lundi 11 décembre 2017

Former des esprits libres ou des singes savants : du dressage en milieu scolaire

« Qui veut la fin veut les moyens », « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » : le langage regorge de phrases toutes faites nous incitant à prendre les mesures nécessaires à la réalisation de nos ambitions. Le problème vient évidemment de ce que les moyens sont parfois contradictoires avec les fins : ainsi de ceux qui pensent que restreindre nos libertés rendra le monde plus sûr, ou qu’une large mise en pratique de la peine de mort rendrait le monde plus juste.

Pour les professeurs, le problème se pose à chaque heure de cours. Nous avons un objectif : transmettre à nos élèves une culture au sens le plus large du terme, c’est-à-dire un ensemble de connaissances, de valeurs et d’attitudes. Cet objectif est à la fois individuel – puisque cette culture permet à celui qui en dispose de s’épanouir et de se réaliser au mieux – et social – puisque la culture commune est la condition aussi bien du vivre ensemble que de la survie de notre civilisation à travers le temps.

Pour atteindre ce but, nous avons un moyen : les cours que nous donnons aux élèves. Leur bon déroulement nécessite, pour faire vite, deux choses : du travail et de la discipline. L’élève qui ne travaille pas, c’est-à-dire qui ne participe pas activement à sa scolarité, n’en retire pas grand-chose ; mais aucun travail n’est possible pour personne, ni le professeur, ni les élèves, si la discipline ne règne pas dans la classe, si les élèves ne reconnaissent pas ou n’acceptent pas l’autorité du maître.

D’expérience, je sais que, s’il n’est jamais possible de forcer à travailler un élève qui ne veut pas le faire, on peut la plupart du temps maintenir par la force une discipline acceptable. Le problème réside dans ce « par la force ». Très rares en effet sont les classes pour lesquelles l’obéissance est naturelle car rationnelle, acceptée car comprise, et fondée sur la supériorité objective du maître et la nécessité de la transmission, et où la punition ne sert que de rappel à l’ordre rare et ponctuel. Pour une classe de collège ou de lycée lambda, l’instauration de la discipline passe par l’exigence d’une obéissance qui n’est que l’expression d’un rapport de force, et donc demeure aveugle : la classe, dans le meilleur des cas, a fini par céder au déluge de punitions qui s’est abattu sur elle, et reconnaît une situation qui est à son désavantage – l’un dans l’autre, il est plus confortable de laisser le prof faire son cours plutôt que de chercher à le perturber.

On touche là à une des contradictions du métier d’enseignant : car cette obéissance acceptée parce qu’imposée de force n’est pas compatible avec l’une des attitudes les plus essentielles que nous ayons pour mission de transmettre à nos élèves, à savoir la construction d’un véritable libre arbitre par l’examen critique des décisions de toute autorité. Nous cherchons à développer leur esprit crique par tous les moyens : par les connaissances d’abord, en leur présentant les totalitarismes du XXe siècle, ou plus généralement les autres régimes dictatoriaux ; par les pratiques ensuite, en les poussant à toujours questionner l’origine des textes et autres documents que nous leur présentons, à croiser les points de vue, à débusquer les partis-pris, les inexactitudes, les imprécisions, voire les mensonges d’un discours. Et pourtant, dans l’exemple que nous leur donnons, nous faisons tout le contraire, et, en leur demandant une obéissance aveugle, nous déconstruisons nous-mêmes notre propre travail.

Que vont-ils en retenir, même de manière inconsciente ? Que l’esprit critique ne vaut que dans le discours, et que dans la réalité, tout est réglé par la loi du plus fort ; que celui qui a les moyens d’imposer l’obéissance aux autres est par ce seul fait légitime à le faire.

Évidemment, nous pourrions faire le choix inverse, et décider de sacrifier la discipline au développement de l’esprit critique. Mais ce faisant, nous renoncerions à transmettre aux élèves tout le reste, les connaissances et les valeurs qui nécessitent le calme dans la classe. Surtout, nous renoncerions à notre confort : tous les enseignants peu ou pas respectés par leurs élèves peuvent en témoigner, une heure de cours dans le chahut est épuisante en plus d’être humiliante. Quand on a les moyens d’imposer le calme, on l’impose, fût-ce par la force et en acceptant que les élèves ne nous cèdent que parce que nous sommes les plus puissants.

La faute, évidemment, n’est pas qu’individuelle : comme je l’ai montré, les professeurs sont placés devant une équation impossible à résoudre. Le système éducatif est en réalité conçu pour former des petits travailleurs-consommateurs-soldats obéissants en toutes circonstances. Bien sûr, les textes officiels, les programmes insistent tous sur la nécessité de la construction de cet esprit critique ; mais dans les faits, tout est mis en œuvre pour que cette attitude ne puisse pas être enracinée : classes surchargées, professeurs mal formés, disparition du redoublement et donc de l’enjeu du travail au cours de l’année, tout est en réalité fait pour transformer de plus en plus nettement les cours en séances de dressage et les professeurs en policiers de leurs classes. Est-ce de manière consciente ? Je ne sais pas. De la part de certains de nos dirigeants, sans doute.

Et naturellement, certains territoires souffrent plus que d’autres. Ainsi de Mayotte, où, par la faute d’une politique d’économies de bouts de chandelles, les classes sont plus chargées qu’ailleurs et le taux de contractuels peu formés à la gestion de classe plus élevé. Non seulement l’école dresse les enfants plus qu’elle ne les élève et ne les éduque, mais à cette faillite de sa mission, elle ajoute, ici comme ailleurs, le renforcement des inégalités sociales existantes.