans la vie du Prophète ; mais l’islam n’est pas réductible à ses textes sacrés : ce qui compte, c’est ce que les musulmans en font concrètement.

Je suis donc convaincu que l’islam peut évoluer ; mais il devient de plus en plus urgent que des musulmans – ça ne peut venir que d’eux – prennent cette évolution en charge. Bien des chrétiens, dont de nombreux catholiques, se battent au quotidien pour faire comprendre à tous que leur religion n’est pas assimilable à un refus de la contraception ou de l’homosexualité ; exactement de la même manière, si l’on veut vraiment éviter l’amalgame, comme les médias y appellent à l’envi depuis midi, il faut que des musulmans construisent un islam qui puisse devenir une alternative cohérente à ce que proposent les terroristes et les fondamentalistes.

Quatrième et dernier point : le risque est immense de voir les politiciens français saisir l’opportunité de faire passer en douceur de nouvelles lois sécuritaires. C’est le cas en permanence – encore à Noël, le gouvernement a fait passer discrètement les décrets d’application de l’article 20 de la loi de programmation militaire, qui permet à l’exécutif de mieux surveiller les télécommunications et les activités numériques des citoyens, le tout évidemment presque sans contrôle ni de la justice, ni de la société civile. Mais il est fort probable que le gouvernement ne laisse pas passer cette occasion de nous faire avaler un véritable Patriot Act à la française.

Or, ces mesures sont parfaitement inefficaces. Limiter sans cesse davantage les libertés fondamentales au prétexte d’accroître la sécurité, ça ne fonctionne pas. Pourquoi ? Parce qu’aucune loi ne permettra jamais d’empêcher entièrement la violence, en particulier terroriste. De la même manière qu’il est impossible d’empêcher un tueur en série de passer à l’action, il est illusoire de s’imaginer qu’on va pouvoir empêcher les actions individuelles ou de tout petits groupuscules. Les services de renseignement peuvent empêcher des attentats préparés par des groupes plus larges, mais ils sont largement inefficaces contre un tueur comme Mohamed Merah.

En revanche, les limitations de nos libertés fondamentales, elles, sont bien réelles. On a donc tous les inconvénients, puisque nous perdons des droits et que notre vie privée disparaît progressivement, sans pour autant avoir les avantages, puisque la sécurité totale ou le risque zéro n’existent pas. Et on pourrait en arriver à cette situation paradoxale où, en réaction à l’assassinat d’hommes qui ont toute leur vie lutté pour les libertés fondamentales, en particulier contre la surveillance et le contrôle de l’État, on en viendrait à renforcer ce contre quoi ils ont lutté.

Enfin que faire ? Car il ne s’agit pas seulement de parler, il faut agir. Et de ce point de vue, il me semble que la première chose à faire, l’essentiel, c’est de republier les caricatures qui ont donné lieu à ce déferlement de haine, en y ajoutant celles des dessinateurs froidement exécutés aujourd’hui.

Je sais qu’on va m’accuser de jeter de l’huile sur le feu. Mais ce geste est nécessaire. Douze personnes ont perdu la vie aujourd’hui pour que nous ayons simplement le droit de regarder ces images. La perte de ces gens, et en particulier de ces grands dessinateurs, de ces grands caricaturistes, de ces grands journalistes, de ces hommes courageux, est irréparable. Mais nous devons à ces martyrs de la liberté de continuer leur combat. Le moins que nous puissions faire pour leur mémoire, c’est de reprendre le flambeau de leur lutte.

Nous le leur devons, ai-je dit ; oui, et nous le devons aussi à nous-mêmes. Republier ces caricatures, c’est la réponse adéquate de la société à cet acte de barbarie, parce que c’est refuser de céder à la terreur et au chantage. Ils veulent que nous n’ayons pas le droit de caricaturer leur prophète ? Que ces caricatures envahissent notre espace. Si les grands journaux de ce pays sont vraiment tous Charlie, comme ils le proclament avec tant d’aise ce soir, qu’ils aient le courage de faire ce que Charlie a fait.

Si les médias diffusent ces caricatures, si nous les mettons sur nos blogs, sur nos réseaux sociaux, si nous en faisons des autocollants et des affiches, alors les terroristes non seulement n’auront pas atteint leur but, mais encore ils auront le contraire de ce qu’ils recherchaient. Nous devons leur montrer qu’ils ne nous font pas peur, ou à tout le moins que nous sommes prêts à nous battre pour nos idées, pour nos droits, pour nos libertés. Et nous pourrons ainsi donner un sens à leur mort absurde, abjecte.

Des terroristes peuvent tuer douze personnes courageuses ; mais si nous sommes des centaines de milliers à ne pas nous laisser impressionner, ils ne pourront pas nous tuer tous. Le mieux qu’on puisse espérer, c’est que loin de diviser les Français musulmans et non musulmans, de favoriser l’autocensure et de donner naissance à de nouvelles lois liberticides, ces assassinats nous donnent la force de réaffirmer les valeurs qui sont les nôtres.

Cabu, Wolinski, Charb, vous avez éclairé ma jeunesse. Vous m’avez fait rire et vous m’avez fait réfléchir. Merci.






 






Et quand même, pour finir sur une note un tout petit peu plus optimiste...




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