mardi 21 juillet 2015

Une notion complexe et ambiguë : le développement

La notion de développement est au cœur d’un grand nombre des principales préoccupations de notre temps. Elle touche aux deux principaux aspects de la Crise que nous traversons : les inégalités (que ce soit entre les individus ou entre les sociétés) et la destruction rapide de notre environnement. Portée aux nues par la majorité (il n’est besoin, pour s’en convaincre, que de constater la place prépondérante que prennent le développement et son complément, le développement durable, dans les programmes scolaires, ou encore leur récurrence dans les discours des élites politiques ou économiques, et même dans la publicité), elle est en revanche critiquée par la minorité que constitue l’écologie radicale au nom de son inefficacité : le développement ne serait qu’un cache-misère destiné à maquiller la croissance économique et l’occidentalisation du monde ; le développement durable ne serait qu’une chimère irréalisable.

Écologiste radical moi-même (et pas moins radical, je pense, que ceux dont je viens de parler), il me semble néanmoins que cette notion de « développement » n’a pas encore été suffisamment pensée et que certains s’en débarrassent un peu vite. Pour y remédier, il convient tout d’abord de définir ce qu’est le développement, ce qui implique avant toute autre chose de bien distinguer le développement comme état du développement comme processus.

En tant qu’état, le développement est l’état d’un espace dans lequel les besoins essentiels de l’ensemble de la population sont satisfaits. En ce sens, le développement est évidemment quelque chose qu’il faut rechercher : qui pourrait vouloir que les besoins essentiels de tous ne soient pas satisfaits ? Encore faut-il définir correctement ce que sont les « besoins essentiels » d’un individu. Manger en quantité adéquate une nourriture suffisamment saine et variée, boire une eau potable, se loger et se vêtir décemment, se soigner, tout le monde reconnaît que ce sont là des besoins essentiels. On doit y ajouter d’autres besoins tout aussi importants, car constitutifs de notre humanité même s’ils ne sont pas strictement nécessaires à notre survie : l’art, la science, la réflexion, ce qui implique l’éducation, mais aussi les loisirs, le repos etc. En revanche, posséder le dernier iPhone, nager dans sa piscine privée ou partir chaque année en vacances à l’autre bout du monde ne sont clairement pas des besoins essentiels de l’homme. Comme état, le développement est donc bien quelque chose qu’il faut rechercher, à condition de bien l’articuler à la notion de « besoins » et surtout de ne pas créer des besoins qui n’existent pas, en particulier par le biais de la publicité.

Toujours en ce sens, aucun État n’est complètement développé, puisqu’il y a des pauvres partout ; cependant, l’Europe, où seuls 10 à 15% de la population voient leurs besoins essentiels non satisfaits, est évidemment plus développée que l’Afrique, où c’est le cas de 75% de la population environ. D’où le second sens du concept de « développement » : conçu cette fois en tant que processus, le développement est le passage d’un état non développé (c’est-à-dire où les besoins de tous ne sont pas satisfaits) à un état développé (c’est-à-dire où ils le sont). Que nécessite ce passage ? D’une part de produire suffisamment de richesses, d’autre part de les répartir équitablement.

Là encore, il convient de bien définir la notion de « richesses », qu’il ne faut pas limiter aux seuls biens matériels, ni surtout confondre avec l’argent. Une richesse, c’est ce qui permet de répondre à un besoin. En ce sens, certains biens matériels sont effectivement des richesses : un sac de riz où une maison, par exemple. Un smartphone est moins une richesse qu’un sac de riz, puisqu’il répond à un besoin moins réel, plus artificiel. En revanche, une richesse peut, toujours en ce sens, n’être pas matérielle : une heure de cours d’histoire ou de méditation sont des richesses. Enfin, l’argent, dans sa forme actuelle, a complètement cessé d’être une richesse : il n’a qu’une valeur d’échange, mais plus aucune valeur d’usage depuis qu’il a cessé d’être fondé sur les métaux précieux. Quand on n’avait que des pièces d’or ou d’argent, elles valaient toujours, même en cas d’effondrement du système monétaire, ce qu’elles contenaient de métal ; alors qu’un billet de banque, s’il me permet d’acheter un sac de blé tant que le vendeur de blé a confiance dans sa valeur, ne me nourrira jamais directement. L’argent n’est donc clairement pas une richesse véritable, puisqu’il ne satisfait directement aucun besoin, même s’il permet d’acquérir les richesses qui permettront de le faire.

Autre précision fondamentale : le développement entendu comme processus n’a aucun besoin d’être infini ; une fois que les besoins de tous sont satisfaits, le développement comme état est atteint et le développement comme processus n’a plus de raison d’être. La seule chose qui pourrait le rendre nécessaire serait une croissance démographique continue : en effet, plus il y a d’êtres humains, plus il y a de besoins à satisfaire. Mais c’est justement pour cette raison, cumulée aux ressources finies de la Terre, que la croissance démographique ne saurait être infinie : nous devons viser une stabilité – si ce n’est une réduction – de la population mondiale.

Parce que le développement comme processus n’a pas de raison d’être infini, mais doit au contraire trouver un achèvement, il ne faut surtout pas le confondre avec la croissance. La croissance, dont le principal indicateur est le PIB, est l’augmentation de la quantité de richesses produites d’une année sur l’autre. Dans les pays du Nord, elle n’a aucune pertinence : nous produisons largement assez de richesses pour satisfaire les besoins essentiels de tous ; s’il y a encore des pauvres, c’est exclusivement – il faut insister là-dessus – parce que nous répartissons mal les richesses produites. Allons plus loin : dans les pays du Nord, il faut une décroissance économique, et même une décroissance radicale. Ce n’est même pas que nous produisons assez : nous produisons plus qu’assez, nous produisons trop. Inutile de le démontrer, maintes études l’ont déjà fait : notre mode de vie n’est pas généralisable à l’ensemble de la planète ; ses ressources n’y suffiraient pas.

C’est pour cela que le développement ne peut être durable que s’il prend en compte la limite des ressources de la planète, donc s’il accepte sa propre finitude. Le développement, comme processus ou comme état, peut très bien être réellement durable, c’est-à-dire se réaliser dans le respect et la préservation de la nature, mais pas s’il se confond avec une croissance économique infinie qui lui est, par essence, tout à fait étrangère. Dans les pays du Nord, mais aussi dans les pays émergents et même dans bon nombre de pays en développement, la quantité de richesses produites est déjà largement suffisante pour satisfaire les besoins de toutes les couches de la population, et le développement passe donc non plus par la croissance économique, mais bien par une meilleure répartition des richesses produites, le plus souvent accompagnée d’une décroissance économique. Ce n’est que dans les pays les plus pauvres du globe que le développement passe encore par une augmentation de la quantité de richesses produites, donc par une croissance économique.

Ces réflexions préalables doivent nous permettre d’articuler le concept de développement avec d’autres notions, celles de mode de vie, de niveau de vie et de qualité de vie. Le mode de vie est tout simplement la manière dont nous vivons : ce que nous mangeons, nos horaires de travail, la composition de nos loisirs etc. Tout mode de vie consomme des ressources, rejette des déchets, et entraîne un certain niveau de vie et une certaine qualité de vie. Actuellement, notre mode de vie consomme énormément de ressources et rejette énormément de déchets ; et c’est précisément pour cette raison que notre niveau de vie est extrêmement élevé. Nous pouvons aller très rapidement d’un point à un autre de notre région, de notre pays, du globe même ; nous mangeons plus qu’à notre faim ; Internet nous offre une mine permanente d’informations et de réflexions ; nous pouvons régler précisément la température de chacune des pièces de nos maisons ; je pourrais multiplier les exemples à l’infini. Et tout cela, nous le pouvons parce que notre mode de vie est destructeur de notre environnement : c’est parce que nous consommons beaucoup de pétrole et rejetons beaucoup de gaz à effet de serre que nous pouvons nous déplacer rapidement, par exemple.

On veut généralement nous faire admettre sans réflexion que ce très haut niveau de vie équivaut à une excellente qualité de vie. Or, c’est l’immense arnaque de notre siècle. Les machines n’ont jamais accompli autant de travail, mais le travail est devenu pour les humains une source incroyable de stress et de souffrance, et le libéralisme nous pousse à travailler sans cesse davantage. Les écrans qui nous entourent nous offrent un bonheur factice fait d’une accumulation de jeux sans intérêt, de relations sociales de façade et de mauvaise musique. Nos antibiotiques nous permettent de guérir de nombreuses maladies autrefois mortelles, mais rendent également les bactéries plus résistantes et préparent de nouvelles épidémies. Nous produisons assez pour nourrir toute la planète, mais notre nourriture est bourrée de produits cancérigènes et nous mangeons trop, ce qui entraîne obésité, problèmes cardiaques et diabète. La voiture nous permet de nous déplacer très vite, mais cause d’innombrables morts et blessés.

Il n’y a donc pas de lien mécanique entre niveau de vie et qualité de vie ; à l’heure actuelle, dans les pays du Nord, une hausse de la qualité de vie nécessiterait même une baisse du niveau de vie : perdre les iPhones pour retrouver les livres ou les veillées familiales au coin du feu représenterait une baisse du niveau de vie mais une hausse de la qualité de vie. Or, ceci est fondamentalement lié à la question de la croissance et du développement. En effet, c’est la croissance économique qui permet au niveau de vie de croître, alors que le développement, s’il est correctement compris, défini et analysé, correspond à la hausse de la qualité de vie.

On le voit : on peut parfaitement être partisan à la fois de la décroissance et du développement ; il suffit de définir correctement cette dernière notion. Nous n’avons pas à choisir entre développement – ou développement durable – et décroissance : nous avons à choisir entre croissance et décroissance. La confusion savamment entretenue par les partisans de la première entre « développement durable » et « croissance verte » fait partie de la guerre sémantique et idéologique qu’ils mènent contre l’écologie radicale. Assimiler la « croissance verte » au « développement durable », alors que les notions ne recouvrent en réalité pas du tout la même chose, leur permet une posture indignée et faussement généreuse : « Comment ? Vous êtes contre la croissance verte ? Mais alors vous êtes contre le développement et le développement durable ! Comment peut-on être contre le développement des pays pauvres ? » ; et voilà le piège refermé.

Nous, écologistes radicaux, avons donc tout intérêt, si nous voulons convaincre, à sortir de cette confusion. Cela implique d’une part de dénoncer sans faiblesse la chimère que représente, sur une planète aux ressources limitées, l’illusion d’une croissance économique ou démographique illimitée ; mais d’autre part de redonner au concept de développement tout son sens et donc sa noblesse. Si nous parvenons à montrer que le développement véritable et donc la qualité de vie passe non par la croissance économique, mais bien, dans la plupart des pays du monde, par la décroissance et donc la baisse du niveau de vie, nous aurons retourné contre eux une des principales armes de nos adversaires.

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