dimanche 18 septembre 2016

Feu nourri biblique contre les riches – Homélie pour ce dimanche (Amos 8, 4-7 et Luc 16, 1-13)

Ce dimanche, dans la liturgie de la Parole, les riches en prennent plein la gueule – ou plutôt, puisque j’en fais partie, devrais-je dire que nous en prenons plein la gueule – à travers deux textes qui, pour avoir respectivement plus de 2700 ans et près de 2000 ans, n’en sont pas moins d’une brûlante actualité.

La fin du texte évangélique est d’une clarté limpide : « vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent. » Il ne nous est pas dit qu’on peut servir les deux à condition de mettre Dieu au-dessus ; non, il nous est bien dit qu’on ne peut pas servir l’argent si on prétend servir Dieu. Impossible de transiger en aucune manière avec cette exigence sans trahir le texte.

Est-ce à dire qu’on ne puisse pas se servir de l’argent, l’utiliser ? Si : le texte le précise explicitement. Jésus affirme : « c’est pourquoi je vous dis ceci : utilisez l’argent, bien qu’il soit souillé, pour vous faire des amis, afin d’être sûrs que, quand l’argent viendra à vous manquer, ils vous accueilleront dans les tentes d’éternité. » Un autre passage de l’Évangile (« Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ») allait d’ailleurs dans le même sens : utiliser l’argent n’est pas en soi immoral.

L’usage de l’argent est donc considéré comme licite par le Christ ; mais il faut s’en servir, non pas le servir. Autrement dit, l’argent doit dans nos vies rester un simple moyen, et ne jamais devenir une finalité. Ce que condamne ici tout particulièrement Jésus, c’est ce qu’Aristote avait déjà condamné un peu plus de trois siècles auparavant : la chrématistique, c’est-à-dire l’accumulation d’argent pour elle-même, sans finalité particulière. Il n’est pas illégitime de chercher à avoir de l’argent, dans les limites raisonnables d’une utilisation conforme à nos besoins – étant bien entendu que nos loisirs font partie de nos besoins. Mais il est illégitime de chercher à l’accumuler pour le seul plaisir de sa possession ou de sa quantité.

Pour le dire autrement, toute activité économique doit correspondre à la logique de vendre pour acheter : vendre ce qu’on sait faire pour acheter ce qu’on ne sait pas faire. Je produis quelque chose (je fais du pain, j’élève des brebis, je fabrique des objets en métal, je donne des cours d’histoire, je rends la justice…) ; et je vends ce que je sais et peux faire pour acheter ce que je ne peux pas faire moi-même. Je vends des cours d’histoire, et avec l’argent gagné, j’achète ce que je ne sais pas faire moi-même : mon pain, la protection que m’assure la police, mes livres etc. Ça, c’est la logique du « vendre pour acheter », celle qui est justifiée pour Aristote – et pour le Christ.

La logique inverse, « acheter pour vendre », est celle de la chrématistique, de l’accumulation sans fin, qui est condamnée par Jésus : j’achète quelque chose le moins cher possible pour le revendre ensuite le plus cher possible. Je n’ai rien produit, mais je profite du simple fait d’être un intermédiaire sur le circuit d’une marchandise. Si on n’apporte rien, si on ne sert à rien, mais qu’on est simplement sur le chemin d’une marchandise, d’un bien, d’un service, et qu’on profite de cette position pour s’enrichir sur le dos du producteur et de l’acheteur, on est un parasite, ni plus ni moins.

Or, c’est le cas pour une bonne partie de notre économie ; et de ce point de vue, le texte du prophète Amos n’a pas pris une ride. Il s’adresse à ceux « qui piétinent les nécessiteux pour anéantir les pauvres du pays » et leur reproche leur comportement, « faussant les balances afin de pouvoir acheter le pauvre pour de l’argent, et le nécessiteux pour une paire de sandales, et d’obtenir un prix même des déchets du blé ».

Ne nous y trompons pas : les techniques ont changé, mais les bourreaux sont les mêmes. On a affiné la méthode, on l’a surtout cruellement complexifiée, mais la finalité reste identique : pressurer les plus pauvres, leur vendre ce dont ils ont absolument besoin à des prix suffisamment élevés pour être sûr qu’ils ne sortiront jamais de leur pauvreté, mais pas trop non plus pour qu’ils ne se révoltent pas. Trouver toutes les méthodes possibles pour échapper à l’impôt, qui profite à tous. Faire travailler les salariés le plus possible et pour le salaire le plus bas possible. Les rendre taillables et corvéables à merci. Leur faire contracter par des méthodes mensongères des emprunts à des taux prohibitifs et les plonger dans le surendettement. Ah, ils n’ont plus besoin de fausses mesures à grain : ils ont forgé à leur image tout un système économique, le capitalisme libéral et financier ; une machine à faire perdurer les inégalités, et toutes les souffrances qui vont avec.

Dans ces deux textes, Dieu affirme qu’Il n’est pas de leur côté. Ils s’en moquent, me direz-vous. Peut-être. Mais il est tout de même bon de le rappeler. « Jamais je n’oublierai une seule des choses que vous avez faites », leur lance-t-Il par la bouche d’Amos. Jésus, de Son côté, les prend avec plus de subtilité, avec moins de brutalité, mais pas moins de franchise ; en témoigne sa parabole du mauvais intendant.

Un homme riche a un intendant qui gère mal ses biens. Il le convoque donc, lui demande compte de sa gestion, et lui annonce qu’il va le renvoyer. Paniqué, l’intendant se demande comment se tirer de ce mauvais pas : il est incapable de travailler la terre mais ne veut pas avoir à mendier.

Transposons la parabole dans le monde moderne, et demandons-nous ce que ferait un cadre à qui son patron, ou le conseil d’administration de son entreprise, tiendrait un tel discours. « Le chiffre d’affaires est en baisse ! Les actionnaires ne peuvent plus s’en mettre autant plein les poches ! Vous êtes nul, si ça continue vous êtes viré ! » Que ferait n’importe quel cadre aujourd’hui ? Il resserrerait les vis, annoncerait des licenciements, un plan social, une augmentation du temps de travail sans compensation financière, bref tout pour plaire à ses maîtres, leur permettre de s’enrichir autant que l’exige leur appétit, et espérer ainsi rester dans la place.

L’intendant de la parabole, lui, fait tout le contraire. Au lieu de chercher à plaire à son maître, il convoque tous ses débiteurs et réduit leur dette. À celui qui doit cent mesures d’huile à son maître, il remplace son reçu par un autre qui n’en mentionne que cinquante ; à celui qui doit cent mesures de blé, il réduit sa dette à quatre-vingts. Il espère ainsi qu’après son licenciement, il pourra trouver refuge chez ces gens qu’il aura aidés. Et que fait le maître ? Loin de le punir, de porter plainte contre son intendant, il le félicite de son astuce. Voilà bien ce que ne ferait aucun patron. Normal : le maître de la parabole, c’est Dieu. Son comportement est assurément très éloigné de celui de nos PDG.

Il faut bien prendre la mesure de cette parabole. Car l’intendant, félicité par le maître (donc par Dieu) vole l’argent qu’il utilise. Ce n’est pas avec son propre argent qu’il achète l’amitié de ceux chez qui il compte se réfugier, c’est avec celui de son maître. Il vole le maître qui s’apprête à le renvoyer pour se faire héberger plus tard chez ses anciens débiteurs, donc chez des gens plus pauvres. C’est donc dans ce sens, et dans ce sens seulement, que Jésus justifie ce geste : à l’encontre du cadre d’aujourd’hui, qui volerait au pauvre – l’employé, le client, l’usager – pour donner au riche – le patron, l’actionnaire –, l’intendant de la parabole vole au riche pour donner au pauvre ; et ce vol est justifié par le Christ, et récompensé par le maître volé lui-même.

Pourquoi le maître loue-t-il celui qui le vole ? Parce qu’il condamne la structure sociale qui, en structurant et en pérennisant l’inégalité, rend le vol inévitable. C’est ce que l’Église appelle les « structures de péché » : le péché n’est pas seulement individuel et personnel ; il existe des structures sociales qui le font nécessairement advenir. Et ces structures, autant que possible, doivent être détruites ; quand on ne peut le détruire, il est licite de les contourner. Le pape François, avec une infinie raison, a fait de cette question de la justice sociale une priorité de son pontificat, délaissant les problèmes de morale sexuelle et familiale – problèmes dont il sait bien qu’ils sont secondaires et sur lesquels, à mon avis, l’Église se fourvoie d’ailleurs largement.

C’est le sens, ou un sens, de la parole par laquelle le Christ conclut la parabole : l’argent est de toute manière souillé, il n’en existe pas de propre. Il est souillé parce qu’il est nécessairement l’outil, l’instrument des inégalités et de l’oppression. Il faut l’utiliser en connaissance de cause, comme un moyen et jamais comme une fin, et en gardant à l’esprit la nécessaire redistribution sociale vers les plus pauvres. Ce n’est qu’à ce prix que nous, riches, passerons, avec bien de la difficulté, par le chas de l’aiguille.

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