vendredi 11 novembre 2016

La démocratie sans filtre, ou La leçon Trump

Et voilà, Trump est élu. Je dois bien dire que même moi, je ne m’y attendais pas vraiment. Je n’y croyais pas, au fond, comme je ne croyais pas vraiment au Brexit il y a quelques mois. Et pourtant, ça colle tellement bien avec mes idées ; ça me donne tellement raison ! Qu’est-ce qu’on dit, à Tol Ardor ? Que le peuple, dans sa globalité, n’a malheureusement pas les moyens de gouverner de manière intelligente pour faire face à la Crise actuelle ; qu’étant donné l’urgence de cette Crise et en particulier de son volet écologique, nous n’avons pas le temps de l’éduquer ; et qu’en conséquence, il est nécessaire de mettre en place un régime autoritaire (certes très particulier et très différent de ceux dont notre histoire nous donne des exemples) pour faire face à la Crise.

Vous me pardonnerez de me répéter, mais franchement, si les populations des pays développés s’étaient toutes passé le mot pour nous donner raison sur toute la ligne, elles ne s’y seraient pas prises autrement. Le joyeux combo Sarko-FN en France, Orban en Hongrie, le Brexit au Royaume-Uni, et maintenant Trump aux États-Unis… Faut arrêter, les gars ! C’est bon, vous nous avez enlevé le peu de foi qui pouvait nous rester en la démocratie – moi, j’avoue qu’il ne m’en restait guère.

Bien sûr, j’exagère. Pas sur la bêtise populaire, hein ! Là-dessus, comme le prouve ma surprise devant ce résultat, j’aurais même plutôt tendance à en enlever. En revanche, les partisans de la démocratie ne comprennent toujours pas. On a beau leur demander, à chaque élection, « mais enfin, il vous en faut encore combien, des résultats comme ça, pour comprendre ? », il faut croire qu’il leur en faut toujours un de plus. Ils ont toujours les mêmes excuses : c’est la faute des politiciens – des médias – des institutions – de l’abstention, barrez les mentions inutiles. Ou alors, la bonne vieille « c’est parce que le peuple n’est pas encore éduqué ». Ben oui, mais s’il ne l’est pas encore, qu’on ne lui donne pas encore le pouvoir ! Bref. Pas la peine de continuer, je pisse dans un violoncelle.

En soi, j’avoue que je j’aurais assez envie de vous laisser là-dessus. Sur cette idée toute simple que si, après ça, vous y croyez encore, à la démocratie, ben tant pis pour vous. Que si vous pensez encore qu’elle peut résoudre la crise de notre époque (car je ne nie pas qu’elle ait été bonne pour résoudre les crises d’autres époques ; je dis seulement qu’on n’est plus en 1940 et que la démocratie n’est plus adaptée aux problèmes auxquels nous, on doit faire face), eh bien vous n’avez qu’à continuer à ne rien faire contre, à pleurnicher à chaque résultat électoral qui ne vous convient pas, et à ne rien comprendre à rien. Et j’ai envie d’ajouter qu’il ne faudra pas pleurer quand le prochain connard élu par des connards vous enverra dans un camp, ou devant un peloton d’exécution, ou tout bêtement réduira vos libertés à néant. Bien sûr, ça me fait gavé-chier que moi, moi qui vous aurai pourtant averti, je sois moi aussi destiné à finir avec vous dans le camp ; mais bon, sauf à partir au Canada, je n’y peux pas grand-chose (parfois j’y pense, à fonder Tol Ardor au Canada plutôt qu’en France).

Mais comme je suis bon prince et que je vous aime bien, je vais quand même essayer d’aller un peu plus loin. On va essayer de comprendre un peu mieux, d’y voir un peu plus clair. Parce qu’il y a quand même une nouveauté dans le fait qu’on dégringole à ce point dans l’échelle de l’intelligence humaine.

Que la démocratie, depuis qu’elle a triomphé, ait porté au pouvoir des gens qui nous ont fait passablement de mal, c’est assez clair. Prenons les deux problèmes fondamentaux de notre temps, les inégalités entre les hommes et la destruction généralisée de la nature. Bien rares ont été les épisodes où la démocratie a contribué à réduire les inégalités : le Front populaire chez nous, le New Deal aux États-Unis, une progression, ponctuellement, des droits sociaux – encore a-t-elle la plupart du temps été au moins autant le fruit de la lutte des travailleurs que du véritable fonctionnement démocratique des institutions ; et encore a-t-elle été bien souvent grignotée et détricotée par les patrons et les actionnaires. Bref, l’immense majorité des élus de tous les pays développés a sciemment aggravé le premier problème – il faut dire qu’eux et leurs potes en étaient les premiers bénéficiaires ; qui ne leur pardonnerait pas ?

Quant au second, qui a bétonné la France et relancé l’industrialisation à outrance si ce n’est le gaullisme démocratiquement élu ? Il est assez amusant de constater à quel point de Gaulle a été un grand homme quand il a lutté contre le nazisme, c’est-à-dire quand il n’avait aucune légitimité démocratique, mais seulement celle des circonstances ; et comme, dès qu’il a été élu, il est devenu l’architecte d’une société sclérosée et perfusée au pétrole. Bref, là encore, nos démocraties ont pavé la voie à tout ce que nous connaissons aujourd’hui : la sixième extinction massive, le réchauffement climatique, la destruction des écosystèmes – bref les joies de l’anthropocène.

Mais alors finalement, qu’est-ce qui a changé ? Quelle différence entre Trump qui nie le réchauffement climatique et de Gaulle qui bétonne la France ? La différence, c’est le contexte. À l’époque de de Gaulle, il fallait une lucidité exceptionnelle pour comprendre les dangers que présentait la civilisation techno-industrielle ; alors qu’aujourd’hui, il faut un aveuglement exceptionnel pour ne pas les voir. De Gaulle était un homme d’une grande intelligence et d’une grande culture, mais c’était un homme de son temps. Alors que Trump est tout simplement un crétin, un imbécile, un arriéré, un abruti.

Et ça, c’est un changement. Pendant longtemps, les démocraties ont porté au pouvoir des gens pas forcément exceptionnels, pas forcément des génies visionnaires ou des monstres de lucidité et de clairvoyance, mais des gens qui, tout de même, faisaient le boulot avec une certaine intelligence. Il y avait des filtres qui faisaient qu’on n’arrivait pas au pouvoir sans une certaine culture, une certaine intelligence, qui, même si elles ne suffisent certainement pas à garantir une bonne action politique – j’entends déjà ceux qui vont me rappeler que nombre de médecins des camps de la mort étaient des gens qu’on pressentait pour le Nobel avant la guerre –, restent quand même préférables à leur absence.

Aujourd’hui, ce sont ces filtres qui ne fonctionnent plus. Pire encore, ils se sont inversés : non seulement la culture n’est plus un prérequis pour accéder au pouvoir, mais elle est devenue un handicap. Un homme comme Mitterrand serait complètement inaudible aujourd’hui ; après lui, Chirac, autre homme de culture, a dû se faire passer pour un crétin toute sa vie pour se faire élire et garder sa popularité. Quant aux suivants, sans être aussi stupides que Trump, ce sont clairement des gens qui ouvrent un livre tous les vendredi premier du mois et qui ne mettent jamais les pieds à l’opéra.

Qu’est-ce qui a fait tomber ces filtres ? Une réponse précise et approfondie nécessiterait sans doute un livre entier, mais je crois qu’on peut oser une piste avec le déclassement et la peur du déclassement. La mondialisation a, clairement, accru les inégalités et renforcé la pauvreté dans les pays développés. Pour schématiser très sommairement, on pourrait dire que, dans ce contexte de globalisation de l’économie, les machines et les Chinois ont récupéré les emplois dont bénéficiaient auparavant les habitants des pays riches ; que la raréfaction des ressources a parallèlement fait diminuer leur pouvoir d’achat ; et que, face à cette double crise, les élites ont catégoriquement refusé de partager le fardeau, et se sont débrouillées pour en faire porter tout le poids, intégralement tout le poids, sur les catégories populaires.

Du coup, elles souffrent, les catégories populaires. Je crois que beaucoup de gens ont du mal à réaliser à quel point les pauvres galèrent pour vivre, tout simplement. La polémique sur le prix du pain au chocolat de Copé en était révélatrice : ceux qui se moquaient ignoraient que les pauvres n’achètent pas leur pain au chocolat en boulangerie à 1,50€, mais chez Lidl, en boîte, à 15 centimes l’unité. Copé l’ignorait aussi, bien sûr, mais ce n’est pas la question. C’est cet écart entre la classe moyenne et les catégories vraiment populaires dont on n’a pas toujours conscience.

Or, les classes populaires, elles, le ressentent très violemment. Les commentateurs s’indignent généralement de ce que leur colère trouve son exutoire dans un vote pour un milliardaire comme Trump ou une héritière comme Marine Le Pen ; mais c’est qu’ils n’ont pas compris qu’il n’y a aucune ignorance là-dedans. Seulement, les pauvres en veulent infiniment moins aux ulra-riches qu’aux classes moyennes qui ont réussi, plus ou moins modestement bien sûr, mais qui mènent tout de même la vie agréable qu’elles n’ont pas.

Cela peut sembler curieux, mais s’explique en réalité assez bien. D’abord parce que les ultra-riches sont trop loin des pauvres, trop inaccessibles ; ils vivent trop dans une tour, pour ne pas dire sur une autre planète. En outre, les plus pauvres peuvent facilement se reconnaître dans leurs propos : cette élite économique, puisque très riche, mais qui n’a jamais accédé aux responsabilités, donc qui peut se présenter comme l’outsider anti-Système, joue facilement sur la peur du déclassement qui trouve ses boucs émissaires dans des catégories perçues comme des privilégiés, parfois avec une part de vrai (comme pour les fonctionnaires), parfois de manière délirante (comme pour les migrants).

Inversement, les classes moyennes sont proches des pauvres, donc accessibles à leur colère, à leur rage. C’est particulièrement vrai pour la moyenne bourgeoisie intellectuelle, nourrie d’une culture que les classes populaires ont dans leur immense majorité toujours perçue comme étrangère et les excluant par nature. Alors forcément, quand cette classe moyenne intellectuelle – les journalistes, les profs… –, qui représente tout ce que les pauvres détestent, conchie à longueur d’émission télé un type qui représente tout ce que les pauvres envient, et qui en plus tient les propos qu’ils ont envie d’entendre, un pont se construit entre les pauvres et le riche populiste.

Y a-t-il une issue ? Un sondage IPSOS réalisé du 21 au 25 octobre 2016 révèle que les Français commencent à se rendre compte que la démocratie est grippée. 57% pensent qu’elle fonctionne mal, 77% pensent qu’elle fonctionne de plus en plus mal. Entre février 2014 et octobre 2016, la part des gens qui affirment que « le régime démocratique est irremplaçable, c’est le meilleur possible » est passé de 76 à 68% ; parallèlement, la part de ceux qui pensent que « d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie » est passée de 24 à 32%. Un tiers des Français qui pensent que d’autres régimes pourraient être aussi bons que la démocratie, ce n’est pas rien. 33% se montrent même favorables à un régime autoritaire dont la description n’est pas si éloignée de ce que propose Tol Ardor.

C’est, indéniablement, un signe que certaines de nos idées progressent dans la société. Est-ce pour autant un signe d’espoir ? Assez faible, il faut le reconnaître : pour l’instant, ce désir d’autorité est justement capté par les incompétents du style de Trump ou de Le Pen. Les mentalités changent, mais il est probable que ce ne sera pas suffisant pour arrêter le train fou qui nous envoie dans le mur et conduit notre civilisation à son écroulement.


*** EDIT ***

Je crains de m’être, avec cet article, bien mal fait comprendre, voire attiré quelques inimitiés. Je vais donc revenir sur deux séries de critiques récurrentes.

1/ On me reproche de n’avoir pas vu que le vote Trump est avant tout un vote des classes moyennes. À cela, je réponds deux choses.

La première, c’est que je n’ai jamais dit que le vote Trump était d’abord celui des classes populaires ; j’ai dit qu’il était aussi celui des classes populaires, ce qui est indéniable.

La seconde, c’est que le terme « classe moyenne » est un générique très vague qui recouvre énormément de situations différentes. Le vote Trump est en effet un vote des classes moyennes, mais avant tout des classes moyennes inférieures, les moins riches donc, qui sont aussi les moins éduquées. Surtout, les électeurs de Trump sont des gens qui, à tort ou à raison, se voient comme déclassés, c’est-à-dire vivant moins bien que leurs parents, ou menacés par le déclassement. C’est un vote des campagnes, des petites villes, des banlieues des villes moyennes, bref un vote des périphéries ; un vote des agriculteurs, des ouvriers, des petits entrepreneurs etc.

Il faut donc se méfier de la distinction un peu simpliste entre « catégories populaires » et « classes moyennes » sur le seul critère du revenu. Elles sont parfois sociologiquement très proches.

2/ Sans surprise, on me reproche mon élitisme. Dans une certaine mesure, je l’assume. Mais je voudrais tout de même préciser un point essentiel. J’ai parlé de l’importance de l’intelligence et de la culture pour mener une action politique qui soit la meilleure possible. Je persiste et signe ; mais ceux qui m’accusent de mépriser le peuple et les petites gens n’ont pas compris mon propos.

En effet, ni l’intelligence, ni la culture n’ont grand-chose à voir ni avec le milieu social d’origine, ni avec les diplômes. Ludovine de la Rochère ou Donald Trump sont issus des élites économiques de la société, et ce sont des crétins. Hollande est bardé de diplômes, et il ne vaut guère mieux. Inversement, François Cavanna, ancien maçon qui n’avait que le brevet en poche, était un homme d’une immense culture et d’une intelligence lumineuse.

Je ne prétends donc ni qu’il faille la fortune, ni qu’il faille des diplômes pour bien gouverner. Tous cela, nos dirigeants les ont, et ils nous mènent droit dans le mur. Mais il faut de l’intelligence, et il faut de la culture. Elles seules donnent à un homme le recul, la hauteur de vue nécessaires au gouvernement des hommes.

Ce qui nous amène à un dernier point : la culture et l’intelligence ne rendent aucunement « supérieur ». Cela n’aurait aucun sens, car je crois très profondément que les hommes naissent et demeurent égaux en dignité. Elles sont seulement – je pèse chaque mot – nécessaires – et non pas suffisantes – au gouvernement des hommes. Celui qui sait se battre n’est pas supérieur à celui qui ne sait pas ; mais il est plus apte à assurer la défense de la Cité. Celui qui sait jouer de la harpe n’est pas supérieur à celui qui ne sait pas ; mais il est plus apte à jouer de la harpe dans un orchestre. De la même manière, certains, sans être supérieurs aux autres, sont plus aptes à gouverner.

1 commentaire:

  1. Petite parenthèse: cela me rappelle une prof de philo quand j'étais en term qui nous disait :" le garagiste est plus intelligent que moi, prof de philo... quand il s'agit de réparer une voiture. "

    RépondreSupprimer