mardi 18 octobre 2016

La nation française, une maison en guerre contre elle-même

« Si un royaume est divisé contre lui-même, ce royaume ne peut se maintenir », disait le Christ d’après Marc (3, 24). Toute nation est forcément le lieu de multiples désaccords et même de conflits qui se règlent par des rapports de force ; il n’y a rien d’inquiétant à cela, et vouloir les faire totalement disparaître est une chimère qui ne peut mener qu’au totalitarisme – c’était par exemple le projet de Mussolini, qui était obsédé par l’unité de la nation italienne. Mais comme toujours, les différences de degré finissent pas faire des différences de nature : il existe un seuil à partir duquel les désaccords et les conflits cessent d’être normaux et se transforment en de véritables lignes de fracture qui rendent le vivre-ensemble impossible.

Il me semble que la nation française offre plusieurs exemples de telles fractures : des sujets sur lesquels les visions de ce que doit être ou devenir le pays sont radicalement incompatibles. Il m’en vient au moins deux – et on pourrait sans doute en trouver d’autres. Le premier est la place de l’islam et des musulmans dans la société française. Le second est celui du mariage homosexuel et plus généralement de la politique familiale. Dans une certaine mesure, d’autres questions sont en train de devenir presque aussi polémiques : ainsi de l’équilibre à construire, en lien avec la montée du terrorisme, entre respect des libertés et meilleure sécurité ; ou encore de la manière de traiter les inégalités économiques, en accroissant ou au contraire en réduisant le contrôle de l’État sur l’économie.

Sur tous ces sujets, en particulier les deux premiers, qu’observe-t-on ? D’abord, que le dialogue est de plus en plus impossible. Ce qui ne signifie pas que les différents camps ne se parlent plus : bien au contraire, les partisans de chaque bord sont bien souvent avides de déverser la bonne parole sur leurs adversaires. Mais il ne suffit pas de parler à l’autre pour qu’il y ait dialogue : il faut aussi écouter ce qu’il a à dire. Si chacun se contente d’assener à l’autre ce qu’il considère comme la vérité, il n’y a pas de dialogue véritable : il n’y a qu’un dialogue de sourds.

Sur la place de l’islam en France ou sur la loi Taubira, il y a longtemps que c’est le cas : il n’y a plus de dialogue, de débat d’idées, il n’y a plus que des anathèmes. Un signe fort en est qu’au sein de chaque camp, on parle d’ailleurs de plus en plus pour ceux qui pensent comme nous, et pas pour les adversaires. Chacun crie des slogans simplistes destinés à souder les troupes et à renforcer leur moral, mais on produit bien peu d’argumentaires pour faire valoir son point de vue.

Ensuite, on constate une forte polarisation des opinions, avec peu de place laissée à l’entre-deux. Les avis s’articulent de plus en plus autour de camps nettement découpés et entre lesquels les compromis ne sont plus possibles. Sur la question de l’islam, on entend de plus en plus de gens dire soit que cette religion ne pose pas le moindre problème en France, soit qu’elle n’est pas compatible du tout avec nos valeurs fondamentales ; les opinions intermédiaires, nuancées, sont de plus en plus inaudibles. Il semble en fait que, sur ces questions, tout compromis soit devenu impossible.

Non pas que je sois systématiquement partisan d’un milieu qui serait toujours juste : autant je me situe dans cet espace intermédiaire sur la question de l’islam (ce qui se traduit par le fait que je me fais autant traiter d’islamophobe et de raciste que d’idiot utile de la conquête musulmane…), autant sur la question du mariage homo je serais incapable de me contenter d’une union civile, ni même d’un mariage sans possibilité d’adoption. Ce constat de la polarisation des opinions ne vaut donc pas jugement de valeur ; mais il n’en est pas moins valide pour autant.

Enfin, et c’est d’ailleurs ce qui explique les deux premiers points, on observe sur ces sujets un glissement de la logique militante vers la logique de guerre. Conséquence logique de la polarisation des idées et de la disparition des nuances, sur les sujets les plus polémiques, il y a aujourd’hui moins des opinions que des camps, et on trie les gens en fonction de leur appartenance ou non au même camp que soi. Si vous n’êtes pas d’accord avec tout le corpus idéologique du camp, plus la peine de discuter : vous n’êtes même pas un adversaire, mais un ennemi. Inversement, vous pouvez proférer les pires inepties, défendre vos idées de la pire manière qui soit, les gens de votre camp trouveront toujours le moyen de vous défendre corps et âme.

On ne cherche plus à convaincre des gens, ni même à faire triompher concrètement un point de vue dans la loi : il semblerait plutôt qu’on se prépare à… à quoi d’ailleurs ? Parfois, j’ai l’impression que c’est à la guerre civile. Car si le vivre-ensemble n’est plus possible, mais que la séparation ne l’est pas non plus, quelle autre issue ? On se demande ce qui se passerait si certaines personnes arrivaient au pouvoir. Que ce soit le PIR ou Robert Ménard, cela pourrait-il finir sans violence ?

Je ne sais pas si c’est exactement la même chose dans les autres pays. J’ai tendance à penser que des fractures similaires existent dans la plupart des pays développés, même si ce n’est pas forcément sur les mêmes sujets. Ailleurs, au Royaume-Uni, en Belgique, en Espagne, d’autres questions peuvent être leur servir de support : le maintien ou non du pays dans l’Union européenne, l’évolution du modèle fédéral etc. Ces fractures sont en réalité créées par la crise générale que nous commençons tout juste à traverser ; les questions dans lesquelles elles s’incarnent concrètement n’en sont probablement que des déclencheurs et des catalyseurs. Mais peut-être certaines nations sont-elles plus unies et moins cassées que la nôtre. Je ne sais pas si le Japon, par exemple, connaît de telles fractures.

Reste à dire ce qu’on pourrait faire pour les résorber – si tant est que ce soit possible. La volonté de vivre ensemble est un des deux piliers, avec la culture commune, qui fondent le concept de nation. Si nous voulons survivre comme nation, il faut donc retrouver cette volonté de vivre ensemble ; et pour cela, il faut impérativement retrouver le sens de la mesure, sortir de la logique guerrière et donc ne plus considérer l’autre comme un ennemi mais comme un adversaire politique.

Ce ne sont pas des mots vains ; ils ont une traduction concrète. Il s’agit en particulier de retrouver le chemin du dialogue, ce qui ne peut se faire qu’en bannissant ce qui le rend impossible. L’injure et l’anathème, bien sûr ; qualifier l’adversaire d’homophobe ou d’islamophobe, même quand on pense que c’est très justifié, ne fait pas avancer les choses et braque la personne qu’on a en face de soi. Mais le recours aux arguments d’autorité bloque tout autant la conversation : qu’il s’agisse de la Bible, du Magistère de l’Église ou d’une étude sociologique, si l’un des participants prétend détenir une vérité indiscutable, la discussion ne peut que s’arrêter. Il faut donc faire un usage exclusif de la raison sur ces sujets les plus polémiques. Autant dire que ce n’est pas gagné.

Enfin, puisque avec la volonté de vivre ensemble, un des deux piliers fondateurs de la nation s’érode, il serait bon de compenser cette faiblesse en renforçant parallèlement l’autre pilier : la culture commune. Ce qui ne peut passer que par un renforcement du rôle de l’école et un retour à son rôle de transmetteur de savoirs, de connaissances, d’œuvres d’art et de valeurs qui proviennent, en dernière analyse, du passé. Là encore, c’est loin d’être gagné.

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