mardi 24 février 2015

Le fouet pour HSBC, le pardon pour Gleeden


L’Évangile gagne à être lu comme un tout ; trop souvent l’exégèse isole les textes les uns des autres, et affaiblit leur sens.

Prenons d’abord le très célèbre passage de la femme adultère, en Jean 8, 3-11 :

« Les scribes et les pharisiens amenèrent alors une femme qu’on avait surprise en adultère et ils la placèrent au milieu du groupe. “Maître, lui dirent-ils, cette femme a été prise en flagrant délit d’adultère. Dans la Loi, Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là. Et toi, qu’en dis-tu ?” Ils parlaient ainsi dans l’intention de lui tendre un piège, pour avoir de quoi l’accuser. Mais Jésus, se baissant, se mit à tracer des traits sur le sol. Comme ils continuaient à lui poser des questions, Jésus se redressa et leur dit : “Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre.” Et s’inclinant à nouveau, il se remit à tracer des traits sur le sol. Après avoir entendu ces paroles, ils se retirèrent l’un après l’autre, à commencer par les plus âgés, et Jésus resta seul. Comme la femme était toujours là, au milieu du cercle, Jésus se redressa et lui dit : “Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamnée ?” Elle répondit : “Personne, Seigneur” et Jésus lui dit : “Moi non plus je ne te condamne pas : va, et désormais ne pèche plus.” »

Le « piège » dont il est question est clair. Les scribes et les pharisiens, c’est-à-dire ceux qui sont attachés à la loi juive dans sa lettre, qui veulent qu’elle soit respectée strictement, les fondamentalistes ou les traditionnalistes de l’époque pourrait-on dire, savent deux choses.

D’abord, évidemment, ils connaissent leur sacro-sainte Loi sur le bout du doigt : en effet, la Bible ordonne de lapider les femmes adultères. En Lévitique 20, 10 par exemple, ou encore en Deutéronome 22, 22-24, la condamnation à mort est explicite. Ce qui, entre nous soit dit, devrait régler déjà pas mal de discussions : oui, l’Ancien Testament est un texte souvent violent, qui appelle plusieurs fois au meurtre, ou qui du moins condamne à mort à tire-larigot, et souvent pour des peccadilles. Et donc ce texte, ou plutôt ce recueil de textes, ne saurait être considéré comme étant intégralement la Parole divine : c’est la loi de Moïse, pas celle de Dieu, et si la première s’inspire souvent de la seconde, en bien des passages l’écart entre les deux se fait béance. Mais passons.

Ensuite, nos pharisiens connaissent aussi, à défaut de le comprendre, le message du Christ : ils savent bien qu’Il ne pourra pas prononcer la condamnation à mort. Ils veulent donc exposer Jésus comme traître et rebelle à la loi mosaïque, dans le but de pouvoir le condamner à mort Lui aussi (eh oui, c’était une manie chez pas mal de Juifs du Ier siècle) : soit Il condamne la femme adultère, soit il dénonce la loi de Moïse, mais ce faisant, Il Se condamne Lui-même.

Jésus, cependant, ne tombe pas dans le panneau, et parvient à éviter à la fois la condamnation de la femme et sa propre condamnation. On a beaucoup écrit qu’ainsi, Il préservait la loi juive, en y voyant une illustration du fameux « Je ne suis pas venu pour abolir la Loi mais pour l’accomplir ». Je suis assez sceptique quant à cette interprétation. Quand la loi dit : « il faut lapider », je ne vois pas bien comment on peut dire à la fois « il ne faut pas lapider » et « je n’abolis pas la loi ». Quand on dit l’exact contraire de ce que dit la loi, pardon mais on ne l’accomplit pas, on l’abolit. Je pense donc plutôt qu’ici, le Christ, dont « le temps n’est pas encore venu », pour reprendre une autre formule célèbre, gagne du temps ; il continue à diffuser son message, sa « bonne nouvelle » (ici, c’est particulièrement le cas de le dire, surtout pour la femme), mais Il le fait d’une manière qui ne l’amène pas à la mort – pas encore.

Peut-on généraliser ? Sans doute. Déjà, on peut noter que des histoires de cul, il n’y en a pas des masses dans l’Évangile. La femme adultère, la Samaritaine (encore chez Jean, 4, 5-42), l’affirmation qu’on commet l’adultère dès qu’on regarde quelqu’un avec désir alors qu’on est marié (en Matthieu 5, 27-28), c’est à peu près tout ce qui me vient à froid. Dans les deux premiers cas, Jésus S’abstient de toute condamnation. Cette rareté des mentions de la morale sexuelle, et la rareté plus grande encore des condamnations liées à ces questions, doit déjà nous mettre la puce à l’oreille : nos histoires de fesses, Dieu S’en fout un peu.

Bien sûr, je ne dis pas qu’on ne peut rien faire de mal en matière de sexualité. Le viol, la pédophilie, la zoophilie, parce qu’ils affectent des êtres qui ne sont pas consentants ou qui ne peuvent pas exprimer de consentement éclairé, les blessent profondément, et sont donc intrinsèquement mauvais. De même, ce qu’il y a de mauvais dans l’adultère, c’est principalement qu’il blesse celui qui est trompé. Qu’on ne m’accuse ni de laxisme, ni de relativisme ; mais clairement, ce n’est pas le sexe qui obsède Jésus. Peut-être parce qu’en-dehors des cas extrêmes que je viens de mentionner, les questions sexuelles sont finalement à la fois trop complexes et trop intimes pour pouvoir faire l’objet d’une morale, ou moins encore d’une législation : elles concernent ceux qui font, et Dieu.

Ce manque d’intérêt divin pour les questions de morale sexuelle est plus clair encore si on les met en regard avec d’autres thèmes. Ainsi l’argent, la richesse, l’exploitation de l’homme par l’homme : ça, ça a l’air de L’obséder davantage. On peut noter par exemple l’omniprésence des publicains, qui est un peu le modèle de l’homme pécheur à qui le Christ S’adresse pour le convertir et le sauver. Qui étaient les publicains ? Des individus à qui le pouvoir romain sous-traitait la collecte des impôts. En gros, le publicain avance la somme due au pouvoir, puis se rembourse sur la population en prenant une commission au passage. Et pour récupérer les sommes engagées, les publicains n’hésitaient pas, bien souvent, à recourir à la violence en cas de besoin. Pas franchement des enfants de chœur, donc : plutôt un mélange entre le collecteur d’impôts et le parrain de la mafia. Voilà donc le personnage qui semble avoir le plus besoin de la conversion : celui qui s’enrichit sur le dos des autres, particulièrement des faibles.

On peut aussi citer plusieurs passages des Évangiles qui vont dans le même sens. Le jeune homme riche, par exemple. Il interroge le Christ sur la manière d’obtenir la vie éternelle, et Jésus lui répond par le décalogue. Ce à quoi le jeune homme répond, d’après Luc 18, 21-25 :

« “Tout cela, je l’ai observé dès ma jeunesse.” L’ayant entendu, Jésus lui dit : “Une seule chose encore te manque : tout ce que tu as, vends-le, distribue-le aux pauvres et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi.” Quand il entendit cela, l’homme devint tout triste, car il était très riche. Le voyant, Jésus dit : “Qu’il est difficile à ceux qui ont les richesses de parvenir dans le Royaume de Dieu ! Oui, il est plus facile à un chameau d’entrer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu.” »

La comparaison est éclairante. À la femme adultère, Jésus ne faisait ni menace, ni avertissement : Il lui conseillait de ne plus pécher, point final. Au riche, c’est tout autre : sans la grâce divine, mentionnée aux versets suivants, la comparaison avec le chameau indique clairement que le riche ne peut tout simplement pas être sauvé. Dans la même veine, on pourrait citer l’épisode des marchands du Temple, en Jean 2, 13-16 :

« La Pâque des Juifs était proche et Jésus monta à Jérusalem. Il trouva dans le Temple les marchands de bœufs, de brebis et de colombes, ainsi que les changeurs qui s’y étaient installés. Alors, s’étant fait un fouet avec des cordes, il les chassa tous du Temple, et les brebis et les bœufs ; il dispersa la monnaie des changeurs, renversa leurs tables ; et il dit aux marchands de colombes : “Ôtez tout cela d’ici et ne faites pas de la maison de mon père une maison de trafic.” »

Un fouet, grand Dieu ! Jésus, l’homme du pardon, de l’amour universel, de priez-pour-ceux-qui-vous-persécutent, et de faites-du-bien-à-ceux-qui-vous-font-du-mal, et de tends la joue gauche, et de donne encore ton manteau, Jésus, le Gandhi de l’époque, l’homme de la douceur et de la non-violence, pour une fois, une seule fois dans tout l’Évangile, Jésus frappe. Qui frappe-t-Il ? Pas les adultères, pas les homosexuels, non, Il frappe les marchands, les changeurs, autrement dit les banquiers de l’époque. La seule et unique fois où Jésus attaque avec Ses mains, et plus avec Ses mots, ce n’est pas contre les adeptes de la Luxure, c’est contre ceux de l’Avarice.

Que peut-on en déduire ? Que François, en condamnant le capitalisme libéral et en faisant des pauvres un des piliers de son pontificat, est bien plus proche de Dieu que Paul VI, Jean-Paul II ou Benoît XVI, qui donnaient un peu l’impression de considérer comme plus important de savoir s’il fallait se mettre un tuyau de plastique sur la queue pour baiser. Parce qu’on aura beau tout chercher à mettre sur le dos des médias, la grande encyclique de Paul VI, ça reste Humanæ Vitæ, et les théologiens de la libération, qui osaient demander pourquoi les pauvres étaient pauvres, ont été condamnés par Jean-Paul II et son adjoint le cardinal Ratzinger.

On peut aussi se dire qu’en portant plainte contre Gleeden, site de rencontre basé sur l’infidélité, pour outrage à la pudeur et atteinte aux bonnes mœurs et à la morale publique, les Associations Familiales Catholiques sont bien à côté de la plaque. Franchement, les mecs, c’est ça, selon vous, l’urgence ? Lutter contre les promoteurs de l’infidélité ? D’accord, c’est cynique de faire du fric là-dessus ; mais vraiment, c’est ça qui vous semble le plus nocif au bien public ? Dassault qui fait du fric en vendant des armes, Total qui fait du fric en détruisant la planète, HSBC qui fait du fric en permettant aux plus riches de ne pas payer les impôts qui financent les hôpitaux et les écoles de tous, ça ne vous aurait pas semblé plus utile, plus pressant, comme combats ?

J’ai déjà eu l’occasion de dire sur ce blog que si la Manif pour tous, les Veilleurs, le Printemps français et autres groupes du même tonneau avaient consacré à lutter contre la pauvreté l’énergie qu’ils ont consacrée à lutter contre la loi Taubira, il y aurait nettement moins de malheureux en France aujourd’hui. Les AFC, avec leur procès débile, reproduisent exactement la même erreur. Elles montrent qu’elles n’ont absolument aucun sens des priorités, des urgences, de ce qui est vraiment mal dans notre monde. Elles donnent des catholiques une image lamentable : celle de gens qui vivent dans leur bulle, coupés de la société et des vrais problèmes qui la déchirent, obnubilés par ce qu’il se passe dans le slip et dans le lit des autres. Elles continuent de mener les combats qui étaient déjà d’arrière-garde en 1969 ; alors pensez, en 2015… Réveillez-vous : le monde va mal, très, très mal, mais ce n’est pas à cause de ce que vous croyez.

samedi 14 février 2015

La défense des faibles, oui ; la dictature du prolétariat, non


Peut-on rire de tout ? En répondant par l’affirmative tout en ajoutant : « mais pas avec tout le monde », Pierre Desproges n’a pas fait le tour de la question, même s’il a posé un principe de bon sens ou au moins de prudence, pour ceux qui veulent être prudents. Suite aux attentats contre Charlie Hebdo, en tout cas, on trouve de plus en plus de gens qui ne sont pas d’accord avec lui, et qui pensent que non, décidément, on ne peut pas rire de tout.

Dans mes derniers billets, je me suis attaché à démonter la position de ceux qui critiquaient Charlie au nom du respect (« non, on ne peut pas rire de tout, il faut respecter les croyances des gens » – tellement bête que c’est très facile à démolir) ou de la responsabilité (« oui, on peut rire de tout, mais il ne faut pas le faire parce qu’il faut penser aux conséquences » – un peu plus retors, mais qui ne tient pas très longtemps quand même).

Les adversaires de la liberté d’expression utilisent un troisième argument, celui du contexte et des mentalités. Contre Charlie, le syllogisme est très simple : 1. les musulmans sont une population trop généralement mal vue et donc discriminée ; 2. se moquer d’une population déjà mal vue ne peut que renforcer les clichés et donc les discriminations dont elle est victime ; 3. pour éviter de renforcer ou de laisser perdurer lesdites discriminations, il ne faut donc pas se moquer des musulmans ou de leur religion. Le tout à grand renfort de comparaisons historiques, dont la préférée est bien entendu le nazisme : « qu’auriez-vous pensé d’un journal athée qui, dans les années 30, aurait critiqué l’arriération de la religion juive, sans pour autant appeler à la haine, à la violence ou à la discrimination contre les Juifs eux-mêmes ? N’aurait-il pas participé à la montée de l’antisémitisme et donc eu sa part de responsabilité dans la Shoah ? »

Ça ressemble assez, au fond, à l’argument de la responsabilité ; sauf qu’au lieu de dire « il ne faut pas caricaturer le Prophète parce que ça énerve les islamistes et qu’après ils tuent des chrétiens en Orient », on dit « il ne faut pas caricaturer le Prophète parce que ça renforce les clichés contre les musulmans et qu’après il va y avoir un génocide des musulmans », assorti bien sûr du complément-menace : « et ce sera de vot’ faute d’abord ».

On peut également noter que ça marche avec à peu près n’importe quelle population discriminée. Les femmes, par exemple : il y a des gens qui passent un temps fou de leur existence à détecter la moindre forme de sexisme dans les pubs, dans les films etc., et qui dénoncent consciencieusement ceux qu’ils jugent « sexistes », c’est-à-dire à peu près tous ceux où une femme apparaît comme désirable, surtout si le produit vendu, par exemple, n’a qu’un rapport lointain avec la féminité. Mais au-delà des pubs ou des œuvres d’art, la moindre blague sur les femmes, les blondes, les Noirs, les homos, les Juifs etc. vous fait tout de suite regarder par certains comme le monstre qui prépare consciemment (auquel cas vous êtes un salaud) ou inconsciemment (auquel cas vous êtes un imbécile) le prochain holocauste.

Commençons par poser l’évidence : que les musulmans, les Noirs, les femmes, les homos etc. soient discriminés dans nos sociétés, il faut vraiment être aveugle, idiot ou de mauvaise foi pour en disconvenir. Oui, les femmes sont payées en moyenne 25% de moins que les hommes. Oui, elles ont plus de mal à atteindre les postes de pouvoir, dans le public ou dans le privé. Oui, il est plus difficile de trouver un job quand on s’appelle Mohamed Mounir que quand on s’appelle Jean-Chrétien Blanchot. Oui, les jeunes homos se suicident 4 fois plus que les jeunes hétéros. Je ne nie pas ces discriminations, ni les autres, je ne les minimise pas, je ne nie pas leur gravité ni leurs conséquences dramatiques pour des millions de gens.

Alors que faire ? Interdire par la loi les blagues sur les noirs, les femmes ou les arabes ? Ou, à défaut de les interdire légalement, s’interdire d’en faire, au motif que « l’humour-ne-permet-pas-tout » et que « ça-fait-du-mal-à-la-fraternité » ? Je ne pense pas que ce soit la solution.

Il faut se rendre compte que ce qui est à l’œuvre ici, c’est un combat de fond entre deux visions de l’action politique, et en fait deux philosophies politiques : celle qui privilégie des principes, et celle qui privilégie une situation particulière. Naturellement, toute bonne politique tient les deux : elle agit en tenant compte à la fois des principes et de la situation particulière. Mais il y a toujours une chose qu’on met en premier.

Je me situe, résolument, dans le camp de ceux qui mettent les principes en premier, parce que les principes n’existent tout simplement pas s’ils ne viennent pas en premier. L’étymologie le révèle : principium, en latin, c’est « prendre » (capio) « en premier » (primus). Le principe, c’est donc ce qui est « pris en premier ». Une bonne politique consiste donc à analyser lucidement le contexte dans lequel on se trouve pour le transformer en fonction de principes ; et surtout pas le contraire, qui consisterait à adapter nos principes à la situation présente.

Pourquoi ? Parce que sinon, on n’appliquera jamais le principe : on aura toujours une bonne raison circonstancielle de ne pas le faire. Bien sûr, entre le riche et le pauvre, entre le fort et le faible, entre l’oppresseur et l’opprimé, c’est la loi qui protège, et c’est la liberté qui asservit. Mais il faut trouver un équilibre entre les deux, entre la protection des plus faibles et les libertés fondamentales qui, justement parce qu’elles sont fondamentales, appartiennent aussi au riche, au fort, à l’oppresseur. Comprendre cela, c’est tout simplement comprendre qu’aucune fin, aussi bonne soit-elle, ne justifie qu’on emploie n’importe quel moyen.

Je trouve inquiétant que tant de gens semblent perdre cela de vue. On trouve pléthore de militants pour défendre ouvertement, de manière assumée, que la liberté d’expression doit disparaître, qu’il faut faire taire les fascistes et les bourgeois, que pas-de-liberté-pour-les-ennemis-de-la-liberté, merci Saint-Just. Sans remonter aussi loin et sans appeler aussi ouvertement au retour de la Terreur, certains semblent considérer, comme le faisaient un certain nombre d’intellectuels occidentaux à propos de l’URSS de Staline ou de Brejnev, que les libertés dites « bourgeoises » ou « formelles » sont au mieux un luxe, au pire une illusion, dont il est quoi qu’il en soit nécessaire de se passer pour une meilleure protection des faibles. Encore une fois, je note au passage que « démocratie » ne rime pas toujours avec « droits de l’homme » ou avec « respect des libertés fondamentales », et que le royaliste que je suis se trouve plus attaché à ces derniers que bien des démocrates.

Je ne méconnais pas la critique marxiste des droits de l’homme. Bien sûr, les conditions socio-économiques ne permettent pas à tous d’en profiter également. Mais de là à dire que la solution consiste purement et simplement à s’en débarrasser, il y a un pas que je refuse de franchir. La défense des faibles et des opprimés, oui, mais pas à n’importe quel prix ; et non à une dictature du prolétariat nouvelle formule, où le prolétariat serait élargi à toutes les catégories considérées, souvent à juste titre d’ailleurs, comme opprimées.

On va me reprocher d’accepter, au nom de l’humour ou au nom de principes, des blagues, des propos, des textes qui favorisent le maintien, voire le renforcement, de graves inégalités, d’injustices, de discriminations. Eh bien oui, je les accepte. Il faut lutter contre les injustices, mais pas par n’importe quel moyen, pas en faisant feu de tout bois. Il faut accepter que la lutte ne soit pas totale, absolue. Oui, certaines blagues peuvent faire perdurer des préjugés ; oui, certains discours peuvent, indirectement, maintenir des injustices.

Mais d’une part, ce n’est pas en stigmatisant leurs auteurs en permanence, voire en les traînant devant les tribunaux, qu’on va faire disparaître les inégalités ou les principes qui en sont à l’origine ; parfois même, c’est contre-productif. Et d’autre part, il vaut quand même mieux les garder que de chercher à les supprimer à tout prix, parce qu’alors le remède serait pire que le mal. On peut appliquer à toute liberté ce que Mitterrand disait de la liberté de la presse : « La liberté présente des inconvénients ; mais moins que l’absence de liberté ».

De même que le risque zéro n’existe pas, on ne peut pas empêcher tout ce qui a des conséquences négatives. L’État doit maintenir les libertés fondamentales pour tous : la censure légale est donc inenvisageable. Et quant à l’autocensure, mieux vaut une société dans laquelle on fait des blagues sur les femmes et où on essaye, par ailleurs, de lutter contre les discriminations dont elles sont victimes, qu’une société de l’autocontrôle permanent, aseptisée, dans laquelle tout le monde marcherait en permanence sur des œufs. Si, à chaque mot qu’on dit, on doit imaginer les conséquences pour la dixième génération, on ne vit plus. La liberté d’expression doit être limitée, mais si ces limites sont trop étroites, elles la tueront.