mardi 23 février 2016

Entre le député et le professionnel du cirque, le clown n’est pas celui qu’on croit


Je reviens du cirque. À Mayotte, on n’a pas une vie culturelle des plus folichonnes, surtout cette année, mais de temps en temps, un cirque passe nous rendre visite et reste un petit mois. Et j’ai passé un très bon moment. Ce n’était ni le Cirque Plume, ni le Cirque de Pékin ; c’était sans grandes prétentions, le son marchait quand il voulait, celui qui balançait les musiques galérait un peu, mais j’ai vu des choses belles et impressionnantes. Des trapézistes tournoyant gracieusement en l’air. Des acrobates jonglant en se tenant sur un fil, debout sur un pied. J’ai vu de l’art.

L’art, je ne le cesse de le répéter, est l’un des principaux buts de la vie humaine. Il nous divertit, nous amuse, nous enchante ; mais aussi, il nous fait toucher du doigt la beauté, il nous fait réfléchir, comprendre la vie ; il nous fait ressentir des émotions, il nous fait penser : bref, il nous fait vivre. Vivre vraiment : l’art nous permet de dépasser la simple survie animale pour accomplir notre nature d’hommes. L’art est donc un des besoins fondamentaux de la nature humaine, et contribue à nous rendre heureux.

Tolkien voyait en cela la traduction du fait que l’homme est créé « à l’image de Dieu ». Pour lui, Dieu est l’Artiste véritable, parfait, absolu ; Il est le Créateur et, dans la Création, les hommes deviennent, dans l’art, des « sous-créateurs » : des créatures créatrices, des créateurs à l’intérieur d’une création. C’est dire, dans les termes de la foi et de la croyance, exactement la même chose : l’homme ne s’accomplit pas réellement sans l’art, qu’il en soit producteur ou au moins récepteur.

La politique, elle, n’est que le dernier des besoins des hommes. Elle est avant tout non pas un but en soi, mais un moyen : le moyen de mettre en place et de maintenir les meilleures conditions pour atteindre le but véritable, le bonheur, dont l’art est une des composantes. Les hommes politiques devraient donc se voir non comme les maîtres de la société, mais comme ses serviteurs. Ils devraient comprendre que, même quand ils ont légitimement le pouvoir et l’autorité sur les autres (ce qui n’est pas toujours le cas), ce n’est que pour construire et entretenir une société qui permettra à d’autres qu’eux de construire réellement le bonheur des hommes : les artistes, les scientifiques, les philosophes etc. Les politiciens, même dans une société idéale où ils seraient correctement choisis et feraient bien leur travail – et nous en sommes bien loin –, ne feraient pas eux-mêmes le bonheur des autres : ils le rendraient simplement possible.

Une des missions principales des hommes politiques est donc de favoriser la création artistique, la recherche scientifique etc. Tout le reste, la police, la justice, la monnaie, l’armée, et même des choses plus proches du cœur de la vie humaine comme la création de richesses matérielles, l’éducation ou la santé, tout cela est finalement second : ce sont des conditions de réalisation du bonheur humain, mais elles ne constituent pas ce bonheur humain pour autant.

Qui n’a pas compris cela n’a pas compris le sens de l’engagement politique ; et tout le drame de notre époque est justement que presque personne ne le comprend, les politiciens au premier chef. Pire : on renverse cette hiérarchie. Les hommes politiques, et avec eux non seulement les élites, mais l’immense majorité de la société, s’imaginent que le but de l’action politique est d’abord d’assurer l’ordre public, la sécurité aux frontières, la stabilité de la monnaie, la création de richesses etc., et que, s’il nous reste après cela du temps, de l’argent, de l’énergie, on pourra en donner un peu à la culture et à la recherche. Alors que ce devrait être exactement le contraire : on devrait chercher à promouvoir la création artistique et scientifique, et pour cela chercher à assurer la sécurité intérieure et extérieure, la production de richesses etc. Voilà la tragédie de notre temps : nous avons fait une fin en soi de ce qui n’était qu’un simple moyen, et nous avons fait du but de notre existence un surplus facultatif et négociable.

Il y a quelque temps, Laurent Wauquiez, ancien ministre, membre éminent des Républicains, député, alors candidat à la présidence de la région Auvergne-Rhône-Alpes (qu’il a depuis obtenue), avait proposé de « fermer les formations fantaisistes comme celles des métiers du cirque et des marionnettistes » et de les remplacer par d’autres aboutissant à de « vrais jobs ».

L’homophobie patente du personnage, ainsi que ses harangues hargneuses contre « le cancer de l’assistanat », ne me l’avaient déjà pas rendu très sympathique ; mais je crois qu’on ne peut ressentir que le plus profond mépris pour ce genre de déclaration. Elle illustre parfaitement mon propos. Laurent Wauquiez prouve avec grossièreté qu’il n’a strictement rien compris aux fonctions qu’il occupe ou auxquelles il aspire ; on comprend mieux pourquoi il est si mauvais politicien, et plus généralement pourquoi nous subissons une telle crise politique. Ceux qui sont grassement payés pour mal faire leur travail (rappelons que, avec beaucoup de ses petits camarades, Wauquiez n’était même pas présent à l’Assemblée pour le vote sur la constitutionnalisation de l’état d’urgence) se permettent de critiquer et de mépriser ceux qu’ils devraient servir, les artistes qui font, eux, merveilleusement le leur, et qui le font par vocation, en étant payés une misère et en traversant galère sur galère.

Quand un politique tient ce genre de propos stupides, en général, les artistes essayent de se défendre en soulignant le nombre d’emplois créés par le monde du spectacle. Ils n’ont pas tout à fait tort, bien sûr, mais ce faisant, ils se placent déjà sur le terrain de l’adversaire ; alors que ce qu’il faudrait souligner, c’est que ce que nous apportent les artistes de cirque et les marionnettistes n’a tout simplement pas de prix. Ceux qui, et c’est infiniment triste pour eux, l’ont oublié, n’ont qu’à regarder leurs enfants. Dans nos démocraties bourgeoises, ça fait longtemps que la politique a cessé de faire rêver. Mais qu’au moins elle ne cherche pas à tuer ce qui y parvient encore.

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