lundi 21 novembre 2016

Présidentielles : Dracula en passe de l’emporter

Il y a une constance, non ? Dieu et les bons peuples ont dû, de concert, se décider à donner raison à ceux qui considèrent que la démocratie n’est, décidément, pas le meilleur régime possible, ni même le moins pire. Je ne suis pas démocrate, mais si je l’étais, je trouvais la séquence un peu dure à avaler. Orban en Hongrie, Droit et Justice en Pologne, le Brexit, Trump, et maintenant Fillon ! Ils prennent cher, les démocrates.

Ce qui est rigolo, outre le fait que les élections semblent de plus en plus pousser au pouvoir le plus débile ou le plus salaud possible (ou les deux, car ce n’est pas incompatible), c’est aussi la constance des surprises sondagières. Fillon, on le sentait monter depuis quelques jours, quelques semaines au mieux, mais enfin de là à passer pas si loin que ça d’une élection au premier tour, il y avait un pas ! Au pire, on se disait qu’il pouvait prendre la place de Sarko comme deuxième homme, donc dégager Sarko au passage, puis se faire tranquillement battre par Juppé au second tour, et tout serait allé comme prévu.

Et voilà qu’il nous fait plus de 40% et reçoit dans la foulée le soutien des revanchards (Sarko est forcément furax, et a décidé de punir celui dont il considère qu’il lui a volé sa place) et des vendus (Bruno Le Maire est particulièrement décevant : son soutien à Fillon, alors que les idées de Juppé sont bien plus proches des siennes sur beaucoup de points, sent le rat quittant le navire de la défaite). On voit donc assez mal comment il pourrait ne pas l’emporter dimanche prochain.

Or, c’est grave. Car au-delà de l’apparente ressemblance de ce que tous ces braves gens nous proposent comme recette-miracle pour assurer notre bonheur flexi-sécurisé, ni les programmes, ni les personnalités ne sont réellement les mêmes.

Du point de vue du programme, Fillon a probablement un des pires des candidats de droite. Il cumule l’extrême dureté du néolibéralisme le plus droitier avec un néo-conservatisme sociétal parfaitement anachronique. Parmi ceux qui avaient leur chance d’être élus, il est le seul à avoir constamment promis de revenir partiellement sur la loi Taubira. Il porte un programme de destruction des derniers restes de l’État social et souhaite supprimer 500 000 fonctionnaires en 5 ans – une pure folie qui rendrait l’État encore plus incapable d’assurer des missions pourtant aussi essentielles que l’éducation, la sécurité et l’éducation.

Du point de vue la personnalité, il faut se méfier de Fillon, homme dur, droit dans ses bottes et dans ses certitudes, qui représente la notabilité catholique de province dans ce qu’elle a de pire – et c’est moi qui le dis, alors que je suis moi-même, peu ou prou, un notable catholique de province. Il a tout à fait ce qu’il faut pour appliquer concrètement ses délires, d’autant que tout le poussera à gouverner par ordonnances et qu’il pourra peut-être même s’appuyer sur une très large majorité parlementaire.

Fillon est donc un homme dangereux porteur d’un projet politique dangereux. Or, s’il remporte la primaire à droite, il est quasiment certain d’emporter la présidentielle en mai prochain. Le rejet du PS est tel qu’il est impossible que la gauche passe la barre du premier tour ; mais les autres ne feront pas mieux. Bayrou ira au combat, bien sûr, mais il fera probablement moins de voix que Fillon au premier tour : Juppé, ayant participé à la primaire, ne pourra sans doute pas le rejoindre officiellement (même si ce n’est peut-être pas l’envie qui lui en manquera) ; et il pourrait aussi être gêné sur sa « gauche » par Macron. Bref, Fillon serait presque assuré de l’emporter au premier tour, et aurait à affronter Marine Le Pen au second ; comme elle ne dispose pas d’alliances suffisantes pour le battre, Fillon l’emporterait haut la main – quoique moins brillamment, sans doute, que Chirac en 2002.

Et quand je dis que Fillon est un homme dangereux, je pèse mes mots. Il ne faut pas se réfugier dans l’attitude confortable qui consiste à affirmer que tout ça, c’est bonnet blanc et blanc bonnet pour ne pas avoir à affronter ses responsabilités personnelles. Non, Juppé et Fillon, ce n’est pas la même chose. Je suis loin d’être un fanatique du maire de Bordeaux ; c’est un homme de droite, et de droite dure, pas de droite sociale – quelque chose qui a de toute façon à peu près disparu du paysage politique. Mais son programme n’est tout de même pas comparable à celui de Fillon. Sur le climat, sur la fonction publique, sur le mariage homosexuel et sur tant d’autres points, ils diffèrent vraiment.

Nous sommes donc dans une situation tout à fait comparable à celle de 2007. À ce moment, il était évident pour qui avait des yeux pour voir que Ségolène Royal ne pouvait pas l’emporter au second tour face à Nicolas Sarkozy ; et il était à peu près aussi évident que François Bayrou, s’il parvenait à passer la barre du premier tour, gagnerait le second face à Nicolas Sarkozy. La seule et unique manière d’éviter Sarkozy était donc de voter Bayrou au premier tour de la présidentielle. Ce que j’ai fait – en me bouchant le nez, car je n’apprécie Bayrou qu’à peine plus que Juppé, mais que j’ai fait quand même, et que je n’ai jamais regretté. Ma tactique de l’époque était la seule gagnante. Mes amis de gauche ont refusé de me suivre et ont contribué à faire élire Sarkozy, avec toutes les conséquences que l’on sait.

Les électeurs d’aujourd’hui sont face à la même responsabilité. Laisser Fillon gagner la primaire de la droite, c’est lui assurer une victoire quasi-certaine à la présidentielle de mai 2017, alors que nous avons encore la possibilité d’offrir cette même victoire à un homme peut-être pas meilleur, mais nettement moins pire.

On pourrait évidemment défendre le laisser courir et croire à un retournement de situation dimanche prochain. Mais un tel retournement n’arrivera pas tout seul. Le vote Fillon n’a pas été un vote de barrage : ceux qui voulaient bloquer le retour de Sarkozy ont voté Juppé dans leur immense majorité. Le vote Fillon est, je le crains, un vote de conviction : c’est celui de la droite traditionnaliste et conservatrice provinciale ou versaillaise, celle qui a fourni le gros des bataillons de la Manif Pour Tous, qui n’a jamais digéré les défaites idéologiques que le PS lui a imposées depuis 2012 et qui veut prendre sa revanche. Il y a peu de chances qu’elle désarme dans une semaine, surtout maintenant qu’elle a l’espoir de vaincre le « candidat des médias », qu’elle déteste par-dessus tout justement parce qu’il est, sur les sujets de société, un peu moins rétrograde que la moyenne de ses concurrents.

Ne nous faisons pas d’illusion : si un retournement advient dimanche prochain, il sera le fait des électeurs de gauche qui auront fait barrage à Fillon et au danger qu’il représente. Dimanche prochain, on peut aller voter à contrecœur, mais je crois qu’il faut aller voter.

vendredi 11 novembre 2016

La démocratie sans filtre, ou La leçon Trump

Et voilà, Trump est élu. Je dois bien dire que même moi, je ne m’y attendais pas vraiment. Je n’y croyais pas, au fond, comme je ne croyais pas vraiment au Brexit il y a quelques mois. Et pourtant, ça colle tellement bien avec mes idées ; ça me donne tellement raison ! Qu’est-ce qu’on dit, à Tol Ardor ? Que le peuple, dans sa globalité, n’a malheureusement pas les moyens de gouverner de manière intelligente pour faire face à la Crise actuelle ; qu’étant donné l’urgence de cette Crise et en particulier de son volet écologique, nous n’avons pas le temps de l’éduquer ; et qu’en conséquence, il est nécessaire de mettre en place un régime autoritaire (certes très particulier et très différent de ceux dont notre histoire nous donne des exemples) pour faire face à la Crise.

Vous me pardonnerez de me répéter, mais franchement, si les populations des pays développés s’étaient toutes passé le mot pour nous donner raison sur toute la ligne, elles ne s’y seraient pas prises autrement. Le joyeux combo Sarko-FN en France, Orban en Hongrie, le Brexit au Royaume-Uni, et maintenant Trump aux États-Unis… Faut arrêter, les gars ! C’est bon, vous nous avez enlevé le peu de foi qui pouvait nous rester en la démocratie – moi, j’avoue qu’il ne m’en restait guère.

Bien sûr, j’exagère. Pas sur la bêtise populaire, hein ! Là-dessus, comme le prouve ma surprise devant ce résultat, j’aurais même plutôt tendance à en enlever. En revanche, les partisans de la démocratie ne comprennent toujours pas. On a beau leur demander, à chaque élection, « mais enfin, il vous en faut encore combien, des résultats comme ça, pour comprendre ? », il faut croire qu’il leur en faut toujours un de plus. Ils ont toujours les mêmes excuses : c’est la faute des politiciens – des médias – des institutions – de l’abstention, barrez les mentions inutiles. Ou alors, la bonne vieille « c’est parce que le peuple n’est pas encore éduqué ». Ben oui, mais s’il ne l’est pas encore, qu’on ne lui donne pas encore le pouvoir ! Bref. Pas la peine de continuer, je pisse dans un violoncelle.

En soi, j’avoue que je j’aurais assez envie de vous laisser là-dessus. Sur cette idée toute simple que si, après ça, vous y croyez encore, à la démocratie, ben tant pis pour vous. Que si vous pensez encore qu’elle peut résoudre la crise de notre époque (car je ne nie pas qu’elle ait été bonne pour résoudre les crises d’autres époques ; je dis seulement qu’on n’est plus en 1940 et que la démocratie n’est plus adaptée aux problèmes auxquels nous, on doit faire face), eh bien vous n’avez qu’à continuer à ne rien faire contre, à pleurnicher à chaque résultat électoral qui ne vous convient pas, et à ne rien comprendre à rien. Et j’ai envie d’ajouter qu’il ne faudra pas pleurer quand le prochain connard élu par des connards vous enverra dans un camp, ou devant un peloton d’exécution, ou tout bêtement réduira vos libertés à néant. Bien sûr, ça me fait gavé-chier que moi, moi qui vous aurai pourtant averti, je sois moi aussi destiné à finir avec vous dans le camp ; mais bon, sauf à partir au Canada, je n’y peux pas grand-chose (parfois j’y pense, à fonder Tol Ardor au Canada plutôt qu’en France).

Mais comme je suis bon prince et que je vous aime bien, je vais quand même essayer d’aller un peu plus loin. On va essayer de comprendre un peu mieux, d’y voir un peu plus clair. Parce qu’il y a quand même une nouveauté dans le fait qu’on dégringole à ce point dans l’échelle de l’intelligence humaine.

Que la démocratie, depuis qu’elle a triomphé, ait porté au pouvoir des gens qui nous ont fait passablement de mal, c’est assez clair. Prenons les deux problèmes fondamentaux de notre temps, les inégalités entre les hommes et la destruction généralisée de la nature. Bien rares ont été les épisodes où la démocratie a contribué à réduire les inégalités : le Front populaire chez nous, le New Deal aux États-Unis, une progression, ponctuellement, des droits sociaux – encore a-t-elle la plupart du temps été au moins autant le fruit de la lutte des travailleurs que du véritable fonctionnement démocratique des institutions ; et encore a-t-elle été bien souvent grignotée et détricotée par les patrons et les actionnaires. Bref, l’immense majorité des élus de tous les pays développés a sciemment aggravé le premier problème – il faut dire qu’eux et leurs potes en étaient les premiers bénéficiaires ; qui ne leur pardonnerait pas ?

Quant au second, qui a bétonné la France et relancé l’industrialisation à outrance si ce n’est le gaullisme démocratiquement élu ? Il est assez amusant de constater à quel point de Gaulle a été un grand homme quand il a lutté contre le nazisme, c’est-à-dire quand il n’avait aucune légitimité démocratique, mais seulement celle des circonstances ; et comme, dès qu’il a été élu, il est devenu l’architecte d’une société sclérosée et perfusée au pétrole. Bref, là encore, nos démocraties ont pavé la voie à tout ce que nous connaissons aujourd’hui : la sixième extinction massive, le réchauffement climatique, la destruction des écosystèmes – bref les joies de l’anthropocène.

Mais alors finalement, qu’est-ce qui a changé ? Quelle différence entre Trump qui nie le réchauffement climatique et de Gaulle qui bétonne la France ? La différence, c’est le contexte. À l’époque de de Gaulle, il fallait une lucidité exceptionnelle pour comprendre les dangers que présentait la civilisation techno-industrielle ; alors qu’aujourd’hui, il faut un aveuglement exceptionnel pour ne pas les voir. De Gaulle était un homme d’une grande intelligence et d’une grande culture, mais c’était un homme de son temps. Alors que Trump est tout simplement un crétin, un imbécile, un arriéré, un abruti.

Et ça, c’est un changement. Pendant longtemps, les démocraties ont porté au pouvoir des gens pas forcément exceptionnels, pas forcément des génies visionnaires ou des monstres de lucidité et de clairvoyance, mais des gens qui, tout de même, faisaient le boulot avec une certaine intelligence. Il y avait des filtres qui faisaient qu’on n’arrivait pas au pouvoir sans une certaine culture, une certaine intelligence, qui, même si elles ne suffisent certainement pas à garantir une bonne action politique – j’entends déjà ceux qui vont me rappeler que nombre de médecins des camps de la mort étaient des gens qu’on pressentait pour le Nobel avant la guerre –, restent quand même préférables à leur absence.

Aujourd’hui, ce sont ces filtres qui ne fonctionnent plus. Pire encore, ils se sont inversés : non seulement la culture n’est plus un prérequis pour accéder au pouvoir, mais elle est devenue un handicap. Un homme comme Mitterrand serait complètement inaudible aujourd’hui ; après lui, Chirac, autre homme de culture, a dû se faire passer pour un crétin toute sa vie pour se faire élire et garder sa popularité. Quant aux suivants, sans être aussi stupides que Trump, ce sont clairement des gens qui ouvrent un livre tous les vendredi premier du mois et qui ne mettent jamais les pieds à l’opéra.

Qu’est-ce qui a fait tomber ces filtres ? Une réponse précise et approfondie nécessiterait sans doute un livre entier, mais je crois qu’on peut oser une piste avec le déclassement et la peur du déclassement. La mondialisation a, clairement, accru les inégalités et renforcé la pauvreté dans les pays développés. Pour schématiser très sommairement, on pourrait dire que, dans ce contexte de globalisation de l’économie, les machines et les Chinois ont récupéré les emplois dont bénéficiaient auparavant les habitants des pays riches ; que la raréfaction des ressources a parallèlement fait diminuer leur pouvoir d’achat ; et que, face à cette double crise, les élites ont catégoriquement refusé de partager le fardeau, et se sont débrouillées pour en faire porter tout le poids, intégralement tout le poids, sur les catégories populaires.

Du coup, elles souffrent, les catégories populaires. Je crois que beaucoup de gens ont du mal à réaliser à quel point les pauvres galèrent pour vivre, tout simplement. La polémique sur le prix du pain au chocolat de Copé en était révélatrice : ceux qui se moquaient ignoraient que les pauvres n’achètent pas leur pain au chocolat en boulangerie à 1,50€, mais chez Lidl, en boîte, à 15 centimes l’unité. Copé l’ignorait aussi, bien sûr, mais ce n’est pas la question. C’est cet écart entre la classe moyenne et les catégories vraiment populaires dont on n’a pas toujours conscience.

Or, les classes populaires, elles, le ressentent très violemment. Les commentateurs s’indignent généralement de ce que leur colère trouve son exutoire dans un vote pour un milliardaire comme Trump ou une héritière comme Marine Le Pen ; mais c’est qu’ils n’ont pas compris qu’il n’y a aucune ignorance là-dedans. Seulement, les pauvres en veulent infiniment moins aux ulra-riches qu’aux classes moyennes qui ont réussi, plus ou moins modestement bien sûr, mais qui mènent tout de même la vie agréable qu’elles n’ont pas.

Cela peut sembler curieux, mais s’explique en réalité assez bien. D’abord parce que les ultra-riches sont trop loin des pauvres, trop inaccessibles ; ils vivent trop dans une tour, pour ne pas dire sur une autre planète. En outre, les plus pauvres peuvent facilement se reconnaître dans leurs propos : cette élite économique, puisque très riche, mais qui n’a jamais accédé aux responsabilités, donc qui peut se présenter comme l’outsider anti-Système, joue facilement sur la peur du déclassement qui trouve ses boucs émissaires dans des catégories perçues comme des privilégiés, parfois avec une part de vrai (comme pour les fonctionnaires), parfois de manière délirante (comme pour les migrants).

Inversement, les classes moyennes sont proches des pauvres, donc accessibles à leur colère, à leur rage. C’est particulièrement vrai pour la moyenne bourgeoisie intellectuelle, nourrie d’une culture que les classes populaires ont dans leur immense majorité toujours perçue comme étrangère et les excluant par nature. Alors forcément, quand cette classe moyenne intellectuelle – les journalistes, les profs… –, qui représente tout ce que les pauvres détestent, conchie à longueur d’émission télé un type qui représente tout ce que les pauvres envient, et qui en plus tient les propos qu’ils ont envie d’entendre, un pont se construit entre les pauvres et le riche populiste.

Y a-t-il une issue ? Un sondage IPSOS réalisé du 21 au 25 octobre 2016 révèle que les Français commencent à se rendre compte que la démocratie est grippée. 57% pensent qu’elle fonctionne mal, 77% pensent qu’elle fonctionne de plus en plus mal. Entre février 2014 et octobre 2016, la part des gens qui affirment que « le régime démocratique est irremplaçable, c’est le meilleur possible » est passé de 76 à 68% ; parallèlement, la part de ceux qui pensent que « d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie » est passée de 24 à 32%. Un tiers des Français qui pensent que d’autres régimes pourraient être aussi bons que la démocratie, ce n’est pas rien. 33% se montrent même favorables à un régime autoritaire dont la description n’est pas si éloignée de ce que propose Tol Ardor.

C’est, indéniablement, un signe que certaines de nos idées progressent dans la société. Est-ce pour autant un signe d’espoir ? Assez faible, il faut le reconnaître : pour l’instant, ce désir d’autorité est justement capté par les incompétents du style de Trump ou de Le Pen. Les mentalités changent, mais il est probable que ce ne sera pas suffisant pour arrêter le train fou qui nous envoie dans le mur et conduit notre civilisation à son écroulement.


*** EDIT ***

Je crains de m’être, avec cet article, bien mal fait comprendre, voire attiré quelques inimitiés. Je vais donc revenir sur deux séries de critiques récurrentes.

1/ On me reproche de n’avoir pas vu que le vote Trump est avant tout un vote des classes moyennes. À cela, je réponds deux choses.

La première, c’est que je n’ai jamais dit que le vote Trump était d’abord celui des classes populaires ; j’ai dit qu’il était aussi celui des classes populaires, ce qui est indéniable.

La seconde, c’est que le terme « classe moyenne » est un générique très vague qui recouvre énormément de situations différentes. Le vote Trump est en effet un vote des classes moyennes, mais avant tout des classes moyennes inférieures, les moins riches donc, qui sont aussi les moins éduquées. Surtout, les électeurs de Trump sont des gens qui, à tort ou à raison, se voient comme déclassés, c’est-à-dire vivant moins bien que leurs parents, ou menacés par le déclassement. C’est un vote des campagnes, des petites villes, des banlieues des villes moyennes, bref un vote des périphéries ; un vote des agriculteurs, des ouvriers, des petits entrepreneurs etc.

Il faut donc se méfier de la distinction un peu simpliste entre « catégories populaires » et « classes moyennes » sur le seul critère du revenu. Elles sont parfois sociologiquement très proches.

2/ Sans surprise, on me reproche mon élitisme. Dans une certaine mesure, je l’assume. Mais je voudrais tout de même préciser un point essentiel. J’ai parlé de l’importance de l’intelligence et de la culture pour mener une action politique qui soit la meilleure possible. Je persiste et signe ; mais ceux qui m’accusent de mépriser le peuple et les petites gens n’ont pas compris mon propos.

En effet, ni l’intelligence, ni la culture n’ont grand-chose à voir ni avec le milieu social d’origine, ni avec les diplômes. Ludovine de la Rochère ou Donald Trump sont issus des élites économiques de la société, et ce sont des crétins. Hollande est bardé de diplômes, et il ne vaut guère mieux. Inversement, François Cavanna, ancien maçon qui n’avait que le brevet en poche, était un homme d’une immense culture et d’une intelligence lumineuse.

Je ne prétends donc ni qu’il faille la fortune, ni qu’il faille des diplômes pour bien gouverner. Tous cela, nos dirigeants les ont, et ils nous mènent droit dans le mur. Mais il faut de l’intelligence, et il faut de la culture. Elles seules donnent à un homme le recul, la hauteur de vue nécessaires au gouvernement des hommes.

Ce qui nous amène à un dernier point : la culture et l’intelligence ne rendent aucunement « supérieur ». Cela n’aurait aucun sens, car je crois très profondément que les hommes naissent et demeurent égaux en dignité. Elles sont seulement – je pèse chaque mot – nécessaires – et non pas suffisantes – au gouvernement des hommes. Celui qui sait se battre n’est pas supérieur à celui qui ne sait pas ; mais il est plus apte à assurer la défense de la Cité. Celui qui sait jouer de la harpe n’est pas supérieur à celui qui ne sait pas ; mais il est plus apte à jouer de la harpe dans un orchestre. De la même manière, certains, sans être supérieurs aux autres, sont plus aptes à gouverner.

mercredi 2 novembre 2016

Le sens du politique

Au cœur de l’opposition entre royauté et démocratie se trouve, entre autres, la question de la compétence. Le démocrate ne peut qu’avoir foi en un postulat, la fameuse théorie de la « compétence des incompétents ». En résumé, le politique, échappant à une règle par ailleurs universelle, ne nécessiterait pas de compétence particulière et serait donc légitimement exercé par l’ensemble des citoyens. Seuls peuvent jouer de la harpe ceux qui ont appris à jouer de la harpe, seuls peuvent faire des chaussures ceux qui ont appris à faire des chaussures ; mais tous les citoyens seraient également aptes à décider de ce qui est bon pour la communauté ; et c’est de la multiplicité des prises de position et finalement de la décision majoritaire que viendrait le plus grand bien possible. Ce postulat est la seule justification possible de la souveraineté populaire et de son corollaire, le suffrage universel.

Évidemment, il est largement mis en échec par la réalité : les régimes démocratiques n’ont pas su régler le très ancien problème des inégalités – ils auraient même plutôt eu tendance à l’aggraver – ; et ils ont donné naissance à la crise écologique. On me dira qu’ils ne sont pas les seuls : la crise écologique vient de toutes les sociétés industrielles, qu’elles soient ou non organisées démocratiquement. C’est vrai ; mais il n’en reste pas moins que, dans la résolution de cette crise, les démocraties n’ont pas su avancer.

Face à cette réalité, les partisans de la démocratie ont deux réponses possibles. Les moins lucides affirment que si les choses vont mal, c’est justement parce que nos sociétés ne seraient pas assez démocratiques. Selon le vieux principe qui veut qu’on a les pieds mouillés tant qu’on est au milieu du gué, ils affirment que davantage de démocratie réglerait tous nos problèmes – et de proposer des évolutions institutionnelles comme le tirage au sort, la proportionnelle ou la démocratie directe. Mais il s’agit là d’un pur acte de foi : rien dans la réalité ne nous permet de croire que donner réellement le pouvoir à la majorité nous sortirait les couilles des ronces. Bien au contraire, les micros-trottoirs, les sondages d’opinion, les audiences de Cyril Hanouna, tout est là pour nous rappeler que donner un vrai pouvoir aux vraies gens serait sans doute une très mauvaise idée.

Arrive donc une seconde réponse, celle des démocrates les plus lucides : mais c’est que le peuple n’est pas assez éduqué ! On peut passer rapidement sur le côté amusant qu’il y a à considérer que le peuple n’est pas éduqué dans la mesure où il ne vote pas comme nous. Le vrai problème de cette réponse, c’est qu’on ne peut pas espérer éclairer les foules en moins de quelques décennies. Or, si la question des inégalités, qui patiente depuis des millénaires, peut bien attendre un siècle de plus, ce n’est pas le cas de la crise écologique, dont l’urgence impose des mesures rapides.

Cela, il me semble que de plus en plus de gens s’en rendent compte. Même si la démocratie reste évidemment défendue par une écrasante majorité de la population, surtout dans les pays développés, on observe tout de même une montée en puissance de l’idée que la Crise actuelle ne pourra être réglée que par des régimes plus ou moins autoritaires.

Au sein de cette mouvance, Tol Ardor défend plus particulièrement un système novateur, une royauté participative, constitutionnelle mais non parlementaire. Un de nos arguments est que, le peuple dans sa globalité étant incapable d’assumer le pouvoir, il doit être détenu par ceux qui en ont la compétence. Ce qui ne nous empêche pas, par ailleurs, de vouloir conserver les principaux acquis des démocraties : d’une part parce qu’à l’échelle locale, il nous semble que la démocratie reste un mode d’organisation pertinent ; d’autre part parce que le caractère participatif du système que nous prévoyons n’est pas un vain mot – nous reconnaissons parfaitement l’utilité de l’expression d’une pluralité d’opinions, nous ne critiquons que le mode de décision à la majorité des voix ; enfin et surtout par notre insistance sur les droits de l’homme.

Mais on nous fait souvent cette réponse : ceux qui détiennent aujourd’hui le pouvoir ne sont pas réellement le peuple, mais des technocrates formés à son exercice. Sortant des IEP, de l’ENA et consort, ils devraient bien l’être, compétents ! Pour beaucoup, c’est la preuve que le pouvoir ne s’apprend pas et n’a rien à voir avec aucune compétence.

Or, cette déduction apparemment logique vient d’une mauvaise compréhension de la compétence nécessaire à l’exercice du pouvoir et donc de la formation que requiert l’acquisition de cette compétence. Le pouvoir nécessite en effet deux types de compétences. La première est d’ordre technique : il s’agit de savoir comment on exerce le pouvoir, c’est-à-dire ce qui fonctionne ou pas, la manière dont les hommes réagissent à telle ou telle situation, les grandes lois de l’économie et de la politique, la situation du monde etc. Cet aspect du pouvoir politique est évidemment essentiel à son exercice.

Cependant, il n’est pas celui qui est le plus essentiel. Le plus essentiel, c’est l’aspect moral du pouvoir politique : il s’agit de savoir pourquoi et dans quel but on exerce le pouvoir politique, et ce qui peut mener à ce but. Ce qui implique de multiples exigences : une rigueur morale consistant à préférer l’intérêt général à son intérêt particulier, mais également une compréhension intellectuelle des raisons qui font que ce bien commun doit être recherché, ainsi que des moyens qui permettent de l’atteindre. Pour être apte à gouverner, il ne faut pas seulement avoir la passion du bien commun ; encore faut-il comprendre pourquoi la surveillance généralisée des citoyens ou la course à la croissance ne sauraient être des moyens pour l’accomplir.

Finalement, on voit que la formation nécessaire à une bonne action politique n’est pas d’abord d’ordre technique mais moral et donc philosophique, comme l’a très bien montré Platon dans La République. Et c’est précisément cela qui manque aux politiciens de nos jours : ils sont formés à la technique de la politique, mais pas à sa philosophie. Ce qui explique que, malgré leurs titres et leurs diplômes, ils soient totalement incompétents : n’ayant que le volet technique de la formation politique, et pas son volet philosophique, ils n’ont finalement pas véritablement de formation de décideurs, mais seulement d’exécutants. Ce sont donc des exécutants qu’on a mis aux manettes : un peu comme un pilote de navire qu’on aurait propulsé capitaine. Or, ce n’est pas du tout le même métier.

Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas seulement de faire appel à la vertu des hommes politiques. D’abord parce que dans ce domaine, la vertu est nécessaire, mais aussi dangereuse. Durant la Révolution française, le très-vertueux Robespierre, l’ascète, l’Incorruptible comme on le surnommait à l’époque, mit en place un régime qui, sans être totalitaire – il n’en avait pas les moyens technologiques – avait cependant une volonté totalitaire ; alors que dans le même temps, Danton, le viveur, le corrompu, l’homme qui maîtrisait à la perfection l’art de faire coïncider ses idéaux avec ses intérêts, condamna les excès de la Terreur et finalement donna sa vie pour ce combat.

Ce qui explique cela, c’est que le pouvoir comporte toujours un risque corrupteur, et que même la vertu peut être corrompue. La vertu corrompue, dévoyée de Robespierre s’est révélée plus dangereuse pour le pays que les calculs en partie égoïste de Danton. La vertu personnelle d’un individu n’est donc pas, à elle seule, le garant de ses qualités de décideur. C’est pourquoi il ne faut pas se reposer uniquement sur elle : comme l’ont très bien compris Montesquieu, puis d’autres philosophes comme Mirabeau ou Alain, ce n’est pas d’abord dans la vertu personnelle des dirigeants que se trouve le salut en politique, mais dans l’équilibre des pouvoirs.

Cette idée, complexe, est souvent mal comprise. En particulier, nombreux sont ceux qui confondent équilibre des pouvoirs et démocratie. Pour continuer sur la période révolutionnaire, on pourrait citer Camille Desmoulins, ami de Danton et de Robespierre, qui avait proposé de confier un pouvoir absolu à une Assemblée nationale élue. Mirabeau, au contraire (encore un homme assez vénal et corrompu, d’ailleurs), avait bien compris que, même élue, une Assemblée sans contre-pouvoir ne pourrait que devenir despotique. Comme Montesquieu, il promouvait non pas une véritable démocratie, mais une monarchie constitutionnelle qui, tout en donnant un véritable pouvoir politique au roi, ne le laisserait pas sans contre-pouvoirs.

Cela étant, même si la vertu ne saurait être le tout du politique, elle n’est pas non plus rien ; on ne peut pas s’en remettre à elle seule pour penser un système politique un peu moins mauvais que le nôtre, mais on ne peut pas non plus faire comme si elle n’avait aucune importance. Or, c’est précisément ce qui est en train de se passer : le triomphe des valeurs capitalistes et libérales en économie légitime tous les égoïsmes, alors même que les valeurs portées par les religions, qui auraient pu faire contrepoids, sont en chute libre. Les élites ont bien sûr toujours profité des systèmes politiques pour faire leur beurre ; mais il y a une soixantaine d’années, elles avaient conscience que c’était mal, ou du moins illégitime et donc répréhensible. Aujourd’hui, on a l’impression que la disparition de la vertu en politique est telle que ceux qui refusent de payer leurs impôts ou détournent l’argent public n’ont même plus conscience de mal faire.

On retombe, en fin de compte, sur la question de leur incompétence politique, c’est-à-dire de l’absence totale de formation et de pensée philosophique et morale chez eux. La vertu qu’il leur manque, ce n’est pas une qualité personnelle innée qu’on aurait ou pas, c’est une véritable formation de philosophes.

Est-il possible de remonter la pente de l’intérieur du système démocratique ? Cela me semble malheureusement improbable. Comme l’a montré Platon – encore lui –, la démocratie ne porte pas au pouvoir ceux qui ont les compétences philosophiques et morales qui leur permettraient de l’assumer, mais plutôt ceux qui ont les compétences techniques et la richesse personnelle qui leur permettent de subjuguer le peuple et de se faire élire. Le système politique proposé par Tol Ardor n’est pas parfait – il n’existe de toute manière rien de tel. Mais il est probablement plus adapté à la Crise contemporaine que les démocraties.