samedi 18 août 2012

Difficulté de la miséricorde

Dans ma brève carrière d’enseignant, je n’ai eu pour l’instant que trois classes de 4e. Avec ces trois classes, j’ai traité, dans le cadre du programme d’éducation civique, le thème de la justice française. Naturellement, parler de l’organisation particulière d’un système judiciaire donné implique de parler de la justice en tant que valeur morale et en tant qu’idéal.

Cette partie du cours n’est pas neutre : la République française a sa vision de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas ; elle essaye (c’est de bonne guerre) de faire en sorte que ses citoyens partagent cette vision. De son côté, l’enseignant a aussi sa vision de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. Sur ce thème, les deux visions, celle de la République et celle de l’enseignant, se recoupent assez largement d’ordinaire ; c’est souvent moins vrai en matière de politique et surtout d’économie. Mais elles ne se recoupent jamais parfaitement, et je crois profondément qu’aucun enseignant, si consciencieux soit-il, ne peut se targuer de laisser entièrement ses opinions personnelles à la porte de la salle de classe.

Enseigner la justice, ce n’est donc pas seulement faire comprendre aux élèves les rouages d’une institution ; c’est surtout leur inculquer les grands principes moraux qui fondent et guident cette institution. Ce n’est pas d’abord leur transmettre une connaissance ; c’est d’abord leur transmettre des valeurs, ce qui est infiniment plus difficile.

Quels sont ces principes ? L’indépendance du pouvoir politique et du pouvoir judiciaire ; l’égalité devant la justice ; l’État de droit ; la non rétroactivité de la loi ; la présomption d’innocence ; la garantie d’être jugé de manière publique et contradictoire devant un tribunal indépendant et impartial ; celle de bénéficier d’un avocat ; la protection des victimes comme des accusés.

A chaque fois que j’ai abordé cette question – en 4e mais aussi, en passant, dans d’autres classes, y compris au lycée – j’ai été frappé de voir à quel point ces principes étaient peu assimilés par les élèves. Non seulement ils ne leurs sont pas naturels, mais beaucoup les scandalisent. La protection des accusés, par exemple, ou l’idée que même le pire des criminels a droit à une défense et que la société doit la lui fournir s’il n’a pas les moyens de le faire, les choquent au plus haut degré ; et il est intéressant de noter que même ceux qui viennent de milieux aisés ou éduqués partagent, pour la plupart, cette révolte.

Face à ces réactions, je suis souvent très démuni. Je convaincs sans doute les plus doués d’entre mes futurs citoyens, ou une partie d’entre eux ; mais les autres restent, pour la plupart, et de manière tout à fait revendiquée, sur une vision de la justice qui s’approche plus, dans le meilleur des cas, de la loi du Talion, et dans le pire, de la vengeance. Même de longues discussions, avec la classe ou entre les élèves – car je n’hésite pas à passer là-dessus le temps qui me semble nécessaire –, ne parviennent généralement pas à bout de leurs réticences.

Pour moi, ce n’est guère une surprise. Bien sûr, je ne prétends pas qu’il n’est pas possible de faire mieux que moi. Je pense au contraire que de meilleurs pédagogues parviennent à des résultats moins décourageants. Mais je doute que même eux parviennent à faire adhérer à ces valeurs la majorité de leurs élèves. Je crains que l’homme, tel qu’il est dans le monde tel qu’il est, ne puisse pas facilement quitter une représentation dans laquelle la vengeance est justice.

En ce sens, ce qu’il se passe en ce moment en Belgique ne me surprend pas. Pour ceux qui ne suivraient pas l’actualité depuis leur plage ou leur chemin de montagne, un couvent de sœurs clarisses belge a accepté d’accueillir en son sein Michelle Martin, la complice du pédophile et tueur d’enfants Marc Dutroux. Cette femme, qui a elle-même laissé mourir de faim deux des enfants séquestrés, a accompli la moitié de sa peine de prison de 30 ans et a donc pu bénéficier d’une libération conditionnelle. Depuis, le couvent qui l’accueille – et qui, auparavant, lui avait rendu visite pendant onze ans – est au centre d’une intense polémique : les sœurs reçoivent des lettres d’insultes, le couvent est tagué, et les sœurs doivent accepter un dispositif de protection policière.

Bien sûr, ce qu’a fait Michelle Martin est atroce, et surtout irréparable. Rien n’effacera ni la mort des enfants, ni la douleur de leurs proches, que je ne peux qu’à peine imaginer. Et on ne peut que comprendre l’amertume de ceux qui voient libre celle qui leur a fait tant de mal.

Mais il est terrible de constater à quel point la justice, la vraie justice, n’est pas dans les cœurs. Car il est évident que justement, celui à qui on a fait tant de mal n’est pas capable de juger de manière impartiale et donc juste. Le désir que peut avoir le père d’une fillette assassinée de voir son meurtrier à jamais derrière les barreaux, ou même de le voir mort, n’est pas plus juste que le désir que peut avoir le meurtrier lui-même de ne subir aucune peine : parce qu’ils sont eux-mêmes personnellement impliqués dans l’affaire, ils ne peuvent en avoir une vision impartiale, ce qui est une des conditions de la justice.

Et s’il est normal de voir protester les proches des victimes, il est inquiétant de constater que tant de gens leur emboitent si facilement le pas, sans comprendre qu’enfermer éternellement quelqu’un, si horrible qu’aient été ses actes, peut être une nouvelle injustice qui ne changera rien à la précédente. Je ne peux que redire, avec la supérieure du couvent en question : « Nous avons la profonde conviction qu’enfermer définitivement le déviant dans son passé délictueux et l’acculer à la désespérance ne serait utile à personne et serait au contraire une marche en arrière pour notre société. »

Je sais bien que l’exigence chrétienne du pardon est inaudible pour la victime d’un si grand tort. Mais la justice n’est juste que si elle sait se teinter de miséricorde. Se tourner vers le criminel avec le même regard de pitié et d’amour qu’on porte sur sa victime est une des conditions de la vraie justice, qui ne saurait être aveugle, contrairement à ce que veut l’allégorie, et une des grandeurs du vrai christianisme. C’est un idéal moral difficile, mais c’est le chemin ardu de notre perfectionnement.

1 commentaire:

  1. Toujours aussi justement pensé.
    Pense un jour à raffraichir le design de ton blog, tu as plein de solutions gratuites sur internet, je serai ravi de te donner quelques pistes, ce serait ma manière de te remercier pour tes billets.

    RépondreSupprimer