lundi 2 novembre 2015

Indigènes de la République : nous avons engendré un monstre


Une des multiples manières de perdre son temps sur le Net, c’est d’errer sur les sites de gens avec lesquels on n’a à peu près rien en commun. On éprouve une sorte de fascination pour des discours haineux ou stupides, pour la méchanceté ou la bêtise. Il est possible de rester cinq bonnes minutes devant Touche pas à mon poste en se disant à peu près à chaque instant : « Mon Dieu, mais qu’est-ce que c’est con ! », mais sans décrocher pour autant ; de même, on lit des pages et des pages d’argumentaires agressifs, sidéré moins par la masse de ce qu’il y aurait à redire que par l’évidente inutilité de toute discussion.

Le seul avantage de ces errements, la seule chose qui fait que ce n’est pas du temps absolument perdu, c’est qu’on se rend un peu mieux compte de certains écarts, de certaines fractures – avec le risque, évidemment, de tomber d’un excès dans l’autre et de les exagérer. De la même manière qu’en lisant certains catholiques, je me dis parfois que les points communs entre nous sont bien peu nombreux et me demande comment nous parvenons encore à faire Église ensemble, il m’arrive de me demander ce qu’il reste de commun entre moi et certains autres membres de la société française. Ainsi d’Houria Bouteldja et de ses « Indigènes de la République ».

Ce « parti » fait étalage d’un racisme dont je me demande comment certains peuvent encore douter. Il est vrai qu’il ne s’exprime pas sous la forme ancienne d’une hiérarchisation des races : je ne pense pas que les membres du PIR considèrent les « non blancs » comme supérieurs aux « blancs » – pas tous, en tout cas, et sans doute même pas la majorité d’entre eux. Mais ils font partie de ceux que la question de la race obsède. Ils ne sont pas les seuls ; « Ficus », avec laquelle j’avais déjà eu un petit démêlé, partage la même monomanie. Pour ces gens, la distinction essentielle est sans équivoque celle de la race : leurs textes regorgent littéralement des qualificatifs « blancs » et « non blancs », comme si non seulement les différences raciales étaient la fracture essentielle permettant de catégoriser l’humanité, mais qu’en plus il n’y avait que deux races : les blancs et tous les autres. Et surtout – c’est là que réside essentiellement leur indéniable racisme – ils perçoivent ces deux « races » comme les deux camps d’une guerre : leur pensée s’inscrit entièrement dans le cadre d’une « lutte des races » – Sadri Khiari assume explicitement le concept.

Je suis d’ailleurs régulièrement surpris de constater que, quand Nadine Morano parle une fois des « races », ça provoque un tollé national, alors que quand le PIR se montre incapable de publier un seul texte qui ne fasse pas référence à cette notion, ça semble normal à tout le monde ou presque. Je le répète avant que vous ne commenciez à lancer les cailloux : je ne soutiens pas le moins du monde les propos de Mme Morano sur la France comme pays « de race blanche », je redis au contraire qu’ils étaient stupides et abjects ; en revanche, je m’étonne du deux poids, deux mesures. Le PIR se vante d’avoir organisé un événement « 100% non blanc » : franchement, que se passerait-il si une organisation politique se vantait ainsi d’avoir organisé un congrès « 100% blanc » ?

Précisons aussi – je vois bien que vous ne lâchez pas les pierres – que je reconnais que les deux situations ne sont pas symétriques. Je sais, je reconnais parfaitement que les « non blancs » subissent dans nos sociétés des discriminations parfaitement injustes et qu’il faut combattre, discriminations dont les « blancs » n’ont, eux, pas à souffrir : à l’embauche, dans les contrôles de police, dans les relations de voisinage etc. Les descendants d’immigrés, pour employer un terme que je préfère quand même à « non blanc », endurent une souffrance dont nous n’avons qu’une petite idée.

Je suis bien placée pour comprendre le racisme qu’ils endurent, puisqu’il vient de l’histoire. De ce point de vue, comparer la colonisation romaine et la colonisation française de l’Afrique du Nord est très intéressant. La colonisation romaine suivait à peu près toujours le même schéma : la conquête se faisait de manière brutale, par la force militaire ; mais une fois qu’ils avaient pris possession d’un territoire, les Romains cherchaient réellement à l’intégrer à leur Empire, sur un mode égalitaire, et pas à l’exploiter. Bien sûr, ils en tiraient des richesses, mais le territoire « colonisé » en sortait largement gagnant.

La société romaine était, entendons-nous bien, inégalitaire à l’extrême ; mais elle ne se préoccupait ni de couleur de peau, ni de religion : elle ne considérait, tout bêtement, que l’argent. Les aristocrates et les riches romains avaient très bien compris qu’au-delà de leurs différences ethniques, physiologiques ou culturelles, ils ressemblaient finalement bien plus à un riche aristocrate carthaginois qu’à un Romain pauvre. C’est pourquoi les aristocraties locales étaient réellement intégrées par l’Empire, et ce malgré les réticences d’un Sénat au départ assez identitaire. La meilleure preuve de cette intégration est qu’elles pouvaient accéder au pouvoir suprême : si Auguste était italien, Trajan était hispanique et Septime Sévère nord-africain. En France, dans les années 1930, imagine-t-on un président de la République algérien d’origine ? C’est tout simplement impensable.

À travers les élites locales, c’étaient assez rapidement l’ensemble du territoire colonisé qui était intégré à la société romaine, principalement par les biais du commerce et de la culture. L’Empire leur accordait la citoyenneté latine, puis romaine ; en 212, l’empereur Caracalla porta ce processus à son terme en accordant la citoyenneté romaine à l’ensemble des hommes libres habitant l’Empire. À partir de là, ils avaient exactement les mêmes droits qu’un Italien de vieille souche. La France, elle, n’a jamais accordé aux populations colonisées les mêmes droits qu’aux citoyens français. Elle a signé par là son échec : sa domination sur l’Afrique du Nord a duré à peine plus d’un siècle, quand celle de Rome a duré plus de 600 ans.

Les populations « indigènes », colonisées, ont toujours été perçues par les puissances coloniales européennes comme des inférieurs. Avec la décolonisation, les Européens ont transféré ce mépris et ce racisme sur les immigrés et sur leurs descendants. Je reconnais donc pleinement que le discours raciste et haineux du PIR est le fruit de la colonisation et du racisme européen.

Malheureusement, cet exposé des causes du racisme anti-blancs du PIR et d’autres ne change pas grand-chose à l’affaire ; car montrer d’où vient quelque chose ne suffit pas à l’excuser, même s’il trouve son origine hors de lui-même – surtout pour quelque chose d’aussi grave que du racisme. Le tour de passe-passe consistant à essayer de faire croire que le racisme serait forcément lié à une position de domination et que, par conséquent, des dominés pourraient exprimer de la colère, de la rage, de la haine mais en aucun cas du racisme, ne passe pas : c’est mélanger des questions qui n’ont rien à voir. Le racisme n’a rien à voir avec la domination d’un groupe sur un autre : c’est le fait de hiérarchiser les éventuelles races humaines ou d’être partisan d’une lutte entre elles. Pour édenté qu’il soit, le racisme du PIR n’en est pas moins du racisme.

À ce titre, il est dangereux. À vrai dire, je ne peux jamais lire un texte du PIR sans me dire que ces gens seraient de véritables dangers s’ils avaient la moindre bribe de pouvoir. Ce qui terrifie tout particulièrement, c’est leur refus radical de la modernité. Il est assez incroyable que moi, j’écrive une chose pareille. Je suis royaliste et la critique de certains aspects de la modernité constitue le socle de ma pensée ; pour autant, je n’en ai pas une vision absolutiste. Rejeter une idée pour la seule raison qu’elle appartient au champ de la modernité me semble aussi absurde que l’accepter pour cette seule raison.

Or, à lire Houria Bouteldja ou Sadri Khiari, on a du mal à se départir de l’impression que, pour eux, tout ce qu’ils apparentent à « la modernité » est forcément mauvais (car « colonial » ou « impérialiste ») et que l’urgence serait de s’en défaire. Ainsi, Houria Bouteldja refuse par avance toute réforme de l’islam (ce qui nous place déjà sur deux positions radicalement différentes), puisqu’elle considère que ni l’islam, ni les musulmans ne sauraient en aucun cas être le problème (ben oui, puisque « le problème » réside forcément du côté des « blancs ») ; elle n’a d’ailleurs pas de mots assez durs pour stigmatiser les musulmans qui promeuvent une telle réforme. De la même manière, elle critique ceux qui « [critiquent] l’Occident et ses excès […] mais [respectent] son humanisme, ses valeurs, ses idées et même s’en [inspirent] » ; elle montre la plus grande méfiance, pour ne pas dire un franc rejet, envers les combats égalitaristes des femmes ou des homosexuels dans l’islam – elle pousse le vice jusqu’à rendre les pays occidentaux responsables des persécutions contre les homosexuels menées dans certains pays musulmans. Elle avoue mener un combat pour « mettre fin à la modernité », mais on ne sait pas exactement ce à quoi elle veut mettre fin ; certaines de ses prises de position laissent à penser que quelques libertés fondamentales pourraient bien faire partie du lot.

Sadri Khiari est d’ailleurs plus clair : « Faire table rase des valeurs d’humanisme, d’égalité, de liberté, d’émancipation, portées par les Lumières et, à sa manière par la gauche, c’est réactionnaire ? Eh bien, je n’en ai rien à fiche ! […] Sans pitié, même s’il s’accroche, qu’il tente de nous séduire ou hurle de colère, il paraît plus prudent de jeter le bébé avec l’eau du bain. » On peut difficilement être plus explicite.

Nous avons donc généré un monstre. Que ce soit nous qui lui ayons donné naissance n’enlève rien à la pertinence de cette question : qu’allons-nous faire de ce monstre ? Je suis persuadé qu’il ne faut pas lui taper dessus : il faut l’affamer. Il ne faut pas chercher à le combattre, il faut montrer à tous qu’il n’a rien de séduisant. Il ne faut pas lui faire de procès, il ne faut pas entrer dans une logique de guerre avec lui : il faut montrer, par l’exemple, qu’il se trompe. Et tout particulièrement, il faut montrer que les libertés fondamentales qu’il veut dévorer méritent, elles, d’être défendues.

Mais pour cela, il faut que les immigrés et leurs descendants en profitent, et il faut qu’ils aient conscience d’en profiter. Il faut montrer aux musulmans que la liberté d’expression qui permet de caricaturer Muhammad est la même qui leur permet, à eux, de s’exprimer et de se défendre. Je suis persuadé que bon nombre de femmes et d’homosexuels musulmans verront vite tout l’intérêt de ne pas tout jeter de la modernité ; mais cela n’arrivera que s’ils se sentent à égalité avec les autres Français. Ne répétons pas l’erreur de la France coloniale. Souvenons-nous que ce qui a fait la force de l’Empire romain, c’est qu’il ne s’est pas contenté d’imposer ses valeurs aux peuples colonisés ; il les en a réellement fait profiter.

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