mercredi 9 octobre 2013

Pour faire de la politique, il faut de l'argent, mais il faut surtout de l'argent

Quelques nouvelles de l’argent en politique. Un premier article du Monde raconte les accusations qui planent sur M. Dassault, célèbre industriel de l’armement et de l’aviation, accessoirement sénateur et ancien maire de Corbeil-Essonnes. Quelles accusations, me direz-vous ? C’est sûr que si on parle de lui, la liste peut être longue. Là, il s’agit de la manière dont il aurait acheté les « grands frères » et autres voyous des cités de sa ville pour obtenir la paix sociale. D’après les aveux d’un certain Mamadou K., les sommes « prêtées » se chiffreraient en centaines de milliers d’euros, sans compter de nombreux avantages en nature – vacances à Avoriaz et tutti quanti.

Évidemment, tout cela se mêle aux accusations d’achats de voix : les valises de billets ne servent après tout pas qu’à payer le calme dans les banlieues à problèmes. Bruno Piriou, un élu Front de Gauche qui a, un des premiers, osé critiquer le système Dassault à Corbeil, n’est pas franchement ambigu : « Lors des élections, vous aviez des jeunes qui stationnaient dans leurs voitures avec des centaines de cartes électorales sur le siège passager. » Bon, sympa.

Un second article, toujours du Monde, est encore plus succulent. Intitulé « Au cœur du clan des Hauts-de-Seine », il se fonde sur les accusations de Didier Schuller compilées dans un livre de Gérard Davet et Fabrice Lhomme, French corruption. On découvre le petit monde des Balkany et de leurs proches, dont évidemment notre ancien président Nicolas Sarkozy. Argent finançant illégalement les campagnes de la droite, faux passeports fournis par des personnalités politiques, comptes en Suisse, chantages, menaces de tout balancer, trahisons, tous les ingrédients sont là pour une joyeuse saga de ce qu’il faut bien appeler une mafia politique.

Avec des épisodes vraiment rocambolesques. Ainsi celui où Schuller raconte comment il aurait planqué, pour 48 heures, deux millions de francs en liquide, en provenance de Suisse et devant servir à financer la campagne de Jacques Chirac en 1993 par l’intermédiaire de Patrick Balkany. Les deux millions en question étant enterrés dans deux gros Tupperware, sous un séquoia marqué d’un cercle vert, près de sa propriété alsacienne. Touche d’aventure et de suspens, quand Schuller revient les chercher deux jours plus tard, les sangliers ont tout déterrés, et il passe une demi-journée à cherches les boîtes avant de les trouver, intactes et pleines. Moralité : quand vous vous promenez en forêt, si vous trouvez un arbre barbouillé de peinture avec de la terre fraîchement retournée au pied, prenez la peine de creuser, il y a peut-être l’argent d’une future campagne qui n’attend que vous.

Le point commun, la morale de ces deux articles ? Déjà, la morale, c’est qu’en politique il n’y a guère de morale, justement. Que la politique est avant tout une affaire de gens riches. On le savait déjà, vous me direz ; reproduction des élites, Bourdieu, toussa-toussa, et puis c’est logique : un riche, ça a du temps, donc ça peut se consacrer à la politique, et puis c’est éduqué, donc ça parle mieux, ça sait mieux convaincre la plèbe qu’un ouvrier de chez Ford – voyez Philippe Poutou, bien gentil mais avec une inaptitude à la rhétorique à peu près totale. Mais bon, ça fait toujours du bien d’avoir une petite piqûre de rappel des choses qu’on sait mais qu’on a tendances à oublier, parce qu’on s’y habitue, comme à tout finalement. Là, on en a une belle confirmation : c’est sûr que si vous n’avez ni fortune personnelle pour acheter les truands, ni amis chez les patrons pour financer vos campagnes, il va falloir vous lever tôt pour battre dans les urnes ceux qui ont de telles cartes dans leur jeu.

Bref, on réapprend ce qu’on devrait savoir depuis longtemps, à savoir que la démocratie mène, selon une pente assez fatale, à la ploutocratie, au pouvoir des riches. Et là-dessus, cerise sur le gâteau : un article du blog Chambres à part, associé au Monde, nous informe sur l’évolution du statut des lobbies dans notre beau pays. Un sujet dont je voulais dire deux mots depuis longtemps.

Qu’apprenons-nous ? Que les lobbies – pardon, les « représentants d’intérêts », faudrait pas que les gens sachent qu’il y en a chez nous, changeons leur nom et ça devrait suffire – ne se portent pas trop mal, merci pour eux. Qu’on est en train de les reconnaître et d’officialiser leur statut à l’Assemblée nationale. Officiellement, bien sûr, pour mieux les contrôler. Ah, mais oui. En l’occurrence, ne vaudrait-il pas mieux durcir l’interdiction des lobbies ? S’ils avancent, plutôt que de les accompagner en les contrôlant peut-être un peu moins mal, pourquoi ne pas tout simplement les forcer à reculer ? Non ? Ah bon.

Le vrai mauvais signe, c’est que les lobbyistes, par la voix de Pascal Tallon, président de l’Association française des conseils en lobbying, se disent satisfaits. Si les lobbyistes sont contents, c’est probablement mauvais pour nous. Concrètement, un « registre de transparence » est mis en place, dans lequel « toute personne ou organisme voulant défendre ses intérêts auprès des députés et souhaitant le faire officiellement […] devra désormais indiquer le nom de ses clients, les honoraires perçus pour le seul lobbying au Parlement, les objectifs et missions à remplir ainsi que le chiffre d’affaires ou les montants dépensés en terme de lobbying. Autant d’informations qui devront être rendues publiques. »

Super ! Sauf que si vous avez bien lu le début de la phrase, il s’agit bien des lobbyistes qui « veulent agir officiellement ». La possibilité d’agir officieusement, dans le secret, est donc maintenue. Pascal Tallon le reconnaît d’ailleurs : « il va falloir du temps pour convaincre les clients de passer à la transparence, la plupart étant tenus par des clauses de confidentialité ». Enfin, aucun contrôle des informations fournies n’est prévu. On voudrait leur dire : « mentez », qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

Hélène Bekmezian, l’auteur du blog, résume donc bien les choses en disant que la réforme « repose encore beaucoup sur le bon vouloir de tous les acteurs ». Eh bien disons les choses franchement : c’est une chimère. Personne n’a de « bon vouloir » en matière de lobbying. Les intérêts qui cherchent à pousser leurs avantages n’ont pas envie que cela se sache : aucune entreprise ne veut que ses clients aient conscience qu’elle paye des députés (sous une forme détournée) pour faire passer les lois qui les arrangent. Les députés, de manière tout à fait symétrique, n’ont aucun intérêt à ce que leurs électeurs sachent qu’ils acceptent les petits cadeaux des entreprises. Les lobbyistes, enfin, qui gagnent leur vie en établissant le contact entre les uns et les autres, sont éminemment dépendants de leurs clients et de leurs cibles ; comme tous ont l’obscurité comme but, eux-mêmes ne peuvent pas défendre la clarté.

Que faudrait-il faire ? Établir un mur infranchissable entre l’argent et la politique, d’une part, et punir les abus avec la dernière sévérité, d’autre part. Pour le premier point, un détenteur d’un pouvoir public quelconque (au sein de l’exécutif ou du législatif, mais cela devrait inclure les hauts fonctionnaires, les patrons des grandes entreprises publiques etc.) devrait ne pouvoir recevoir aucune faveur d’aucune sorte, même détournée, de la part d’un groupe d’intérêt ou de ses représentants. Rien ne justifie que les industries du tabac, par exemple, ou des gens financés par ces industries, offrent ne serait-ce qu’un repas à un député. Si les industriels du tabac veulent défendre une idée, on n’a qu’à imaginer un système où ils pourraient le faire devant l’Assemblée nationale.

Pour le second, il faut évidemment préserver la présomption d’innocence, mais si les accusations contre Balkany, Dassault et consort étaient confirmées, il faudrait les punir avec la dernière énergie : fortes amendes (car il faut toujours toucher là où ça fait le plus mal), éventuellement des peines de prison, mais surtout de longues périodes d’inéligibilité. Les Athéniens, lorsqu’ils ostracisaient, le faisaient pour dix ans. Un an d’inéligibilité, qu’est-ce que ça peut bien faire dans un système où les élections ne reviennent de toute manière que tous les deux ou trois ans ?

La question évidente est bien sûr : cette double mesure est-elle possible ? La réponse est tout aussi évidente : non. Les députés ont intérêt à ce qu’on continue à leur faire des cadeaux, donc ils se battront avec l’énergie du désespoir contre toute mesure qui viserait à freiner vraiment le lobbying (qu’on se souvienne par exemple de leur abandon de toute forme de dignité dans le débat sur le non-cumul des mandats). De leur côté, les grands intérêts économiques ont trop misé pour se permettre de perdre la partie ; eux aussi feront tout pour éviter de voir les portes du Parlement se fermer devant eux. À partir du moment où la puissance politique et la puissance économique sont d’accord pour éviter une réforme, celle-ci n’a pas la moindre chance d’aboutir.

Il faut donc le redire : ce n’est pas là un problème conjoncturel qu’on pourrait régler avec une petite évolution des pratiques ou de la loi. C’est un problème structurel qui découle mécaniquement de l’organisation démocratique elle-même dès lors qu’elle est appliquée à une échelle un peu large.

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