dimanche 21 octobre 2012

Les Anonymous vont trop loin

En février dernier, j’avais fait ici même l’éloge des Anonymous, ce collectif de hackers militant pour la liberté d’expression. À l’époque, ils étaient attaqués par pas mal de monde au motif qu’ils s’érigeaient en police privée, se chargeant à la fois de juger et d’appliquer leurs sentences, le tout selon leurs propres règles, arbitraires et non écrites. De mon côté, je les défendais, affirmant que même si le principe était peut-être condamnable, ils avaient le mérite de l’engagement contre un ennemi dangereux, la liberté d’expression étant de plus en plus menacée.

C’est justement parce que je les ai défendus alors que je sens le devoir de les critiquer aujourd’hui.

Évidemment, la liberté d’expression est toujours menacée. Plusieurs affaires récentes l’ont montré, en particulier celles des nouvelles caricatures de Mahomet dans Charlie Hebdo. Et de ce point de vue, je ne renie rien de ce que j’ai écrit. Je maintiens également la vision large que j’ai de la liberté d’expression : pour moi, les seules limitations légitimes de la liberté d’expression sont l’appel à la haine, à la violence et la diffamation. Une caricature, une moquerie, si agressive soit-elle, ne doit pas être interdite.

Même les insultes, ou des opinions choquantes ou aberrantes comme l’antisémitisme, le racisme ou l’homophobie, devraient pouvoir être exprimées, tant qu’elles ne deviennent pas des appels à la haine ou à la violence. Cela heurte a priori notre vision française de la liberté d’expression, mais après tout, il est possible, même si pour ma part je trouve cela répugnant, de prétendre que les homosexuels sont inférieurs aux hétérosexuels, sans pour autant appeler à leur mépris ou, pire, à leur éradication. De même, il est possible de nier le caractère historique de la Shoah sans appeler directement à la haine des Juifs, et ce même si les deux vont souvent de pair.

Il m’a fallu du temps pour en arriver là, et j’avais à l’origine une vision moins large (quoique encore beaucoup plus large que celle de la plupart des gens) de ce droit fondamental. Mais en fin de compte, il me semble que les insultes et les opinions abjectes font moins de mal à ceux qu’elles visent qu’à ceux qui les profèrent, et qu’elles seront plus efficacement combattues par les réponses raisonnées que par la censure, qui entraîne immédiatement la réaction d’un positionnement victimaire. Surtout, en leur interdisant de s’exprimer, je crains qu’il soit ensuite difficile de trouver une limite claire, et qu’en particulier certains croyants en profitent pour faire interdire les critiques à l’encontre de leur religion.

Pourtant, il me faut bien ajouter une quatrième limitation à la liberté d’expression : la révélation de la vie privée d’autrui. Ce problème a sans doute toujours existé, mais auparavant, il se limitait plus ou moins à la diffamation, justement. De nos jours, la technique permet de pénétrer bien plus avant dans la vie privée des gens : piratage de messageries électroniques, traçage des déplacements de quelqu’un grâce à son téléphone, espionnage des sites consultés sur Internet… Les violations de la vie privées sont potentiellement décuplées.

Bien sûr, en la matière, le premier risque vient des États. Comme Tol Ardor le dénonce depuis sa création, ils seront les premiers (on en voit déjà les premiers signes) à s’emparer de ces nouveaux outils, et les totalitarismes du siècle à venir seront, pour cette raison, infiniment plus redoutables que ceux du siècle passé.

Mais il ne faut pas oublier que la menace peut aussi venir de particuliers ou de groupes non gouvernementaux. Les Anonymous viennent d’en donner l’exemple en publiant les mails d’un prêtre soupçonné de pédophilie.

Cet acte est inqualifiable et intolérable. D’une part parce qu’il foule aux pieds la présomption d’innocence et désigne à la vindicte populaire un homme avant qu’il ait pu être jugé. Mais surtout parce que, quand bien même cet homme aurait été déclaré coupable, rien, absolument rien, ne justifie qu’on publie ses mails. S’il est coupable, qu’il soit condamné par la justice ; mais la foule n’a pas à lui faire subir une autre peine que celle que les juges auront décidée, et même le pire des criminels ne perd pas ses droits fondamentaux au prétexte qu’il n’a pas respecté ceux des autres ; deux maux ne font pas un bien.

Autrefois, c’est-à-dire avant l’émergence de l’individualisme, le groupe, la communauté (le village, le quartier, la paroisse etc.) exerçait sur les individus une surveillance étroite qui se rapprochait du totalitarisme en ce que (c’est le point fondamental de la définition de ce régime) elle tentait, souvent avec succès, d’abolir leur vie privée. Les comportements considérés comme déviants étaient ainsi sanctionnés, non par les tribunaux, mais principalement par les voisins, ce qui pouvait aboutir à une véritable mort sociale dont on mesure mal l’ampleur aujourd’hui, puisqu’elle allait fréquemment jusqu’à la mort tout court.

La période moderne a permis l’émergence et la théorisation d’un véritable droit à la vie privée. Sans doute l’individualisme a-t-il été trop loin, au point qu’aujourd’hui le collectif semble parfois avoir perdu toute importance. Mais il faut se méfier d’une sorte de « paradoxe du pire » qui pourrait bien être notre avenir : dans cette configuration, les individus ne se préoccuperaient que de leur intérêt immédiat, mais la communauté exercerait tout de même une surveillance sans pitié sur la vie privée des gens au nom de valeurs ou de traditions pourtant très discutables.

Individualistes quand il ne faut pas, communautaires quand il ne faut pas : les États-Unis en sont déjà plus ou moins là. Contre l’intérêt collectif, les Américains refusent d’abandonner leurs armes à feu ou leurs 4x4 ; mais les élus pris à tromper leur épouse ou à se montrer nus sur Internet sont traînés dans la boue et souvent contraints à renoncer à leurs mandats, alors que ces comportements ne regardent absolument pas le public.

N’en arrivons pas là nous-mêmes. Bien sûr, les Anonymous ne sont pas tous responsables de ce qu’il vient de se produire : ceux qui ont publié les mails de ce prêtre ne sont pas forcément les mêmes que ceux qui attaquaient la Hadopi. Mais contre les premiers, la plus grande sévérité me semble de rigueur.

1 commentaire:

  1. C'est très intéressant. Je suis entièrement d'accord avec cette vision de la liberté d'expression, mais si législation il y avait, elle devrait être très prudente. Pour le commérage de cour de récréation (ou de machine à café dans le cas des plus grands), la retenue me semble être plus du domaine de la morale que du pénal... Ou en fait non. Les conséquences peuvent être aussi graves ; mais au législateur de tracer une ligne suffisamment claire.

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