vendredi 1 mai 2015

Sylvie Brunel mélange le bon grain et l'ivraie


Note : Ce billet est la version complète dun article que Le Monde a publié ici mais a tronqué (sans me demander comment le faire...) en supprimant quelques passages essentiels.

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La géographe Sylvie Brunel, spécialiste du développement, publie dans Le Monde du 28 avril dernier un article intitulé « Les agriculteurs ne sont pas des pollueurs empoisonneurs », en fait un long réquisitoire contre l’agriculture biologique et plus généralement contre l’écologie.

Dans le viseur, les opposants à l’agriculture « dite productiviste ». Pourquoi « dite » ? L’agriculture conventionnelle est productiviste et industrielle : elle cherche à produire le plus possible, c’est le rôle qui lui a été explicitement assigné depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ; depuis bien longtemps, elle ne cherche même plus à produire plus pour manger plus, mais bien pour vendre plus. Les exploitations agricoles conventionnelles sont en fait des entreprises comme les autres, qui partagent leurs buts (le productivisme et le profit) comme leurs méthodes (celles de la technique et de l’industrie).

Afin de mieux pouvoir le terrasser, Sylvie Brunel construit un ennemi imaginaire, ou plutôt caricatural : l’adversaire de l’agriculture productiviste, forcément un urbain nostalgique du « bon vieux temps » et de « l’éden perdu de nos campagne », qui « [refuse] de voir la réalité en face » et « se [berce] d’une vision passéiste et erronée des campagnes ». Diantre ! À l’opposé de cet égoïste qui, naturellement, se moque du développement des pays pauvres, Sylvie Brunel invoque systématiquement « les paysans », en bloc (« les paysans n’en peuvent plus »…), comme s’ils formaient une masse homogène forcément d’accord avec elle.

Or, la réalité est infiniment plus complexe. Bien sûr, il y a beaucoup de vrai dans l’article de Mme Brunel – c’est toute sa force. Oui, le travail paysan dans le monde préindustriel était d’une extrême pénibilité. Oui, il y avait des disettes et des famines. Oui, il faut mieux nourrir l’humanité que nous ne le faisons aujourd’hui, en particulier les habitants des pays pauvres ou en développement. Oui, les paysages français ont été façonnés par l’agriculture et n’ont rien de « naturel ». Oui, l’agriculture productiviste nous a permis de devenir un pays exportateur.

Est-ce à dire que tout aille au mieux dans le meilleur des mondes possibles, et que nous n’ayons plus qu’à avancer sur notre lancée ? Certainement pas. Car Sylvie Brunel oublie tout de même les nombreuses ombres au tableau qu’elle dépeint. Ainsi, elle insiste sur la nécessité de l’irrigation, qui « a produit les civilisations les plus brillantes ». En ligne de mire, bien sûr, les opposants au barrage de Sivens, explicitement mentionné au début de l’article. Que l’irrigation soit nécessaire, qui en doute ? Personne à ma connaissance. Mais a-t-on forcément besoin de projets pharaoniques à la fois coûteux et profondément destructeurs ? Les zadistes de Sivens ne réclamaient pas l’interdiction de l’irrigation et ne faisaient pas que s’opposer stérilement (c’est le cas de le dire) : ils avaient au contraire un contre-projet beaucoup plus adapté à la réalité du terrain et qui, malheureusement, n’a pas été retenu par le Ministère de l’Écologie.

Sylvie Brunel va plus loin et s’égare dans des contre-vérités quand elle affirme avec aplomb que « la “conversion” au bio […] n’est […] [pas] meilleure pour la planète ». Le motif ? « Plus de CO2 lié au désherbage mécanique, ou au transport ». Pour ce qui est du transport, personne n’a dit que le bio était suffisant : oui, il faut aussi consommer local et de saison, sans quoi on perd en effet une part du bénéfice environnemental. Mais pour le CO2, là pardon, soyons sérieux ! Outre que le désherbage ne se fait pas forcément avec des machines polluantes fonctionnant au pétrole, Mme Brunel oublie aussi que les herbicides, pesticides, fongicides et autres sont bel et bien des poisons : en fait, c’est comme cela qu’ils fonctionnent. Elle semble également ignorer l’état des sols et des sous-sols des exploitations agricoles conventionnelles, qui sont – de plus en plus d’études le montrent – absolument morts : en-dehors de l’unique espèce cultivée, il n’y a plus rien, ni faune, ni flore, ni vie microbienne pourtant essentielle au maintien de l’écosystème.

Et je ne parle même pas des autres inconvénients, nombreux et parfois dramatiques, de l’agriculture conventionnelle : les dangers pour la santé humaine, la mort en masse des abeilles dont on se rend de mieux en mieux compte qu’elle vient largement des pesticides chimiques, l’immense souffrance animale dans les usines d’élevage modernes, la destruction massive de biodiversité, due par exemple aux remembrements, les OGM dont on ne connaît pas les effets à long terme sur les écosystèmes… Comment peut-on faire semblant de croire que les innombrables avantages de l’agriculture biologique en matière de respect de l’environnement ne compensent pas ses quelques inconvénients éventuels ?

On a en fait l’impression que Sylvie Brunel ignore largement la réalité de l’agriculture biologique aujourd’hui, et tout particulièrement les développements de l’agronomie. A-t-elle seulement entendu parler de la permaculture ? À lire son texte, on en doute. Bien sûr, la permaculture produit moins, en quantité, que l’agriculture productiviste. Est-ce à dire qu’elle ne permettrait pas à la France d’être auto-suffisante alimentairement ? Rien ne le prouve, car la permaculture donne des résultats étonnants. Peut-être qu’après une conversion intégrale (bien lointain à l’heure qu’il est) à ce contre-modèle, nous cesserions d’être un pays exportateur. Mais est-ce vraiment l’essentiel ?

Alors bien sûr, l’agriculture bio – et la permaculture ne fait pas exception –, c’est « plus cher », les quantités produites sont « plus faibles », « le coût de la main-d’œuvre est plus important ». Évidemment : le travail agricole doit bien être fait, que ce soit par des machines et des produits chimiques, ou que ce soit par des humains. Mais au fond, les deux options sont chères. Sylvie Brunel oublie que pour s’acheter les machines, les semences et les produits chimiques qui sont le socle de l’agriculture industrielle, les agriculteurs sont souvent contraints de s’endetter sur des années, voire des décennies, à tel point qu’on peut se demander dans quelle mesure ils sont encore propriétaires de leurs exploitations. L’agriculture conventionnelle est même à l’origine de véritables drames sociaux car les agriculteurs, enserrés dans la chaîne des industries agro-alimentaires, sont soumis à des pressions intenses à la fois des entreprises d’amont (semenciers, banques etc.) et des entreprises d’aval (grande distribution).

Dans un pays où le taux de chômage réel dépasse les 10%, ne serait-il pas préférable de passer à une agriculture qui emploiera beaucoup plus de personnes et qui enverra moins d’argent dans les poches des banques et des grands groupes industriels ? L’argent ne manque pas vraiment, il est surtout mal employé : réorientons les subventions déjà en vigueur vers les exploitations respectueuses de l’environnement, subventionnons une recherche agronomique allant dans le même sens, et on verra ce dont les techniques agricoles douces sont vraiment capables.

C’est vrai, les produits bio « se conservent […] très peu de temps », ce qui donne lieu à « un gaspillage immense ». Mais la faute revient-elle vraiment à la faible durée de conservation des aliments, ou à un système qui a été intégralement pensé pour des produits alimentaires bourrés de conservateurs chimiques ? Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce n’est pas seulement l’agriculture qu’il faut repenser : c’est tout notre système de production mais aussi de distribution, de transport et de consommation des aliments. Oui, c’est une révolution ; mais elle est nécessaire.

Cet article de Mme Brunel ne fait que confirmer le triste mouvement dans lequel la géographie française est à présent solidement engagée, et que je dénonçais déjà sur lemonde.fr en juillet 2010 : au nom de la lutte pour le développement, les enjeux environnementaux sont minimisés, voire complètement niés. En 2010, certains des nouveaux manuels scolaires de géographie pour la classe de 2nde tendaient à nier l’origine anthropique du réchauffement climatique – à l’encontre de toutes les preuves scientifiques accumulées par les climatologues –, voire y trouvaient des avantages. En septembre de la même année, la Société de Géographie organisait un colloque intitulé « Le ciel ne va pas nous tomber sur la tête » qui se donnait pour objectif d’en finir avec le « catastrophisme ambiant véhiculé par des médias en mal d’audience et des écologistes radicaux » [sic]. Ce colloque a ensuite donné lieu à un livre éponyme publié sous la direction de Sylvie Brunel (déjà) et Jean-Robert Pitte, avec la contribution de nombreux géographes, dont Yvette Veyret.

L’engagement de ces chercheurs en faveur du développement des pays pauvres est tout à leur honneur, il est noble et indéniablement utile : il ne s’agit aucunement de le remettre en question. Mais ils doivent également comprendre que les hommes ne se sauveront pas seuls : ils se sauveront avec la planète qu’ils habitent, ou ils ne se sauveront pas du tout. Il ne sert à rien d’améliorer nos conditions d’existence à moyen terme, par exemple en produisant de plus en plus de nourriture, si cela doit conduire à annihiler la possibilité même de vivre décemment sur terre à plus longue échéance.

Enfin, les géographes ont trop tendance à se croire experts en tout. Certes, la géographie est une vaste science, qui comprend des éléments de géophysique, de géomorphologie, de climatologie, tout en étant une science humaine. Mais pour autant, elle n’englobe pas ces sciences, ni ne les surplombe. Alors par pitié, que les géographes fassent de la géographie ; et qu’ils laissent la climatologie aux climatologues, et l’agronomie aux agronomes.

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