jeudi 29 janvier 2015

Entre le marteau du respect et l'enclume de la responsabilité


Ce sera sans doute mon dernier billet sur l’affaire Charlie, parce que je commence à en avoir plein le dos et que je ne vais pas vous refaire le coup du mariage pour tous. Mais je veux quand même clarifier certains points (ou en mettre quelques-uns sur quelques i).

Depuis les attentats du 7 janvier dernier, on a d’abord vu une grande et belle unanimité nationale incarnée par le mouvement « je suis Charlie », et puis on a rapidement vu la chose dégénérer et s’effriter, parce qu’au fond, il y avait quand même beaucoup de gens qui n’aimaient pas Charlie et qui ont vite cessé de se gêner pour le dire ; le tout a fini en eau de boudin avec l’armada des tièdes qui ont cru de bon ton de préciser, comme je le dénonçais dans mon dernier billet, « je suis Charlie, MAIS ! » ; « mais ils sont quand même bien vulgaires », « mais ils sont irresponsables », « mais ils jettent de l’huile sur le feu », « mais il faut du respect ».

« Tu n’es ni froid ni bouillant. Que n’es-tu froid ou bouillant ! Mais parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche », écrit Jean dans l’Apocalypse. Les tièdes sont légions, ces temps-ci. Tiens, le pape, par exemple. Je l’aime bien, mon François, d’habitude. Pas exactement le pape de mes rêves, mais quand même, c’est le brave gars ; bien conservateur sur les bords, mais qui cherche quand même à faire évoluer les choses dans le bon sens. Avait-il vraiment besoin de dire, lui aussi, que la liberté d’expression, c’est bien joli, MAIS ! qu’il « faut du respect », et surtout d’ajouter que « si quelqu’un insulte [sa] mère, il doit s’attendre à recevoir un coup de poing » ? Au temps pour la joue gauche.

C’est d’autant plus regrettable que dans le même temps, le grand rabbin de France a répondu à un journaliste qui lui demandait si Charlie Hebdo était allé trop loin : « Dire cela, c’est commencer à justifier. Si vous commencez à dire “liberté de la presse, mais”, le “mais” est coupable. Il n’y a pas de “mais” ». Aouch ! La comparaison entre les deux autorités religieuses fait un peu mal.

Mais le pape, j’ai tendance à lui pardonner, parce que dire des conneries de manière pas réfléchie, c’est un peu sa marque de fabrique. Il improvise, il balance des trucs, c’est tout sauf un théoricien. C’est même une de ses qualités, puisqu’il nous montre ainsi qu’il n’est qu’un homme, et que comme tous les autres hommes, il est faillible. D’ailleurs, en parlant du pain qu’il risquait de mettre dans la gueule de celui qui insulterait môman (ah, ces latins !), il avait l’œil qui pétillait, on voyait bien qu’il prenait son pied dans ce petit coup de provoc.

Il y en a d’autres à qui on pardonne moins de dire des conneries, parce qu’ils les disent sérieusement, eux. La dernière fois, je parlais de la lettre du père Zanotti-Sorkine, qui commençait par encenser les dessinateurs assassinés pour finalement affirmer qu’ils étaient au fond responsables de ce qu’il leur était arrivé et que l’important était de ne surtout blesser personne.

Eh bien ça y est, le charismatique curé a été battu à plate couture par une autre lettre écrite par un autre catho, Brunor. Vous ne connaissez pas ? Bruno Rabourdin, illustrateur, dessinateur de BD. C’est Tresmontant pour les nuls. Pour ceux qui ne connaissent pas non plus Claude Tresmontant, c’est en bonne partie le concordisme, à savoir l’idée que la science moderne est en mesure de prouver, de connaître de manière certaine, l’existence de Dieu et la supériorité de la pensée judéo-chrétienne sur toutes les autres. Bref, la philo pour ceux qui sont passés à côté de Kant (pas de chance). Brunor a ainsi publié toute une série de BD apologétiques, parmi lesquelles la série Les indices-pensables ou encore L’Univers imprévisible. Des bouquins truffés d’approximations, voire de francs contre-sens philosophiques, mais passons.

Qu’est-ce qu’il a encore commis, notre joyeux Brunor ? Une lettre publiée le 18 janvier, dans Zenit, bien sûr (« La voix de son maître » version catholique, apostolique et romaine). Qui commence avec des trémolos dans la voix, « ces grands hommes ont disparu, snif, snif, tout ce qu’ils faisaient était si bien, le Grand Duduche est orphelin, snif ». Et puis juste après, patatras ! Voilà le respect qui déboule. Une caricature est bonne MAIS ! seulement si elle ne blesse personne, donc si le Prophète n’est pas représenté, voilà ce que nous dit Brunor. Et d’en rajouter des tonnes : puisque les musulmans autorisent la représentation de terroristes (encore une chance, mais à l’entendre on croirait qu’il faut les remercier), profitons-en pour faire rire en ne représentant que des terroristes, jamais Dieu ni le Prophète ! Et si elle réussit cela, une caricature est même « géniale », et voilà voilà, nous devons au génie des dessinateurs morts de respecter cette règle.

Ben non, ducon ! Nous devons au contraire au génie des morts de continuer à faire ce qu’ils faisaient, c’est-à-dire dessiner des caricatures sans s’interdire de représenter qui que ce soit et sans se demander si ça ne risque pas de choquer quelqu’un (qu’est-ce qu’une caricature qui n’offense personne ?).

Brunor n’est malheureusement qu’un exemple de la pléthore de ceux qui défendent ces jours-ci la-liberté-d’expression-MAIS ! pas trop. On peut classer cette dangereuse espèce en deux catégories.

La première a de si gros sabots qu’elle n’est en fait pas trop menaçante : ce sont ceux qui veulent franchement changer la loi et disent qu’il faut réfléchir à un retour de l’interdiction du blasphème. Ça, c’est facile à combattre. En effet, ils n’ont que deux options.

Soit ils veulent vraiment interdire de choquer toutes les croyances, mais ça reviendrait à tout interdire : n’importe qui pourrait dire qu’il adore les Ainur et prétendre interdire les parodies des œuvres de Tolkien, ou pourquoi pas qu’il considère Marine Le Pen comme la réincarnation de la Vierge Marie et faire interdire les caricatures de Mme Le Pen. Les athées eux-mêmes seraient parfaitement fondés à dire que les cultes religieux, qui sont publics, les choquent, et les faire interdire également. Impossible.

Soit ils veulent ne faire interdire que les caricatures visant les grandes religions instituées, celles qui comptent de très nombreux fidèles, mais alors ça signifierait que la loi ne protégerait pas également les croyances de tous les citoyens : rupture de l’isonomie, impossible aussi. Bref, le rétablissement du délit de blasphème, c’est pas pour demain, thank Goodness.

La seconde catégorie, en revanche, est bien plus dangereuse. Elle a deux mots en permanence à la bouche : respect et responsabilité. Toute sa force est là : on ne peut qu’être d’accord avec ces deux idées. Tout le monde est pour le respect et pour la responsabilité. Il est donc beaucoup plus difficile de lutter contre quelqu’un qui accepte la liberté d’expression mais appelle à la retenue, à l’autocensure, au nom de ces deux valeurs.

Commençons par le respect, c’est encore le plus simple. Deux choses à rappeler : la première, c’est que le respect est dû aux personnes, pas aux idées. Se moquer, même de manière agressive, des idées, des croyances, des opinions de quelqu’un, ce n’est pas lui manquer de respect. La seconde, c’est que le respect d’une personne n’interdit pas de la critiquer, parfois même de manière dure, violente. Comme je le rappelais au père Zanotti-Sorkine dans mon dernier billet, dans certains cas de figure, s’énerver contre quelqu’un, le secouer, lui mettre certaines choses qui ne lui plaisent pas sous le nez, ou encore l’aider à prendre du recul par rapport à quelque chose, c’est la meilleure preuve de respect et d’amitié qu’on puisse lui apporter.

La responsabilité est autrement plus sournoise. Ceux qui appellent à l’autocensure n’hésitent pas en effet à souligner les conséquences immédiates des caricatures de Mohamed ; non seulement la violence contre leurs auteurs, mais plus grave encore, celles contre des innocents qui n’ont rien demandé à personne : églises brûlées en Afrique, chrétiens molestés en Orient etc. Pour empêcher tout cela, ne faudrait-il pas éviter tout ce qui peut réveiller la bête ?

À mon sens, ce raisonnement est à la fois lâche et dangereux. Il me fait penser à la citation de Churchill : « vous avez eu à choisir entre la guerre et le déshonneur ; vous avez choisi le déshonneur, et vous aurez la guerre ».

Pourquoi lâche ? Pourquoi le déshonneur ? Parce que l’Occident n’a pas à se coucher devant la vision du monde de ceux qui pensent autrement. Un peu de fierté, que diable ! Est-ce que l’Arabie saoudite se gêne pour condamner Raif Badawi, un blogueur dissident, à 10 ans de prison et 1000 (!!!) coups de fouet ? Est-ce que le Pakistan se gêne pour condamner à mort les apostats ou les blasphémateurs contre l’islam ? Ça va contre nos valeurs, tout ça ; ça nous choque. Et pourtant, ça ne les arrête pas des masses. Alors pourquoi devrions-nous nous abstenir de faire des dessins (des dessins, bon sang !!!) qui les choquent, eux ? C’est pas déjà assez que La Mecque et Médine soient interdites aux non-musulmans ? Franchement, vous imaginez le tintouin, les condamnations, les cris d’orfraie, si on venait à décréter que seuls les catholiques pourront désormais entrer au Vatican ?

Mais ça, à la rigueur, ce n’est pas encore le plus grave. Le pire, c’est que ces appels à la responsabilité sont, sur le plan de leurs conséquences, bien moins évidemment bons que ne l’imaginent ceux qui les lancent. Certes, à court terme, pas de caricatures, pas de violences. Mais à long terme ? Il n’est pas du tout évident que les choses soient aussi claires. Si les musulmans radicaux s’aperçoivent que, par la violence, ils nous font plier, pourquoi ne pas utiliser la violence les fois suivantes ? Je crois qu’il est extrêmement dangereux (irresponsable ?) de caresser le monstre dans le sens du poil en espérant que ça finira par l’endormir ou au moins par le calmer.

Voilà pourquoi je ne pense pas que céder à la violence, ou se restreindre pour éviter les représailles, soit nécessairement l’attitude la plus « responsable ». Le proclamer comme une évidence, c’est oublier que personne ne peut prévoir avec certitude toutes les conséquences de ses actes à plus ou moins longue échéance. C’est pour cela qu’il n’y a pas grand sens à « appeler à la responsabilité » : la responsabilité est celle de chacun, c’est quelque chose d’intime, de personnel. C’est presque faire insulte aux journalistes de Charlie : croire, en quelque sorte, qu’ils auraient simplement oublié les conséquences possibles de leurs actes, qu’ils n’y auraient pas pensé. Alors qu’en fait, ils en avaient justement parfaitement conscience, et qu’ils ont fait leur choix en toute connaissance de cause.

Tout cela procède, me semble-t-il, d’une mauvaise compréhension de ce qu’est la responsabilité. Il ne faut pas la confondre avec une prudence excessive qui nous empêcherait d’agir dès lors que notre action pourrait avoir une conséquence négative. La responsabilité, c’est s’informer et réfléchir avant d’agir, puis agir dans le respect de la loi et de ses convictions sur ce qu’il est le meilleur de faire, en sachant qu’on ne prévoira jamais toutes les conséquences de ses actes.

Il me semble également essentiel de rappeler (bien que je sois sidéré qu’on doive seulement le rappeler…) que les journalistes de Charlie Hebdo ne sauraient être tenus pour responsables de ce qu’il leur est arrivé, ou des violences subies par des chrétiens après la publication de leur dernière une. Certains me disent : « s’ils n’avaient pas fait ces dessins, ces violences n’auraient pas eu lieu, donc ils en sont responsables ». Mais c’est faire une confusion dramatique entre être responsable de quelque chose et être un des facteurs qui a eu cette chose pour effet. Ce n’est pas parce qu’on est une des causes d’un événement qu’on est responsable de cet événement ! À ce compte-là, on pourrait aussi bien dire que les gamines qui se font défigurer à l’acide pour être allées à l’école sont responsables de leur sort : si elles n’étaient pas allées à l’école, elles ne seraient pas défigurées…

En matière de liberté d’expression, je crois donc que la loi française est plutôt bien faite. Elle lui impose des limites : pas d’insultes contre des personnes, pas de révélations sur la vie privée des gens, pas de diffamation, pas d’appel à la haine, à la violence et à la discrimination. Elle est complétée par une jurisprudence qui, je m’en réjouis, accorde souvent le bénéfice du doute à celui qui s’exprime quand le cas est douteux (est-ce une blague ? est-ce du racisme ?), et protège les humoristes et les caricaturistes.

Notre loi, écrite, me semble donc équilibrée ; et il est clair à mon sens qu’elle est infiniment préférable à ce qui se pratique aux États-Unis où, au nom du premier amendement, on peut appeler à l’éradication des Noirs, mais où, au nom d’un politiquement correct qui est tout simplement une loi non écrite, aucun média ne vous publiera si vous critiquez une religion. Nous devrions donc nous en tenir à cela : la loi, rien que la loi, et toute la loi.

On va me dire, comme beaucoup de mes élèves l’ont fait ces derniers temps, que dans l’application de cette loi, les juges ont tendance à faire deux poids, deux mesures, et qu’on refuse à Dieudonné la liberté d’expression qu’on accorde à Charlie. Certes ; mais c’est qu’il faut étendre la liberté d’expression, pas la restreindre. Quand Dieudonné tient des propos racistes (et il en tient), il est normal qu’il soit condamné. Quand il fait des blagues, même de mauvais goût, même sur les juifs, même sur la Shoah, ça ne l’est plus.

Que la liberté d’expression soit menacée, je ne sais pas comment on peut le nier. Oh, bien sûr, on ne va pas nous changer la loi : mais c’est le politiquement correct à l’anglo-saxonne qui nous menace. Il faut ouvrir les yeux sur certaines choses proprement hallucinantes. En Grande-Bretagne, le principal éditeur de manuels scolaires vient d’annoncer qu’il cesserait de représenter le porc, sous quelque forme que ce soit, pour ne pas choquer les juifs et les musulmans. En France, un film comme L’apôtre, qui relate une conversion au christianisme, a des difficultés à être diffusé. Ce ne sont pas que les musulmans qui sont en cause : l’Église catholique française a réussi à faire retirer une affiche publicitaire qui pastichait la Cène de Léonard de Vinci ; avant de perdre en appel, elle avait gagné en première et en deuxième instance. Des catholiques avaient également perturbé des manifestations artistiques, dramatiques ou picturales.

L’équilibre atteint par la société française, par sa loi et par sa jurisprudence en matière de liberté d’expression est juste, mais il est fragile et il est attaqué. Il importe de le défendre, contre les terroristes comme contre les censeurs.

1 commentaire:

  1. Bonjour. J'avais lu et diffusé votre précédent billet, déjà. J'ai pour ma part renoncé à en discuter avec certains, tellement c'était vain et tellement cela finissait par m'affecter (c'est bon, les crises de larmes, c'est fatiguant).
    Ce qui me surprend le plus dans cette attitude, c'est l'idée "pas de caricature, pas de terrorisme". Comme si le terrorisme islamiste n'avait que les caricatures de Charlie Hebdo comme raison d'être violent...
    On se trompe de cible ou on se trompe sur ce qu'est la cible du combat à mener : le problème n'est pas l'irrespect de certains pour les religions (et pour plein d'autres choses), et certainement pas leur critique virulente de toutes les formes d'intégrisme ; mais le fait que certaines personnes saisissent le moindre prétexte (oui, aller dans une supérette kasher peut être perçu comme une provocation, après tout, de leur point de vue !) pour assassiner.
    Comme vous, je trouve que les appels au respect et à la responsabilité sont au fond très pernicieux, parce qu'ils rejettent la responsabilité du drame sur ses victimes. C'est insupportable sur un plan moral.

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