samedi 2 mai 2015

Dans l'islam aussi, les choses avancent (lentement)


On dit souvent que les principales religions monothéistes sont comme de gros paquebots : elles ont du mal à prendre les virages. Forcément : quand on pense détenir la vérité directement de Dieu, c’est-à-dire de la Vérité elle-même, on pense qu’on ne peut pas se tromper ; à partir de là, reconnaître une erreur est toujours délicat : on risque fatalement d’ébranler tout l’édifice.

Il faut donc biaiser. L’Église catholique est championne en la matière : l’air de rien, elle enterre, sans jamais les renier officiellement, des dogmes, des rites ou des commandements moraux qui ne passeraient plus aujourd’hui ; et elle promeut des idées ou accepte des pratiques qui auraient conduit leurs auteurs au bûcher il n’y a pas 400 ans de cela.

Pour faire passer la pilule, rien de tel que le silence : on ne parle tout simplement plus de certaines encycliques, de certains syllabus, de certains canons ; et quand ça ne suffit plus, on enrobe tout cela dans des mots vides de sens ; on imagine une illusoire « herméneutique de la continuité » pour dire qu’en fait pas du tout, ce qu’on fait et dit aujourd’hui n’est pas le moins du monde contradictoire avec ce qu’on faisait ou disait avant. Quitte, parfois, à inverser complètement le sens des mots ; et quand Grégoire XVI, dans Mirari vos, parle de « la liberté de la presse, liberté la plus funeste, liberté exécrable, pour laquelle on n’aura jamais assez d’horreur et que certains hommes osent avec tant de bruit et tant d’insistance, demander et étendre partout », certains peuvent vous dire en vous regardant droit dans les yeux que l’Église n’a en fait jamais condamné la liberté de la presse. Bon.

Évidemment, ça ne passe pas complètement comme une lettre à la Poste ; il y a toujours des gens pour refuser de fermer les yeux sur la supercherie. Ça donne d’un côté les réformistes, qui veulent qu’on assume le changement, et de l’autre la FSSPX, qui regarde la réalité en face, voit que l’herméneutique de la continuité est un attrape-nigaud, et demande, à l’inverse des premiers, qu’on continue à faire comme on a toujours fait. Je ne suis pas d’accord avec leurs conclusions, mais au moins, ils ne se payent pas d’illusions.

Pour ma part, je fais bien sûr partie de la première catégorie, et je préférerais qu’on assume franchement ; qu’on dise, une bonne fois pour toute, que l’Église visible, à la différence de l’Église invisible, est une institution humaine, et qu’à ce titre elle se trompe, elle erre, elle dit et fait des conneries, sur lesquelles elle peut revenir ensuite. On y viendra, je pense ; pas demain, mais on y viendra.

En attendant, cela dit, un changement, même honteux, même pas bien assumé, vaut toujours mieux que pas de changement du tout. Et chez les chrétiens, même chez les catholiques (le plus gros paquebot de la flotte), les choses changent ; doucement mais sûrement. Le pape François y contribue, avec son refus de juger les homosexuels, ses tentatives (on verra fin 2015 ou début 2016 si elles aboutissent vraiment à quelque chose ou si la montagne finit par accoucher d’une souris) pour mieux accepter et intégrer les divorcés-remariés, les relations sexuelles hors-mariage etc. La masse des fidèles y contribue plus encore : pas tellement par des prises de position publiques (ce n’est pas tellement dans leur culture), mais plutôt par leur comportement (je ne connais pas beaucoup de jeunes couples chrétiens qui respectent réellement Humanæ vitæ, même s’ils n’auront jamais un mot contre elle en public).

Tout n’est pas parfait, certes ; la récente controverse sur le refus par le Vatican d’agréer l’ambassadeur de France, apparemment au motif de son homosexualité, est à mon sens, si les faits sont avérés, la première vraie tache sur le pontificat de François. Mais encore une fois, on ne peut pas attendre d’un paquebot qu’il manœuvre aussi vite qu’un zodiac.

Autre signe positif : ça bouge aussi hors de l’Église catholique. Chez les protestants, ce n’est pas très surprenant : les vieilles Églises européennes (par oppositions à celles qui sont nées plus récemment sur le continent américain, nettement plus réactionnaires) ont toujours été plus ouvertes au changement. En Angleterre, l’Église anglicane a accepté d’abord les femmes prêtres, puis les femmes évêques. De nombreuses autres Églises protestantes bénissent les unions homosexuelles, voire les sanctifient par le mariage, comme l’Église de Suède (dont une femme est d’ailleurs archevêque).

Enfin (et c’est quand même surtout de ça que je voulais parler), les choses évoluent aussi dans l’islam. En France, on peut citer l’imam Ludovic-Mohamed Zahed, lui-même homosexuel et marié religieusement. Fondateur de l’association HM2F (Homosexuels Musulmans de France), il est à l’origine de la première « mosquée inclusive » de France, en région parisienne : elle accueille aussi bien les homosexuels que les femmes non voilées. En 2014, il a marié deux Iraniennes en Suède. À lui tout seul, il est un salutaire coup de bâton sur le museau des Indigènes de la République, et tout particulièrement d’Houria Bouteldja qui écrivait que pour les musulmans de France, « le mariage hétérosexuel [était] le seul horizon possible ».

Ailleurs, on pourrait évoquer le réalisateur Parvez Sharma, lui aussi musulman et homosexuel, connu surtout pour son film A Jihad for Love, sorti en 2007, qui cherchait à briser l’idée (complètement absurde évidemment) selon laquelle l’homosexualité n’existerait pas dans le monde musulman (idée très prégnante, on s’en rend particulièrement compte à Mayotte). Au péril de sa vie, il vient de réaliser un nouveau film intitulé A Sinner in Mecca, qui retrace son propre pèlerinage à La Mecque.

Ce ne sont que deux exemples, bien sûr, mais ce qu’ils révèlent est d’une importance capitale : ils prouvent qu’il n’y a aucune guerre générale entre l’islam et le christianisme, ou entre le monde musulman et l’Occident ; il y a une guerre entre les partisans des libertés fondamentales et les extrémistes de tous bords qui ne veulent pas en entendre parler. Les fanatiques chrétiens comme les fanatiques musulmans sont en guerre à la fois contre les droits de l’homme et les uns contre les autres ; et leur stratégie essentielle – là-dessus, leur ressemblance est d’ailleurs frappante – consiste justement à faire croire que la guerre est d’abord entre les deux grands monothéismes : cela leur permet, bien sûr, de diviser les partisans des droits fondamentaux pour mieux les affaiblir.

Cette stratégie peut parfaitement réussir. Les attentats, les meurtres, les atrocités commises à plus ou moins grande échelle par l’État islamique, par Boko Haram, par Al-Qaeda ou par tous ceux qui se revendiquent de la même mouvance, ont en effet, de ce point de vue, une double utilité. D’une part, ils éveillent chez les Occidentaux une tristesse, une colère, une rage, un dégoût qui peuvent facilement les submerger et leur faire réellement croire que l’ennemi, c’est l’islam en général. De cette manière, les Occidentaux « de souche » (notez les guillemets) se retourneraient contre les musulmans dans leur globalité, les rejetant en bloc et les poussant ainsi dans les bras des terroristes, qui apparaîtraient comme leur ultime recours. Premier drame, dont on voit déjà les prémices, car il transforme petit à petit en ennemis ceux qui n’avaient aucune raison de le devenir, les musulmans modérés qui, au fond, ne sont pas plus homophobes ou misogynes que n’importe qui.

D’autre part, ces sentiments de colère sont exploités par les gouvernements occidentaux pour mettre en place des lois liberticides (on a eu le Patriot Act aux États-Unis, on fait largement aussi bien en France en ce moment même). C’est une seconde catastrophe, aussi terrible que la première : outre qu’elle nous conduit doucement à un nouveau totalitarisme, elle nous fait perdre de vue les valeurs que nous sommes censés défendre, donc notre âme et notre raison d’être.

Parce que cette stratégie des fondamentalistes musulmans peut fonctionner, elle est dangereuse et doit être combattue avec la dernière énergie. Dans ce combat, une arme essentielle va résider dans les initiatives des homosexuels musulmans, mais plus généralement de tous les réformistes de cette religion et de ses différents courants : ceux qui, par exemple, militent pour une révision des hadiths ou pour une autre manière de considérer l’abrogation des versets contradictoires du Coran, voire pour réviser le statut du Coran lui-même.

La réforme de l’islam est essentielle, et elle est attendue par de nombreux musulmans. Le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, président de la République d’Égypte, déclarait le 28 décembre dernier à l’université Al Azhar du Caire : « Nous sommes devant la nécessité d’une évolution religieuse. Vous, les imams, êtes responsables devant Allah. Le monde entier attend votre prochaine réforme, car la communauté musulmane est ravagée, détruite ; elle va à sa perte, et elle le fait à cause de nous. » Ce maréchal a sans doute bien des défauts, ce n’est peut-être pas un nouveau Nasser, mais au moins, il semble avoir compris un point fondamental.

L’Église catholique, il y a un peu plus de 50 ans, entamait, avec le Concile de Vatican II, son plus grand, son plus important aggiornamento depuis le Concile de Trente, au milieu du XVIe siècle. Cette grande réforme de l’Église est loin, très loin d’être achevée, et elle doit se poursuivre. Il y a quelque espoir à considérer que l’islam, lui aussi, s’engage peut-être en ce moment même dans une bataille similaire. C’est d’abord aux réformistes musulmans eux-mêmes de la mener, bien sûr ; mais nous avons le devoir de les soutenir et de les aider. Ce sont nos frères d’armes.

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