samedi 14 février 2015

La défense des faibles, oui ; la dictature du prolétariat, non


Peut-on rire de tout ? En répondant par l’affirmative tout en ajoutant : « mais pas avec tout le monde », Pierre Desproges n’a pas fait le tour de la question, même s’il a posé un principe de bon sens ou au moins de prudence, pour ceux qui veulent être prudents. Suite aux attentats contre Charlie Hebdo, en tout cas, on trouve de plus en plus de gens qui ne sont pas d’accord avec lui, et qui pensent que non, décidément, on ne peut pas rire de tout.

Dans mes derniers billets, je me suis attaché à démonter la position de ceux qui critiquaient Charlie au nom du respect (« non, on ne peut pas rire de tout, il faut respecter les croyances des gens » – tellement bête que c’est très facile à démolir) ou de la responsabilité (« oui, on peut rire de tout, mais il ne faut pas le faire parce qu’il faut penser aux conséquences » – un peu plus retors, mais qui ne tient pas très longtemps quand même).

Les adversaires de la liberté d’expression utilisent un troisième argument, celui du contexte et des mentalités. Contre Charlie, le syllogisme est très simple : 1. les musulmans sont une population trop généralement mal vue et donc discriminée ; 2. se moquer d’une population déjà mal vue ne peut que renforcer les clichés et donc les discriminations dont elle est victime ; 3. pour éviter de renforcer ou de laisser perdurer lesdites discriminations, il ne faut donc pas se moquer des musulmans ou de leur religion. Le tout à grand renfort de comparaisons historiques, dont la préférée est bien entendu le nazisme : « qu’auriez-vous pensé d’un journal athée qui, dans les années 30, aurait critiqué l’arriération de la religion juive, sans pour autant appeler à la haine, à la violence ou à la discrimination contre les Juifs eux-mêmes ? N’aurait-il pas participé à la montée de l’antisémitisme et donc eu sa part de responsabilité dans la Shoah ? »

Ça ressemble assez, au fond, à l’argument de la responsabilité ; sauf qu’au lieu de dire « il ne faut pas caricaturer le Prophète parce que ça énerve les islamistes et qu’après ils tuent des chrétiens en Orient », on dit « il ne faut pas caricaturer le Prophète parce que ça renforce les clichés contre les musulmans et qu’après il va y avoir un génocide des musulmans », assorti bien sûr du complément-menace : « et ce sera de vot’ faute d’abord ».

On peut également noter que ça marche avec à peu près n’importe quelle population discriminée. Les femmes, par exemple : il y a des gens qui passent un temps fou de leur existence à détecter la moindre forme de sexisme dans les pubs, dans les films etc., et qui dénoncent consciencieusement ceux qu’ils jugent « sexistes », c’est-à-dire à peu près tous ceux où une femme apparaît comme désirable, surtout si le produit vendu, par exemple, n’a qu’un rapport lointain avec la féminité. Mais au-delà des pubs ou des œuvres d’art, la moindre blague sur les femmes, les blondes, les Noirs, les homos, les Juifs etc. vous fait tout de suite regarder par certains comme le monstre qui prépare consciemment (auquel cas vous êtes un salaud) ou inconsciemment (auquel cas vous êtes un imbécile) le prochain holocauste.

Commençons par poser l’évidence : que les musulmans, les Noirs, les femmes, les homos etc. soient discriminés dans nos sociétés, il faut vraiment être aveugle, idiot ou de mauvaise foi pour en disconvenir. Oui, les femmes sont payées en moyenne 25% de moins que les hommes. Oui, elles ont plus de mal à atteindre les postes de pouvoir, dans le public ou dans le privé. Oui, il est plus difficile de trouver un job quand on s’appelle Mohamed Mounir que quand on s’appelle Jean-Chrétien Blanchot. Oui, les jeunes homos se suicident 4 fois plus que les jeunes hétéros. Je ne nie pas ces discriminations, ni les autres, je ne les minimise pas, je ne nie pas leur gravité ni leurs conséquences dramatiques pour des millions de gens.

Alors que faire ? Interdire par la loi les blagues sur les noirs, les femmes ou les arabes ? Ou, à défaut de les interdire légalement, s’interdire d’en faire, au motif que « l’humour-ne-permet-pas-tout » et que « ça-fait-du-mal-à-la-fraternité » ? Je ne pense pas que ce soit la solution.

Il faut se rendre compte que ce qui est à l’œuvre ici, c’est un combat de fond entre deux visions de l’action politique, et en fait deux philosophies politiques : celle qui privilégie des principes, et celle qui privilégie une situation particulière. Naturellement, toute bonne politique tient les deux : elle agit en tenant compte à la fois des principes et de la situation particulière. Mais il y a toujours une chose qu’on met en premier.

Je me situe, résolument, dans le camp de ceux qui mettent les principes en premier, parce que les principes n’existent tout simplement pas s’ils ne viennent pas en premier. L’étymologie le révèle : principium, en latin, c’est « prendre » (capio) « en premier » (primus). Le principe, c’est donc ce qui est « pris en premier ». Une bonne politique consiste donc à analyser lucidement le contexte dans lequel on se trouve pour le transformer en fonction de principes ; et surtout pas le contraire, qui consisterait à adapter nos principes à la situation présente.

Pourquoi ? Parce que sinon, on n’appliquera jamais le principe : on aura toujours une bonne raison circonstancielle de ne pas le faire. Bien sûr, entre le riche et le pauvre, entre le fort et le faible, entre l’oppresseur et l’opprimé, c’est la loi qui protège, et c’est la liberté qui asservit. Mais il faut trouver un équilibre entre les deux, entre la protection des plus faibles et les libertés fondamentales qui, justement parce qu’elles sont fondamentales, appartiennent aussi au riche, au fort, à l’oppresseur. Comprendre cela, c’est tout simplement comprendre qu’aucune fin, aussi bonne soit-elle, ne justifie qu’on emploie n’importe quel moyen.

Je trouve inquiétant que tant de gens semblent perdre cela de vue. On trouve pléthore de militants pour défendre ouvertement, de manière assumée, que la liberté d’expression doit disparaître, qu’il faut faire taire les fascistes et les bourgeois, que pas-de-liberté-pour-les-ennemis-de-la-liberté, merci Saint-Just. Sans remonter aussi loin et sans appeler aussi ouvertement au retour de la Terreur, certains semblent considérer, comme le faisaient un certain nombre d’intellectuels occidentaux à propos de l’URSS de Staline ou de Brejnev, que les libertés dites « bourgeoises » ou « formelles » sont au mieux un luxe, au pire une illusion, dont il est quoi qu’il en soit nécessaire de se passer pour une meilleure protection des faibles. Encore une fois, je note au passage que « démocratie » ne rime pas toujours avec « droits de l’homme » ou avec « respect des libertés fondamentales », et que le royaliste que je suis se trouve plus attaché à ces derniers que bien des démocrates.

Je ne méconnais pas la critique marxiste des droits de l’homme. Bien sûr, les conditions socio-économiques ne permettent pas à tous d’en profiter également. Mais de là à dire que la solution consiste purement et simplement à s’en débarrasser, il y a un pas que je refuse de franchir. La défense des faibles et des opprimés, oui, mais pas à n’importe quel prix ; et non à une dictature du prolétariat nouvelle formule, où le prolétariat serait élargi à toutes les catégories considérées, souvent à juste titre d’ailleurs, comme opprimées.

On va me reprocher d’accepter, au nom de l’humour ou au nom de principes, des blagues, des propos, des textes qui favorisent le maintien, voire le renforcement, de graves inégalités, d’injustices, de discriminations. Eh bien oui, je les accepte. Il faut lutter contre les injustices, mais pas par n’importe quel moyen, pas en faisant feu de tout bois. Il faut accepter que la lutte ne soit pas totale, absolue. Oui, certaines blagues peuvent faire perdurer des préjugés ; oui, certains discours peuvent, indirectement, maintenir des injustices.

Mais d’une part, ce n’est pas en stigmatisant leurs auteurs en permanence, voire en les traînant devant les tribunaux, qu’on va faire disparaître les inégalités ou les principes qui en sont à l’origine ; parfois même, c’est contre-productif. Et d’autre part, il vaut quand même mieux les garder que de chercher à les supprimer à tout prix, parce qu’alors le remède serait pire que le mal. On peut appliquer à toute liberté ce que Mitterrand disait de la liberté de la presse : « La liberté présente des inconvénients ; mais moins que l’absence de liberté ».

De même que le risque zéro n’existe pas, on ne peut pas empêcher tout ce qui a des conséquences négatives. L’État doit maintenir les libertés fondamentales pour tous : la censure légale est donc inenvisageable. Et quant à l’autocensure, mieux vaut une société dans laquelle on fait des blagues sur les femmes et où on essaye, par ailleurs, de lutter contre les discriminations dont elles sont victimes, qu’une société de l’autocontrôle permanent, aseptisée, dans laquelle tout le monde marcherait en permanence sur des œufs. Si, à chaque mot qu’on dit, on doit imaginer les conséquences pour la dixième génération, on ne vit plus. La liberté d’expression doit être limitée, mais si ces limites sont trop étroites, elles la tueront.

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