mardi 1 mars 2016

Contre l’invasion sonore


Il y a deux ans, j’avais écrit une chronique appelant au respect du traditionnel bruit des cloches dans nos villages, contre lequel certains n’hésitaient pas à aller au procès – et, pire encore, le gagnaient. Il faut croire que le bon sens n’est décidément pas la chose du monde la mieux partagée, car à côté de cela, il semble que notre société s’habitue de plus en plus au bruit et, plus généralement, à une invasion sonore toujours plus poussée.

C’est bien sûr d’abord par le biais des machines, qui font de la civilisation techno-industrielle une civilisation bruyante. Même les plus silencieuses, celles qui utilisent l’électricité, sont désagréables ; dès qu’elles fonctionnent à l’essence, c’est la catastrophe. Enfant et adolescent, il m’arrivait de pleurer de rage et d’impuissance, pendant des promenades dans la nature, face à la pétarade incessante des voitures, d’une tronçonneuse ou d’une tondeuse – et je ne me suis jamais vraiment habitué.

Car c’est la double caractéristique du bruit qu’il porte loin et qu’on n’y échappe pas. C’est ce qui en fait une nuisance supérieure à beaucoup d’autres. Dans un espace ouvert, l’odeur d’une cigarette se dissipe complètement au-delà de quelques mètres ; le son, lui, peut porter sur des dizaines, des centaines de mètres, voire quelques kilomètres pour certains qu’on rencontre malheureusement trop fréquemment. Quand il dure, le bruit peut donc vite devenir intolérable. Si je défendais les cloches, c’est parce qu’elles ne sonnent que brièvement et ponctuellement ; mais la proximité d’une autoroute provoque un bruit de fond absolument incessant.

Quant aux rares moyens de protection (les boules Quies, les casques anti-bruit…), en plus d’être inconfortables (en promenade, ils ne risquent pas de se faire oublier), ils ne vous coupent pas seulement du bruit, mais de tout son : vous n’entendez plus la tronçonneuse, mais vous pouvez dire adieu au concert des oiseaux. Le bruit est donc une nuisance invasive contre laquelle il n’existe aucune réelle protection.

Enfin, on peut constater que, de nos jours, l’invasion sonore ne provient plus seulement du bruit des machines, même si ce dernier n’a nullement cessé – au contraire – : de plus en plus, elle découle également d’une omniprésence de la musique. C’est évidemment dû à l’invasion des machines et au « progrès » technique : il est de plus en plus facile de transporter des appareils capables de produire de la musique avec une puissance et une durée d’autonomie accrues. Et, de fait, la musique est partout : dans les casques et les écouteurs, aux terrasses des cafés et des restaurants, mais aussi dans la rue – les voitures, les téléphones portables etc. produisant un son de plus en plus envahissant.

Même si les gens n’écoutaient ainsi que des concertos de Vivaldi ou des nocturnes de Chopin, ce serait vite pénible ; vu ce qu’ils écoutent, c’est proprement insupportable. Au point qu’à mon sens, il serait utile de légiférer sur la question. On me dira que ce n’est pas l’urgence. Certes ; ça ne veut pas dire que ce n’est pas important, et vu le nombre de personnes qu’on paye à ne faire que de la politique à plein temps, on est quand même en droit d’attendre d’eux qu’ils ne règlent pas que les urgences.

D’autant plus qu’en réalité, ce sont deux questions qui se posent. La première, celle dont j’ai parlé jusqu’ici, est celle de l’invasion, de la nuisance pour autrui : la mauvaise musique sur la terrasse de l’hôtel où je prends mon petit déjeuner me gêne, la voiture qui passe avec le volume sonore poussé à fond me gêne, la tronçonneuse tronçonnant tout l’après-midi me gêne.

Mais il y a un second problème, celui que se pose à lui-même celui qui écoute en permanence de la musique, fût-ce dans ses écouteurs, donc sans gêner personne d’autre : l’incapacité à vivre, même ponctuellement, dans le silence. Chacun peut facilement le constater autour de lui : de plus en plus de gens sont angoissés par le silence, qu’ils trouvent insupportablement vide. Or, je crois qu’il y a une vertu dans le silence ; plus encore : je crois que les moments de silence sont nécessaires à notre équilibre, à notre construction intellectuelle, à notre stabilité émotionnelle, à notre bonheur. Ce n’est que dans le silence qu’on se retrouve seul face à soi-même et qu’on peut s’observer, penser, réfléchir ou méditer.

C.S. Lewis, dans Tactique du Diable, faisait ainsi parler le démon Screwtape :

« La musique et le silence – comme tous les deux je les déteste ! Comme nous devrions être reconnaissants à Notre Père de n’avoir pas laissé, depuis qu’il est entré en Enfer […], un seul mètre carré de l’espace infernal ni un seul instant du temps infernal à ces deux forces abominables, mais de les avoir tous fait occuper par le Bruit – le Bruit, le grand dynamisme, l’expression audible de tout ce qui exulte, de tout ce qui est viril et sans pitié – le Bruit qui, seul, nous protège des doutes stupides, des scrupules désespérés et des désirs impossibles. Nous transformerons l’univers entier en bruit, à la fin. Nous avons déjà fait de grandes avancées dans cette direction pour ce qui concerne la Terre. À la fin, nous abattrons de nos cris les mélodies et les silences du Ciel. »

Essayons, si possible, de ne pas lui donner trop tôt raison.

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