samedi 29 août 2015

Les deux péchés originels d'EELV


Si EELV n’est pas tout à fait mort, on peut quand même faire un premier diagnostic sur les causes qui auront mené au décès. J’en ai relevé deux. Trois, même, si on compte le nom du parti : tout aussi imprononçable en version complète (« Europe-Écologie-les-Verts », c’est à peu près aussi élégant que « Midi-Pyrénées-Languedoc-Roussillon » : dans les deux cas, on a envie de rajouter « et autres terres découvertes à marée basse »…) qu’en sigle (« euheuhellevé », on fait difficilement plus laid).

Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils étaient prévenus. Ceux qui lisent mon blog, en tout cas. Le 10 décembre 2011, je les mettais en garde, déjà, contre Jean-Vincent Placé, en leur disant qu’il mettrait rapidement son talent tactique « au service de la seule ambition » personnelle. Puis, le 30 août 2012, je répondais au pari que nous lançait François de Rugy, qui donnait aux sceptiques rendez-vous cinq ans plus tard, pour être jugé, disait-il, « sur les résultats obtenus ». Je sais bien que nous ne sommes pas encore en 2017, mais enfin, pour l’instant, les résultats obtenus par l’accord électoral et politique entre le PS et EELV sont aussi misérables pour le parti écolo que pour l’écologie elle-même.

À cela, aux moins deux explications. La première, c’est que les Verts, qui voulaient « faire de la politique autrement », se sont mis à faire de la politique comme tout le monde. Comment, grands dieux, pouvaient-ils s’imaginer qu’en créant un parti, en entrant dans le marigot des campagnes électorales, en se jetant à corps perdu dans la grande entreprise de prostitution que sont les accords entre partis, ils allaient « faire de la politique autrement » ? Les partis politiques ne sont pas la solution, ils sont une partie du problème ; de même pour les élections et, en fait, pour tout notre système politique. Comme disait Coluche : « si voter changeait quelque chose, il y a longtemps que ce serait interdit. » L’alternance a-t-elle changé quelque chose à quoi que ce soit ? On a eu la victoire du mariage pour tous, et puis rien d’autre sur le fond, comme je l’avais dit dès le soir de l’élection de Hollande.

Si on participe au jeu électoral, il faut le faire comme Lutte Ouvrière : sans aucun espoir de gagner le moindre poste, mais uniquement pour obtenir une petite parcelle de visibilité médiatique. Dès qu’on veut plus que ça, un ministère, un groupe parlementaire, des élus, on se heurte au mur de la démocratie représentative et partisane, qui fait la seule chose qu’elle sait faire : imposer la loi d’airain des lobbies et des intérêts qu’elle a toujours servis. Avoir des élus ou des postes, contrairement à ce qu’on croit, n’apporte aucun pouvoir pour faire avancer ses idées, parce que ces lobbies et ces intérêts sont bien trop puissants pour laisser aux politiciens la moindre marge de manœuvre réelle : ça décrédibilise celui qui s’y livre et qui ne peut qu’y faire la preuve de son impuissance.

Seconde explication : EELV n’a pas su trancher entre deux lignes irréconciliables. À l’intérieur du parti, il y a des gens qui, au fond, ne croient pas que le capitalisme libéral puisse permettre une véritable solution écologique, et qui luttent pour une sortie plus ou moins radicale de ce système. Mais il y a aussi des gens qui pensent qu’on peut parfaitement faire cohabiter écologie politique et capitalisme, et pour qui la social-démocratie que représente le gouvernement actuel est la panacée de la vie politique, y compris quand elle prend le visage d’austérité qu’elle revêt aujourd’hui. Ces deux lignes sont absolument irréconciliables. La seconde est peu présente chez les militants du parti, mais paradoxalement, c’est celle que défendent nombre de ses dirigeants : tous ceux qui crient à la « mélenchonisation » du parti ; Placé et de Rugy, bien sûr, mais aussi Cohn-Bendit en son temps, et bien d’autres.

Cette fracture recoupe d’assez près la ligne de démarcation entre l’écologie radicale et l’écologie modérée (celle que Næss appelait « l’écologie superficielle »), c’est-à-dire entre ceux qui, fondamentalement, refusent le Système et veulent en construire un autre, et ceux qui l’apprécient ou s’en satisfont. L’écologie modérée fait chaque jour un peu plus la preuve qu’elle n’a aucune solution à apporter à quoi que ce soit.

Finalement, c’est dommage que Placé et de Rugy soient partis : ce parti, il était fait pour eux, car ce sont des hommes de partis, des hommes de la politique conventionnelle. Ce sont les autres qui auraient dû partir ; laissons les partis et les postes qu’ils procurent à ceux que ces postes intéressent. Ceux pour qui c’est la préservation de la planète qui compte doivent comprendre que les partis politiques, et plus généralement le Système, n’offrent aucune possibilité de changement. L’écologie radicale n’a encore presque aucune visibilité, mais c’est la seule qui ait un peu de crédibilité, donc peut-être un peu d’avenir.

Commentaire de Tol Ardor sur l'Instrumentum laboris du Synode sur la famille de 2015


Confirmant les promesses de son élection, le pape François a posé un double geste visionnaire. D’une part, il a décidé de la tenue d’un Synode sur la famille, divisé en deux sessions, l’une qui a eu lieu en octobre 2014, l’autre qui se tiendra en octobre 2015. D’autre part, refusant de se cantonner aux seuls avis des autorités ecclésiastiques, il a, à deux reprises, demandé celui de l’ensemble des fidèles de l’Église.

Ces deux gestes étaient visionnaires en ce qu’ils répondaient à deux des grands défis de l’Église catholique aujourd’hui. D’une part, son traitement rigide des questions de morale sexuelle et familiale expliquent pour une part importante le divorce entre l’Église et le reste de la société, au moins en Occident, et le départ, bruyant ou silencieux, de très nombreux fidèles depuis 1968 et l’encyclique de Paul VI Humanæ vitæ ; tenir un Synode sur ce thème revenait donc à refuser de mettre la poussière sous le tapis et à affronter le problème à bras-le-corps. D’autre part, l’Église catholique concentre beaucoup trop le pouvoir décisionnel dans les mains des seuls évêques et, pour tout dire, de la seule Curie, et ne sait pas encore écouter suffisamment les laïcs et le sensus fidei ; demander l’avis des fidèles sur ces sujets représentait donc, là encore, un pas dans la bonne direction.

Malheureusement, ces gestes révolutionnaires du pape François n’ont pas trouvé l’écho mérité auprès de la majorité du reste des évêques. Les conférences épiscopales, à quelques exceptions près (notamment en Allemagne), ne se sont pas saisies des outils mis à leur disposition et ne les ont pas diffusés vers les fidèles, ce qui a fait que seuls les plus déterminés des individus ou des associations ont pu donner leur avis. Et surtout, ce qui est plus grave, quand il a été donné, cet avis semble n’avoir pas été écouté et pris en compte – on pourrait dire qu’il semble n’avoir même pas été entendu.

Le Synode extraordinaire de 2014 commençait pourtant bien : les débats y avaient été ouverts et francs ; les évêques participants n’étaient pas tous d’accord, loin de là, mais la nouveauté résidait justement dans ce que les désaccords pouvaient s’exprimer. Les évêques avaient pu, en toute conscience, défendre ouvertement et avec foi leurs convictions, que ce soit pour des réformes et des évolutions ou au contraire pour le maintien du statu quo. Le premier document issu du Synode, la Relatio post-disceptationem – document certes provisoire, mais néanmoins revêtu d’un caractère officiel –, avait fait état de ces débats et donné des signes encourageants d’ouverture.

La première déception était venue doucher l’espérance de nombreux fidèles avec la publication du compte-rendu définitif du Synode, la Relatio Synodi. Beaucoup moins ambitieux et courageux que le texte qui l’avait préparé, il se contentait, sur les questions les plus sensibles, de rappeler la doctrine actuelle de l’Église, sans plus faire état d’aucune possibilité de réelle évolution. Il nous restait cependant une lueur d’espoir, puisque, avant de servir de base de travail pour le Synode ordinaire de 2015, cette Relatio Synodi devait à nouveau être soumise aux fidèles, interrogés une fois de plus par la volonté du pape.

L’Instrumentum laboris, le texte définitif qui servira de fil directeur au Synode d’octobre prochain, est malheureusement venu tuer cette espérance. Basé sur la Relatio Synodi, il était pourtant censé avoir intégré les observations et contributions des fidèles et des différentes institutions et organisations catholiques ; mais il semble en fait n’avoir pris en compte que les contributions qui allaient dans le sens du Magistère et de la Relatio Synodi elle-même. Le texte définitif apparaît donc bien plus comme un simple développement de la Relatio Synodi que comme sa mise en dialogue, au risque de la contradiction, avec les fidèles.

Sur presque tous les sujets essentiels, les désaccords qui séparent les catholiques sont niés et passés sous silence. Sur la séparation entre sexualité et procréation, sur le contrôle des naissances, sur l’avortement, sur l’euthanasie, sur l’homosexualité, sur la place des femmes et des célibataires non consacrés dans l’Église, l’Instrumentum laboris se montre franchement insuffisant, naviguant entre idées simplistes et simple répétition de la doctrine actuelle de l’Église. Ce sont les sujets sur lesquels les voix divergentes des fidèles sont le plus étouffées, alors même que de nombreuses associations ont rendu publiques leurs contributions dans le sens d’une remise en question du Magistère. Les autorités ecclésiales, sur ces sujets, cherchent donc à nier l’évidence, et s’enferrent dans le déni.

D’autres thèmes, en particulier la communauté de vie avant le mariage, sont traités sans clarté, en termes flous et confus, et surtout sans aucune proposition concrète.

Le texte propose quelques ouvertures sur la question des divorcés remariés ; mais elles sont bien maigres et cèdent vite place aux vieilles lunes qui n’offriront pas à l’Église l’échappatoire qu’elle espère y trouver, en particulier la communion seulement spirituelle ou une facilitation des recours en nullité, qui ne sont pas ce qu’attend la majorité des fidèles concernés. Les propositions plus audacieuses sont conditionnées à des exigences parfaitement inacceptables, en particulier l’engagement à vivre dans la continence.

Comme d’habitude, l’Église reconnaît que la plupart des gens ne vivent pas selon ses préceptes, mais elle ferme complètement les yeux sur le fait que ces derniers sont également refusés, que ce soit seulement en acte ou également en paroles, de manière assumée, par une majorité (plus ou moins importante selon les sujets) de catholiques pratiquants. On avance encore et toujours l’idée que ce rejet des catholiques, même pratiquants, se résumerait à un simple problème de langage, qui ne serait plus compris et devrait être adapté. En mettant ainsi sur le compte de la forme un problème qui relève du fond, l’Église est dans le déni : on peut dire de n’importe quelle manière qu’il ne faut pas utiliser de moyens contraceptifs ou que l’homosexualité est objectivement un mal, une majorité des fidèles continuera à le refuser.

Le texte comprend pourtant des points très positifs, en particulier la reconnaissance des défauts intrinsèques du système capitaliste libéral actuel et des difficultés dans lesquelles il plonge de nombreuses familles (§14 et 15), la reconnaissance de la crise écologique (§16), l’insistance sur l’importance des personnes âgées (§17 et 18).

De même, l’Instrumentum laboris souligne avec raison l’importance de la famille comme Église domestique, premier lieu de vie et d’éducation, et la nécessité de la soutenir dans un monde souvent violent, surtout dans la sphère économique. Mais justement, cette insistance sur le rôle de la famille s’accorde mal avec le refus obstiné de reconnaître toutes les familles : ce rejet des familles homoparentales ou recomposées tend finalement à affaiblir la famille que l’Église prétend – et devrait – défendre de manière inconditionnelle.

Les quelques ouvertures et points positifs de ce texte ne suffisent donc pas à contrebalancer ses aspects inquiétants pour le déroulement du Synode d’octobre prochain. On a du mal à se départir de l’idée que les propositions d’ouverture et de réformes du pape François risquent fort d’être étouffées, tant par une Curie frileuse et conservatrice, assistée de la frange de l’épiscopat qui soutiendra un immobilisme pourtant mortifère, que par les initiatives de fidèles qu’on voit se multiplier pour réclamer ce même immobilisme.

Dans ce contexte, il nous semble urgent de demander une nouvelle fois à l’Église d’entendre les voix de tous ses enfants, et pas uniquement de ceux qui sont d’accord en tout avec ce qu’elle enseigne ; de demander, en d’autres termes, qu’elle se montre un peu plus Mater et un peu moins Magistra. Nous pensons, en pesant nos mots, que sa survie en dépend.

jeudi 20 août 2015

Contre les partis politiques

Sur la très complexe question des partis politiques, la Note sur la suppression générale des partis politiques de Simone Weil offre des pistes de réflexion tout à fait intéressantes. Écrit en 1940, trois ans avant sa mort, et repris dans les Écrits de Londres, il a été rédigé en pensant à la reconstruction de la France après la Seconde Guerre mondiale, mais n’a rien perdu de sa pertinence.

Ce texte est certainement excessif par endroits : ainsi, son refus de reconnaître aux partis politiques le moindre élément positif pour en faire des entités à peu près exclusivement mauvaises (ils seraient « du mal à l’état pur ou presque ») est sans doute exagéré ; mais cela n’enlève rien à la qualité générale de ce très court opuscule (une cinquantaine de pages sur un petit livre écrit gros, on lit le tout en une heure).

Simone Weil commence par une analyse pertinente de la démocratie : « la démocratie, le pouvoir du plus grand nombre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien, estimés efficaces à tort ou à raison. Si la République de Weimar, au lieu de Hitler, avait décidé par les voies les plus rigoureusement parlementaires et légales de mettre les juifs dans des camps de concentration […], les tortures n’auraient pas eu un atome de légitimité de plus qu’elles n’ont maintenant. » Elle ne va pas, comme nous, jusqu’à la remettre en question, mais il faut resituer cela dans le contexte : en 1940, il fallait effectivement être démocrate, car la démocratie était l’outil le plus pertinent pour le plus grand bien, et ce même si, en 2015, elle a cessé depuis longtemps d’être un élément de solution pour devenir une partie du problème.

Elle analyse particulièrement bien les trois causes qui rendent les partis politiques si néfastes : « Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective. Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres. La première fin, et, en dernière analyse, l’unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite. »

Elle comprend particulièrement bien le troisième point, ce « retournement de la relation entre fin et moyen » qui est une caractéristique majeure de notre société – et probablement de toute société, découlant d’une caractéristique de la nature humaine : « La transition est facile. On pose en axiome que la condition nécessaire et suffisante pour que le parti serve efficacement la conception du bien public en vue duquel il existe est qu’il possède une large quantité de pouvoir. Mais aucune quantité finie de pouvoir ne peut jamais être en fait regardée comme suffisante, surtout une fois obtenue. Le parti se trouve en fait, par l’effet de l’absence de pensée, dans un état continuel d’impuissance qu’il attribue toujours à l’insuffisance du pouvoir dont il dispose. […] Exactement comme si le parti était un animal à l’engrais, et que l’univers eût été créé pour le faire engraisser. »

Elle mentionne également le fait qu’à partir du moment où les partis existent dans un pays, ils deviennent rapidement un passage obligé, si bien qu’on n’a plus aucune possibilité d’agir en politique pour le bien public sans passer sous leurs fourches caudines : « Quand il y a des partis dans un pays, il en résulte tôt ou tard un état de fait tel qu’il est impossible d’intervenir efficacement dans les affaires publiques sans entrer dans un parti, et jouer le jeu. Quiconque s’intéresse à la chose publique désire s’y intéresser efficacement. Ainsi ceux qui inclinent au souci du bien public, ou renoncent à y penser et se tournent vers autre chose, ou passent par le laminoir des partis. En ce cas aussi il leur vient des soucis qui excluent celui du bien public. »

Elle affirme, avec justice, que l’étouffement de la recherche de la vérité par l’esprit de parti vient entre autres de l’Église, qui a exigé une soumission totale des esprits à son autorité. Mais elle prend du recul, ce qui lui permet de dépasser ce lieu commun : « Que l’Église fondée par le Christ ait ainsi dans une si large mesure étouffé l’esprit de vérité – et si, malgré l’Inquisition, elle ne l’a pas fait totalement, c’est que la mystique offrait un refuge sûr – c’est une ironie tragique. On l’a souvent remarqué. Mais on a moins remarqué une autre ironie tragique. C’est que le  mouvement de révolte contre l’étouffement des esprits sous le régime inquisitorial a pris une orientation telle qu’il a poursuivi l’œuvre d’étouffement des esprits. » Là encore, la nature humaine abonde dans ce sens, car « c’est ne pas penser. Il n’y a rien de plus confortable que de ne pas penser. »

De tous ces points, sur lesquels on peut difficilement donner tort à Simone Weil, elle déduit que les partis politiques doivent être purement et simplement supprimés. Pour elle, les candidats doivent se présenter devant le peuple non pas en se définissant par l’étiquette d’un parti, mais en exprimant leurs idées sur telle ou telle question. Les alliances, par la suite, doivent se faire au cas par cas selon le jeu des affinités, puisque « je peux très bien en accord avec M. A. sur la colonisation  et en désaccord avec lui sur la propriété paysanne ; et inversement pour M. B. »

Si je suis mon sentiment, je dois dire que j’approuve : tout porte à croire – l’histoire, l’actualité, la réflexion – qu’on se porterait mieux sans les partis politiques qu’avec. Cependant, cette idée pose quelques problèmes que l’auteur n’examine pas. Dans l’ensemble, on peut faire à ce texte trois reproches majeurs.

Le premier est une lecture peu critique de Rousseau. Simone Weil affirme que « Rousseau partait de deux évidences. L’une, que la raison discerne et choisit la justice et l’utilité innocente, et que tout crime a pour mobile la passion. L’autre, que la raison est identique chez tous les hommes, au lieu que les passions, le plus souvent, diffèrent. Par suite si, sur un problème général, chacun réfléchit tout seul et exprime une opinion, et si ensuite les opinions sont comparées entre elles, probablement elles coïncideront par la partie juste et raisonnable de chacune et diffèreront par les injustices et les erreurs. C’est uniquement en vertu d’un raisonnement de ce genre qu’on admet que le consensus universel indique la vérité. »

Or, ces deux évidences sont tout à fait contestables. Que la raison tende vers le bien alors que le mal viendrait des passions, des affects, des sentiments, cela n’est pas toujours vrai : la raison peut parfaitement choisir le mal si elle n’est pas éclairée par la morale, qui lui échappe toujours en partie. Le totalitarisme nazi, pour reprendre l’exemple de Simone Weil, loin d’être une explosion de violence barbare, un retour en arrière, est au contraire un système parfaitement rationnel, qui n’aurait aucunement pu voir le jour en-dehors de la civilisation technicienne, industrielle et rationaliste.

De même, si la raison diffère moins que les sentiments d’un individu à l’autre, on peut difficilement croire pour autant qu’elle soit exactement la même chez tous. Face aux mêmes données et avec un but identique, deux personnes différentes peuvent raisonner de manière différente ; c’est ainsi que l’examen des mêmes données historiques, économiques et sociales, peut conduire certains à promouvoir le libéralisme et d’autres le dirigisme, alors qu’ils poursuivent le même but – le plus grand bonheur pour tous.

Pour ces deux raisons, le consensus universel n’est nullement un critère de vérité, et s’est d’ailleurs très souvent trompé – ce que Simone Weil ne relève pas. De la même manière, on aurait pu espérer une critique un peu poussée de la notion de « volonté générale » – mais peut-être cela aurait-il emmené l’auteur trop loin : sur des réflexions trop longues et trop critiques vis-à-vis de la démocratie.

Le second reproche que j’adresserais à Simone Weil est de ne pas examiner la question de la liberté d’association. Cela semble ne pas la gêner le moins du monde, comme si cette liberté, ce droit fondamental, était en réalité dénué de toute valeur. À mes yeux, il a au contraire une valeur extrême, et interdire purement et simplement les partis politiques me semble contradictoire avec cette liberté. Plutôt que de supprimer les partis politiques, dont il semble de toute manière impossible d’empêcher qu’ils renaissent sous forme de simples associations (qui pourraient se fédérer autour d’un ensemble d’idées, autour d’une revue, voire autour d’une personne, ce qu’on ne pourrait interdire sans sombrer dans une franche dictature), il serait donc préférable de limiter drastiquement leur intervention dans la vie politique.

Comment ? On peut penser à plusieurs moyens. Le principal serait d’interdire à un candidat de se revendiquer pour une élection d’un parti, d’une association etc., et surtout, inversement, d’interdire à tout parti ou association de l’investir, de financer sa campagne, de l’aider à accéder au pouvoir, ainsi que de leur interdire d’accorder quelque avantage matériel que ce soit à une personne exerçant des responsabilités politiques. Ainsi, sans nuire à la liberté d’association, on pourrait remédier aux principales nuisances liées aux partis politiques mais également au lobbying – une autre plaie assez proche.

On peut penser à d’autres moyens, bien sûr, compatibles avec cette première piste : je ne prétends pas à l’exhaustivité. L’essentiel est de garder en tête notre double but : préserver la liberté d’association, y compris autour d’idées politiques, tout en supprimant les effets pervers induits par les partis, c’est-à-dire en les empêchant d’intervenir concrètement dans la vie politique en tant que partis ou qu’associations.

Cela pose un autre problème – et ne pas l’examiner est le troisième reproche que j’adresserais à Simone Weil : si les partis politiques ou les associations ne peuvent plus investir de candidats et financer leurs campagnes, qui le fera ? S’ils on demande aux candidats de le faire eux-mêmes, ça ne peut mener qu’à la ploutocratie, le pouvoir des plus riches : eux seuls seront à même de débourser les sommes qu’implique une campagne électorale, et les élus se limiteront à peu près aux notables locaux et aux élites sociales ; ce qui est évidemment inacceptable.

Il faudrait donc que ce soit l’État qui finance les campagnes des candidats, non plus en les remboursant a posteriori comme c’est le cas actuellement, mais en accordant à chacun d’entre eux une somme d’argent identique préalablement aux élections. Cela signifie qu’on cesserait de rembourser les candidats en fonction de leurs résultats électoraux ; il faudrait donc être particulièrement attentif à éviter les candidatures fantaisistes ou ceux qui ne se présenteraient que pour toucher la somme d’argent. On pourrait exiger des candidats qu’ils dépensent effectivement la somme allouée pour leur campagne et qu’ils soient astreints à rembourser les sommes dont ils ne pourraient pas justifier la dépense.

Il serait également nécessaire de faire valider les candidatures afin d’éviter leur inutile multiplication, par exemple en exigeant pour qu’elles soient validées qu’elles recueillent un certain nombre de signatures de soutien ; le nombre et la qualité ou le statut des signataires dépendraient de l’élection considérée.

On pourrait évidemment aller encore plus loin et envisager d’autres systèmes que les élections. Pour Simone Weil, les campagnes électorales « sont de la prostitution ». Mais se passer des élections « suppose une vie sociale qui n’ait pas le caractère à la fois grégaire et désertique de celle d’aujourd’hui. Si les groupements de jeunesse, œuvres éducatives, etc., si la vie locale se développent, des hommes d’élite pourront être connus dans leur région sans être dégradés par la publicité. » (Simone Weil, Idées essentielles pour une nouvelle constitution)

L’idée n’est pas mauvaise, mais me semble un peu aléatoire. Si la Royauté participative que nous appelons de nos vœux doit effectivement, entre autres, servir à repérer et à faire émerger ces « hommes d’élite » afin de les appeler à exercer des responsabilités publiques, il me semble néanmoins que nous ne pouvons guère nous passer complètement des élections, au moins à petite échelle.

Encore une fois, ces mesures ne prétendent pas à l’exhaustivité ; elles constituent seulement des pistes de réflexion pour supprimer les pires conséquences de l’existence des partis politiques sans pour autant piétiner une liberté fondamentale, ce qui est toujours extrêmement dangereux. Elles ne peuvent évidemment pas être explorées dans le cadre de notre société : les partis, qui tiennent le pouvoir, ne s’en laisseront pas dépouiller. En revanche, elles peuvent être expérimentées dans le cadre d’une communauté alternative comme Tol Ardor ou Nildanirmë.

jeudi 6 août 2015

Le vivant entre brevets et flicage

Parfois, on se demande où on va, si le monde marche vraiment sur la tête, quand – et si – les gens vont finir par ouvrir les yeux et surtout par se bouger que les choses évoluent.

On voit de plus en plus les grandes entreprises et les États chercher à encadrer, à contrôler le vivant, et à le soumettre à leurs intérêts.

Un premier exemple : deux éleveurs bio de la région de Grenoble, Irène Bordel et Étienne Mabille, ont dû porter devant le Tribunal administratif de Grenoble la sanction qui leur avait été infligée par le préfet de l’Isère pour avoir refusé de poser à leurs brebis une boucle dotée d’une puce électronique. Leurs animaux avaient tous la classique boucle de plastique à l’oreille, ils ne voyaient pas la nécessité d’en mettre une autre (moi non plus). Résultat, le préfet leur a collé un bon coup bien ajusté sur le nez : suppression de leurs aides européennes, forte amende, et un procès au cul.

L’idée derrière la puce électronique à l’oreille, c’est naturellement de mieux fliquer les éleveurs (que mangent leurs animaux ? quels médicaments prennent-ils ? où sont-ils ?) et de leur donner au passage de « bons conseils » (on imagine bien l’intérêt des grosses entreprises là-dedans : alimentation animale, vétérinaires, ils doivent déjà saliver en voyant la mine de renseignements sur des clients potentiels que ce truc peut devenir). Les éleveurs en question ne s’y trompent pas et voient déjà venir le moment où on les forcera à acheter le lecteur de la puce et le logiciel qui ira avec. Ils n’ont pas fait ce métier pour être derrière un ordinateur, ils voient ce conflit comme un combat pour la liberté. Et ils ont bien raison.

Le Tribunal administratif leur a finalement donné raison, mais la menace continue de planer : la tendance est bel et bien à de plus en plus de contrôle, surtout contre les petits producteurs, et il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour savoir que d’autres affaires similaires apparaîtront dans l’avenir. Ainsi, en avril dernier, Thibault Liger-Belair, vigneron bio, a été convoqué devant le Tribunal correctionnel pour avoir refusé de traiter ses vignes avec un insecticide chimique. Là encore, le Tribunal lui a donné raison ; mais combien d’agriculteurs, et pour combien de temps encore, accepteront de courir sans arrête le risque d’un procès au nom de leurs conviction ?

L’argument de la vitrine, dans les deux cas ? La sécurité, bien sûr. Elle sert décidément à tout. Ici, c’est la sécurité alimentaire et la prévention des épizooties. Alors que les animaux sont déjà très bien surveillés par le système classique et que rien n’indique qu’on fera mieux avec des puces électroniques.

Plus encore ! Ce qui favorise les maladies animales, ce n’est pas l’absence de puce électronique, c’est de bourrer les animaux d’antibiotiques pour les faire grandir et grossir plus vite, c’est de leur donner de la merde à bouffer, c’est de les faire se reproduire n’importe comment, c’est de les entasser les uns sur les autres dans un espace minuscule ; bref, c’est tout ce qui définit l’élevage industriel. Et pourtant, c’est ce dernier qui vient ici donner des leçons de sécurité alimentaire aux éleveurs traditionnels. Allez comprendre.

Autre exemple : les évolutions législatives sur les semences végétales. Jusqu’à présent, seules celles qui étaient inscrites au Catalogue officiel des espèces et variétés végétales pouvaient faire l’objet d’une exploitation commerciale ; mais les jardiniers amateurs pouvaient récolter et réutiliser comme ils l’entendaient les semences de n’importe quelle plante, tant qu’ils n’en faisaient pas une utilisation commerciale ; et il était également possible de vendre de petits sachets de n’importe quelles semences[1].

Que propose l’Union européenne ? Déjà, seules les micro-entreprises (10 salariés au plus) pourront continuer à vendre ces petits sachets de semences. Pourquoi ? S’il s’agit de petits sachets, de toute évidence, les acheteurs ne peuvent pas en faire une utilisation commerciale. Alors quel est l’intérêt de la mesure, sinon limiter encore la diffusion des graines non répertoriées ? Ainsi, Kokopelli, association qui milite pour la variété des semences, mais qui compte plus de 20 salariés, ne pourrait plus vendre ses sachets.

De la même manière, et à l’encontre de toute logique, la définition de la « commercialisation » des semences devrait s’élargir pour inclure… les semences non destinées à une utilisation commerciale. Ce qui menace potentiellement toute plante non inscrite au Catalogue officiel, y compris entre jardiniers amateurs.

Et pour quelles conséquences ? Un appauvrissement génétique et botanique. Il y avait plus de 2000 variétés de pomme en France au XVIIIe siècle ; dans le circuit classique de la distribution, on en trouve aujourd’hui moins d’une dizaine. Ce qui a des effets pervers nombreux : outre qu’on mange de manière infiniment moins variée, les effets sur la sécurité alimentaire et sur l’environnement sont catastrophiques. On standardise, on normalise les variétés végétales, et de plus en plus, on clone. Or, des plantes plus semblables génétiquement, ce sont des plantes plus fragiles face aux maladies et aux parasites ; ce sont des récoltes menacées, ce sont davantage de produits phytosanitaires déversés dans la nature pour pallier cette fragilité.

Qui profite du système ? Les marchands : de semences, de machines, de puces électroniques, de produits phytosanitaires. Mais ni les agriculteurs, ni les plantes cultivées ou les animaux élevés, ni l’environnement, ni les citoyens consommateurs. Les marchands sont organisés en lobbies puissants qui parviennent, principalement grâce à de beaux conflits d’intérêts, à imposer leurs vues à des politiciens nationaux et européens qui, de base, sont déjà assez acquis à leur cause.

Et ils n’ont pas l’intention de se laisser marcher sur les pieds par de petits emmerdeurs dans notre genre, les marchands. Monsanto gagne des procès un peu partout contre des agriculteurs accusés de replanter illégalement des graines (illégalement = sans leur payer des royalties chaque année).

Leur dernière trouvaille, pas des moindre : permettre aux semenciers de breveter des « traits » caractéristiques d’une variété végétale, et ce même si ces traits existent à l’état naturel et ont seulement été découverts ou identifiés par un sélectionneur. Les producteurs de semences vont ainsi pouvoir s’arroger l’exclusivité du droit à produire une certaine couleur de tomates.

Que pouvez-vous faire ? Au moins, aider ceux qui luttent. Kokopelli (que Tol Ardor a officiellement rejointe depuis 2013) a bien besoin de vous, par exemple. Tol Ardor prévoit aussi le lancement d’un jardin-conservatoire baptisé « le Jardin des (vieilles) plantes ». Nous y cultiverons, selon nos principes, c’est-à-dire sans pétrole, sans électricité, sans équipement industriel, de manière totalement biologique, des variétés anciennes et menacées de fruits et de légumes. Un premier projet avait vu le jour en Ariège, puis a dû être abandonné ; un autre est en cours dans la région de Toulon ; une implantation plus importante et plus durable devrait voir le jour dans les Hautes-Pyrénées dans les années à venir.

Vous pouvez ensuite vous opposer à certaines dérives législatives. À mon sens, le vivant ne devrait pas être brevetable du tout ; un être vivant n’appartient qu’à lui-même, même si un autre peut en avoir la charge ; et les nouvelles variétés devraient être systématiquement considérées comme faisant partie du domaine public.

Je me doute bien que les semenciers ne laisseront jamais appliquer une telle législation. Mais en attendant une société qui ne serait pas dirigées par les industriels et les financiers, on peut déjà demander trois choses :

1/ Qu’une variété ancienne ne puisse en aucun cas être brevetée, et soit forcément considérée comme relevant du domaine public ;

2/ Que les variétés nouvelles bénéficient de règles particulières qui les fassent tomber dans le domaine public après un laps de temps très court (5 ans au plus) ;

3/ Que soient absolument préservés et légalisés les échanges de graines et les ventes de petits sachets de graines, et ce quels que soient les acteurs de ces ventes et de ces échanges. Pour cela, il faut, en plus des deux mesures précédentes, que les variétés appartenant au domaine public sortent du champ d’application des nouvelles législations européennes et nationales.

Interpellez les pouvoirs publics sur ce sujet. L’enjeu est très peu médiatisé, mais il est loin d’être mince.


[1] Notez que les échanges de graines entre paysans étaient déjà interdits, étant considérés comme des ventes déguisées, ce qui est parfaitement injuste.

mardi 4 août 2015

Les monarchies traditionnelles ont failli

La monarchie espagnole ne donne pas franchement le bon exemple. Le roi Juan Carlos, menant grand train dans un pays en crise – on se souvient de l’épisode de la chasse à l’éléphant – et soupçonné de corruption, a démissionné en juin 2014. Le nouveau roi, son fils Felipe, a ensuite retiré à sa sœur, l’infante Cristina, son titre de duchesse, en raison des délits fiscaux dont elle est accusée et de l’affaire de corruption qui implique son mari.

On trouve des scandales similaires dans d’autres monarchies européennes. En 2007, le prince hollandais Willem-Alexander et sa femme ont été épinglés pour avoir, là encore en des temps de crise économique et d’austérité pour leur pays, acheté une luxueuse villa dans un parc du Mozambique. Forcés de présenter des excuses, ils ont finalement revendu leur domaine pour en acheter un autre… en Grèce. Et tout cela n’est évidemment pas nouveau : en 1959, le prince Bernhard de Hollande, mari de la reine Juliana et père de Beatrix, avait déjà été mêlé à un scandale financier.

En d’autres termes, les familles royales européennes peuvent s’analyser actuellement de deux manières complémentaires. D’une part, par leur fonction officielle : elles représentent l’unité nationale de leurs pays respectifs. Ce rôle leur donne une grande visibilité dans les médias, ce dont elles profitent avec diversement d’enthousiasme. La famille royale anglaise, en particulier la jeune génération, ou encore la famille royale monégasque, semblent avoir plutôt bien pris leur parti de faire régulièrement la une de la presse people de caniveau. D’autres – les familles royales belge ou suédoise, par exemple – font montre de davantage de discrétion et de pudeur.

Mais quoi qu’il en soit, il faut insister sur le fait qu’il ne s’agit jamais que de symbole et de représentation : derrière, il n’y a presque aucun pouvoir, et très peu d’engagement concret en faveur de l’amélioration du sort du monde. La reine d’Angleterre, sans doute la plus puissante et la plus importante en Europe, doit se contenter de rencontrer chaque semaine le premier ministre pour un entretien privé. C’est mieux que rien, mais ça reste bien peu. Et à côté de cette absence de pouvoir gouvernemental, on voit peu ces gens utiliser leur visibilité médiatique ou leur fortune, souvent immense, pour sauver la planète.

Ce qui est assez naturel, et recoupe le second axe d’analyse : les familles royales européennes, en plus d’avoir un rôle de figures d’unité nationale, sont avant tout composées de riches privilégiés qui cherchent à profiter de leur fortune pour s’amuser.

Historiquement, cela se comprend. La vague de bouleversements politiques qui a accompagné l’industrialisation de l’Europe, et qu’on peut analyser, sur le long terme, comme un tsunami démocrate contre les anciennes monarchies traditionnelles, a privé les familles royales de leur pouvoir – parfois violemment, comme en France ; parfois dans la douceur, comme au Royaume-Uni – sans les priver de leur fortune. Quand on est riche et qu’on n’a rien de mieux à faire, effectivement, autant s’amuser.

Mais dans ce cas-là, on voit mal à quoi servent ces monarchies traditionnelles : dans ce qu’accomplit un roi, qu’est-ce que n’accomplit pas tout aussi bien le Président de la République allemande ou italienne (le cas de la France est tout à fait particulier) ? En France, plusieurs familles se disputent non pas le trône, mais la prétention au trône : orléanistes, légitimistes, bonapartistes. Mais à quel titre devrions-nous les accepter ? Louis XX, prétendant des légitimistes, est un banquier – de ceux donc qui ont largement contribué à notre ruine actuelle – qui a passé sa vie entre l’Espagne et le Venezuela. Tout ce qu’il a trouvé à faire en matière de positionnement politique ou social, c’est de s’opposer à la loi Taubira, puis d’applaudir aux restrictions sur l’avortement que le gouvernement conservateur de Rajoy avait tenté d’imposer en Espagne. Jean-Christophe Napoléon, prétendant des bonapartistes, est lui aussi banquier ; ayant vécu à Londres puis à New-York, il ne vient plus en France que très exceptionnellement. Il est vrai que les Orléans s’en tirent un peu mieux ; mais Henri, le prétendant actuel, a plus de 80 ans, et son successeur est encore un sarkozyste opposé au mariage homosexuel – pas précisément un visionnaire, donc.

Il faut par conséquent admettre l’échec des monarchies traditionnelles européennes. Je suis moi-même royaliste, mais je n’ai pas oublié le principe fondamental de la royauté : l’hérédité est accessoire, c’est la compétence qui détermine tout. Le principe héréditaire n’est là que pour assurer cette compétence : le roi est compétent parce qu’il a été formé à sa fonction par ses parents et leur entourage. Mais s’il n’est pas compétent, il n’a pas à être roi, même s’il a l’hérédité pour lui.

Si je suis monarchiste, c’est principalement parce que je pense que la Crise que traversent nos sociétés impose des décisions impopulaires et des politiques de très longue durée, toutes choses que les démocraties sont absolument incapables de fournir. Mais les vieilles familles royales européennes ne le sont pas davantage. Loin de représenter une alternative au Système dans lequel nous sommes pour l’instant enfermés, elles ne sont qu’une lointaine survivance d’un autre système encore plus ancien et qui ne reviendra pas, survivance qui a d’ailleurs su profiter largement de la démocratie capitaliste, libérale et technicienne.

Amis royalistes, laissez donc sans regret à Stéphane Bern les guignols qui voudraient vous servir de recours, leurs couronne en toc et leur manque de vision pour l’avenir. Il nous faut des rois, mais des rois neufs pour construire une société neuve ; car dans de vieilles outres, on ne met pas du vin nouveau.


*** EDIT – 17/01/2017 ***

Je viens de passer presque une heure à écouter une interview du prétendu Louis XX sur KTO. Pour que ce ne soit pas tout à fait une heure perdue, autant en faire un bilan. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça confirme tout ce que j’avais écrit dans ce billet. Pas très aidé, il est vrai, par une journaliste – Emmanuelle Dancourt – pour le moins complaisante, évitant soigneusement les questions qui pourraient vraiment fâcher ou plus généralement toute forme d’approfondissement d’un sujet, le prétendant au trône de France démontre sa totale absence de légitimité pour monter dessus.

Passons sur les incohérences flagrantes : « non, je ne veux pas m’engager en politique, le Roi doit rester un arbitre au-dessus de la mêlée » ; immédiatement suivi de « oui, je me suis exprimé contre la loi Taubira, il faut savoir s’engager ». L’exemple est pourtant révélateur : les très rares prises de position sont autant de preuves d’un manque à peu près total de vision et de lucidité sur ce que sont vraiment les enjeux de notre temps. Plus généralement, on avoue n’avoir reçu aucune éducation pouvant préparer à la fonction, on aligne les platitudes, on ne revient surtout pas sur les aspects les plus discutables de la monarchie française traditionnelle – comme la place des femmes ou le droit d’aînesse –, les choses les plus intéressantes semblent être le sport, la vie de famille et la gestion de patrimoine – avec des perles du genre « les banquiers sont les nouveaux confesseurs »…

Franchement, comment peut-on imaginer confier le trône à quelqu’un qui est incapable de répondre à la question : « Comment voudriez-vous qu’on se souvienne de vous après votre mort ? Quelle trace aimeriez-vous laisser dans l’Histoire ? »

samedi 1 août 2015

L'intelligence artificielle armée, encore un danger contre lequel on ne luttera pas

En décembre 2014, l’astrophysicien Stephen Hawking, considéré comme un des plus brillants scientifiques de notre époque et pour tout dire comme un des hommes les plus intelligents que compte actuellement l’humanité, nous avait mis en garde dans un entretien contre la menace que représentait à ses yeux le développement de l’intelligence artificielle. Il n’y allait pas de main morte puisqu’il l’estimait susceptible de mettre en péril l’existence même de notre espèce – rien de moins. Avec évidemment de bons arguments, en particulier le fait qu’une fois enclenchée, l’intelligence artificielle « décollerait toute seule et se redéfinirait de plus en plus vite », alors que « les humains, limités par la lente évolution biologique, ne pourraient pas rivaliser et seraient dépassés ».

Le 27 juillet dernier, nouvelle tentative, cette fois signée par plus d’un millier de personnalités – on retrouve d’ailleurs Stephen Hawking –, et visant spécifiquement  les armes autonomes, celles qui sont capables « de sélectionner et de combattre des cibles sans intervention humaine ». En d’autres termes, l’intelligence artificielle, mais armée. Là encore, les arguments sont de bon sens : risque d’une course aux armements « intelligents », qui, vu leur coût finalement assez faible et le peu de matériaux qu’ils requièrent, se retrouveraient fatalement in fine dans la nature, c’est-à-dire aux mains de terroristes, de dictateurs ou d’assassins. L’intelligence artificielle armée serait évidemment incontrôlable, et donc bien trop dangereuse : tout un chacun devrait pouvoir s’en rendre compte.

On trouve d’ailleurs, parmi les signataires de la pétition, de nombreux chercheurs et ingénieurs qui travaillent justement sur l’intelligence artificielle. Leur attitude est bien entendu d’une grande naïveté ; elle consiste à dire : « Je vais fabriquer une chose que les militaires auront très, très envie d’utiliser, parce qu’elle leur procurerait un avantage très net dans les guerres de l’avenir, mais je vais demander aux militaires, par vertu, de ne surtout pas l’utiliser ».

Faire appel à la vertu des militaires pour qu’ils n’utilisent pas la dernière trouvaille technique est aussi illusoire, aussi chimérique que de faire appel à la vertu des grands patrons pour qu’ils respectent l’environnement ou distribuent équitablement les profits de leurs entreprises. L’armée n’est pas « moralisable » pour la même raison que le capitalisme ne l’est pas non plus : à cause, tout simplement, de la nature humaine, dont une des caractéristiques les plus notoires est justement de toujours rechercher le succès personnel à court terme plutôt que le bien commun à long terme. C’est vrai pour les individus comme pour les États : on utilise tous les moyens à disposition quand il s’agit de gagner une bataille.

Les auteurs de la pétition se réfèrent à l’interdiction des armes chimiques ou biologiques. Ils auraient difficilement pu trouver pire exemple : si ces armes ont effectivement été interdites, ce n’est que parce que l’humanité avait constaté les ravages qu’elles avaient causés pendant la Première Guerre mondiale. Encore faut-il rappeler d’une part que leur interdiction n’a été respectée qu’assez relativement, et d’autre part que si elle l’a été, c’est avant tout parce qu’on a trouvé largement aussi atroce, donc efficace, par la suite – du napalm à la bombe à hydrogène.

Nous assisterons donc, en la matière, au même cinéma que d’habitude : les protestations ne changeront rien à l’affaire. Ces armes seront développées, et le « contrôle » n’interviendra qu’a posteriori, c’est-à-dire après leur diffusion, donc bien après que soit éteinte toute possibilité réelle d’empêcher leur utilisation. C’est le propre de la technique industrielle moderne : quand on peut faire quelque chose, et parce qu’on peut le faire, on le fait. On a cessé depuis longtemps de se demander si c’était bon, ou profitable à tous à long terme, ou moral – éthique pour parler à la mode.

Il n’y a, bien sûr, aucune fatalité là-dedans : nos sociétés pourraient faire un autre choix. Nous pourrions cesser d’utiliser certaines techniques ; un autre scientifique extrêmement brillant, Ted Kaczynski, mieux connu sous le pseudonyme d’Unabomber, avait démontré l’inanité du mythe selon lequel « on n’arrête pas le progrès ». L’abandon de certaines technologies est parfaitement possible et ne constituerait nullement un « retour en arrière » – le temps et l’humanité n’avancent que dans un seul sens – ; mais ce choix ne peut être que global et collectif. On peut renoncer à l’intelligence artificielle ; mais prétendre qu’on va continuer à la développer, mais que l’armée ne pourra jamais s’en servir, ça, c’est un rêve de singe.