vendredi 28 avril 2017

La peste et le choléra, ou La faute politique de Jean-Luc Mélenchon

Soyons bien clair, je n’aime pas Emmanuel Macron. Je n’aime pas bien l’homme, d’abord. Énarque, ancien haut fonctionnaire, et surtout ancien banquier d’affaires, il n’a pas grand-chose pour me séduire. Son passage chez Rothschild est des plus symboliques et des plus inquiétants. En 2011, je dénonçais ici même le fait que Goldman Sachs était au pouvoir ; comme quoi certaines choses ne changent pas. La seule chose que j’apprécie chez lui, sans que ça me rassure vraiment d’ailleurs, c’est qu’il est homme de culture – l’un des deux seuls de cette présidentielle, avec Jean-Luc Mélenchon.

J’aime encore bien moins le programme qui va avec le personnage. Austérité, réduction du nombre de fonctionnaires, casse du service public, complaisance fiscale envers les plus riches, matraquage et humiliation des chômeurs, promotion d’un capitalisme débridé, sujétion totale aux lois de la mondialisation et de l’Europe libérale, et aucune attention portée à l’écologie : pas franchement mon fonds de commerce, et même plutôt l’exact contraire. Pour me divertir, j’avais fait le test de compatibilité avec chaque candidat que proposait Le Monde, avant les élections. Macron arrivait tout en bas de ma liste : parmi les propositions testées, seules 6% de celles de Macron recevaient mon assentiment – même Fillon faisait mieux, c’est dire. Ce n’est pas très sérieux, bien sûr, sur la base d’une vingtaine de questions ; mais ça suffit à montrer que je ne suis certainement pas un idolâtre de Macron.

En outre, comme chacun sait, je n’aime guère ni la démocratie, ni la République, aussi ne vais-je pas non plus prôner la défense de la première ou le front de la seconde pour expliquer mon vote futur. Enfin, je n’ai rien non plus, a priori, contre ceux qui feront le 7 mai prochain le choix de l’abstention. Ce choix, je le respecte, et surtout je le comprends. Si Fillon avait été à la place de Macron, j’aurais été le premier à le faire.

En revanche, pour ma part, je voterai pour Emmanuel Macron ; et ce que je refuse, c’est le discours qui consiste à dire que l’abstention serait le seul choix possible ou moral. Que des militants l’affirment, à la rigueur, c’est leur droit, même si je ne suis pas d’accord avec eux. Mais il me semble que Jean-Luc Mélenchon commet une faute politique en refusant de choisir publiquement. Le candidat d’un grand parti politique à l’élection présidentielle ne peut pas forcément se permettre exactement les mêmes choses qu’un militant de base.

Dans le discours des abstentionnistes, et en particulier de ceux qui ont soutenu Mélenchon lors du premier tour (et dont je fais modestement partie, rappelons-le), plusieurs choses me chiffonnent.

On nous dit d’abord que Macron est dangereux, sur la base de deux arguments. Le premier consiste à dire que ce sont justement les politiques libérales dont Macron est le plus ardent défenseur qui font monter le FN. En ce sens, voter Macron aujourd’hui, ce serait assurer la victoire du FN dans cinq ans. Moi je veux bien, mais enfin, ne pas voter Macron, ça me semble surtout assurer la victoire du FN dans dix jours. Paradoxe très bien résumé par ce dessin de Xavier Gorce, l’auteur des Indégivrables :




Le second argument visant à présenter Macron comme un danger est justement celui de la peste et du choléra, entre lesquels nous pourrions (voire devrions) refuser de choisir. Mais là encore, il me semble bien faible. Que le programme de Macron soit mauvais et dangereux, qu’il doive entraîner de nombreuses souffrances, j’en suis bien convaincu. Mais est-ce qu’il en entraînera autant que celui de Marine Le Pen ? Pardon, mais il me semble qu’elle court un tout autre galop. Même Pierre-Emmanuel Barré, qui pourtant défend l’abstention, le reconnaît dans son dernier sketch : « un connard qui aide les riches, c’est moins grave qu’une connasse qui aide que les riches blancs ».

Il synthétise, mais on pourrait aller beaucoup plus loin. Macron, c’est le prolongement, en un peu plus accentué, en un peu plus grave, des politiques néolibérales qu’on mène en France depuis au bas mot 1986. C’est nul, ça pue, c’est tout ce que vous voulez. Mais Marine Le Pen, ce n’est pas ça, c’est bien pire. Non seulement parce que, rien qu’en comparant les programmes l’un avec l’autre, on peut se rendre compte que celui du FN est infiniment plus mauvais et plus dangereux (sortie aventureuse et mal bricolée de l’euro et de l’UE, politique inhumaine de rejet des migrants, retour sur la loi Taubira, j’en passe et des meilleures). Mais aussi, et surtout, parce que la personnalité et l’histoire personnelle de Marine Le Pen font qu’on ne peut pas prévoir ce qu’elle fera vraiment. Elle est tout à fait capable de rétablir la peine de mort, de mettre en place les internements administratifs pour les personnes fichées S et autres saloperies.

Marine Le Pen est donc, objectivement, infiniment plus dangereuse qu’Emmanuel Macron. En refusant d’établir une hiérarchie entre ces deux menaces, Jean-Luc Mélenchon commet à mon sens une erreur de jugement et une faute politique. Quant à la politique du pire (« Laissons passer Le Pen, le bordel sera tel qu’on en profitera pour faire la révolution »), elle n’a en général pas très bien fonctionné, et s’est trop souvent retournée contre ceux qui en faisaient leur stratégie.

Voilà pour l’argument du « danger Macron ». Certains me rétorquent qu’il faut s’abstenir, non pas pour laisser Le Pen accéder au pouvoir, mais pour saper les bases de la légitimité de son adversaire. En gros, l’idée est que, si Macron est élu avec moins de la moitié des inscrits, ou si l’écart entre lui et Le Pen est faible, il sera moins légitime et pourra plus difficilement gouverner.

À cela, il faut répondre plusieurs choses. La première, la plus importante et la plus évidente, est que nous ne sommes plus en 2002, et que le risque que Marine Le Pen soit élue pour de bon n’est absolument pas nul. Je n’y crois pas vraiment, mais je ne croyais pas vraiment non plus au Brexit ou à l’élection de Trump. Même si, ce coup-ci, les sondages avaient plutôt vu juste chez nous quant aux résultats du premier tour, ne vendons pas non plus la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Ne sous-estimons pas le rejet des élites, de l’oligarchie, du mondialisme, de ceux qui ont dirigé le pays : c’est cette sous-estimation qui a empêché nombre de commentateurs de réaliser que Hilary Clinton pouvait perdre. Là encore, un humoriste – Pessin cette fois – a fort bien résumé le paradoxe de ceux qui appellent à l’abstention, tout en souhaitant au fond la victoire de Macron :

  


La deuxième, c’est qu’à mon avis, le président élu, quel qu’il soit, ne tiendra aucun compte de la participation. Ayant le pouvoir, il aura tout ce qu’il désire ; et même si, par extraordinaire, moins de 50% des inscrits participaient au second tour, je ne crois pas que la légitimité du vainqueur en serait sérieusement amoindrie – la force légitimante de l’élection au suffrage universel direct est telle qu’elle surpasserait de toute manière ce détail.

La troisième, enfin, c’est qu’il ne faut pas oublier que, si réduire l’écart entre Macron et Le Pen pourrait, à l’extrême rigueur, altérer la légitimité du premier, cela accroîtrait mécaniquement, à l’inverse, celle de la seconde. Qu’elle perde avec plus de 40% des suffrages exprimés, et elle sera en position de force pour faire éclater les Républicains et attirer à elle une bonne part des déçus du fillonisme – qu’on considère les ralliements qui se sont déjà exprimés, comme ceux de Christine Boutin, de Sens commun ou de la Manif pour tous –, puis pour faire un bon score aux législatives, et peser lourdement, et pendant cinq ans, dans la politique du pays. Veut-on vraiment offrir sur un plateau au FN un groupe parlementaire, voire une minorité de blocage ? Sa légitimité, sa banalisation n’en sortiraient-elles pas renforcées ?

Voilà donc pour l’argument « Macron sera de toute manière élu, autant l’affaiblir à l’avance ». Il en reste un troisième à examiner : celui selon lequel il ne faudrait pas voter pour lui pour la simple et bonne raison qu’on rejetterait son programme. Face à cela, je reste très perplexe. Car enfin qu’est-ce que voter, et plus généralement, qu’est-ce que s’engager en politique ? S’il faut attendre d’être entièrement d’accord avec un programme pour s’engager et militer, alors on peut tout de suite arrêter la politique. Et s’il faut même être globalement d’accord avec une vision de la société pour voter, on peut aussi fermer les bureaux de vote.

Un exemple tout simple à l’attention des Insoumis. Moi, non seulement je ne suis pas entièrement d’accord avec le programme que portait Jean-Luc Mélenchon, mais en plus je ne partage même pas sa vision de la société. Royaliste, antidémocrate, antiparlementaire, anticommuniste, technophobe, hostile à la laïcité (pour résumer et simplifier…), certains pourraient même se dire que j’ai bien peu en commun avec le candidat de la France Insoumise. Quand j’ai annoncé publiquement ma volonté de voter Mélenchon au premier tour, pourquoi ceux de ses partisans qui me connaissent un peu ne m’ont-ils pas dit : « Franchement, vu tes idées, tu devrais t’abstenir et appeler à l’abstention, son programme ne te correspond pas du tout » ? Parce qu’ils étaient bien contents de savoir que j’apportais ma voix à leur candidat et que j’appelais, à ma modeste échelle, à faire de même.

Mais ce faisant, ils acceptaient implicitement les présupposés sur lesquels je me fondais, à savoir qu’on ne choisit pas nécessairement un candidat, même au premier tour, parce que sa vision de la société correspond à la nôtre, mais parce qu’il nous semble le moins mauvais de ceux qui se présentent : Mélenchon, par l’attention qu’il portait à l’écologie et aux inégalités, me semblait avoir au moins compris les grands enjeux de notre temps, à défaut d’avoir le plus petit début de solution pour les traiter. C’est toujours sur cette même logique qu’ils ont appelé Hamon à se désister en faveur de leur candidat, puis, devant son refus, ont appelé ses électeurs à déporter leur vote sur Mélenchon, alors même que les désaccords entre les deux étaient parfois profonds, en particulier sur l’euro et l’UE. Devant des programmes proches mais loin d’être identiques, les électeurs de Mélenchon ont appelé ceux de Hamon à renoncer à une partie de leurs idéaux pour faire gagner le candidat le mieux placé dans les sondages.

Alors au nom de quoi les mêmes nous demandent-ils aujourd’hui de jeter cette même logique aux orties et de nous abstenir ? Que les abstentionnistes du premier tour continuent à appeler à l’abstention, c’est tout à fait cohérent de leur part ; mais que ceux qui étaient partisans d’un candidat en soient presque à qualifier de traîtres ceux qui, ayant voté pour lui, iront apporter leur voix à un autre deux semaines plus tard, est assez ahurissant. Soit on ne vote qu’en faveur d’un programme qu’on soutient sur le fond, et il fallait m’appeler à ne pas voter Mélenchon au premier tour ; soit on choisit le moins mauvais des candidats, et je n’ai aucune leçon à recevoir de personne en votant Macron au second.

Un raisonnement par l’absurde en apporte la preuve éclatante. Imaginons un instant que les choses aient été différentes et que les scores de Mélenchon et de Macron aient été inversés. Devant le risque de voir une écrasante majorité des voix fillonistes aller à Marine Le Pen, n’est-il pas absolument évident que les Insoumis se seraient engouffrés dans la logique qu’ils prétendent combattre aujourd’hui ? Auraient-ils appelé les électeurs de Macron à soutenir leur candidat contre le FN, ou les aurait-on entendu clamer partout : « Non franchement les gars, le programme de votre candidat était vraiment trop éloigné du nôtre ; pour vous, choisir entre Méluche et Le Pen, ça doit être choisir entre la peste et le choléra ; abstenez-vous plutôt » ? Ça n’a aucun sens ! Non seulement les électeurs de Mélenchon auraient appelé ceux de Macron à les soutenir pour « faire barrage au FN » (oui oui, ils auraient tous employé l’expression) ; mais si Macron lui-même avait publiquement refusé de choisir, ils n’auraient pas hésité une seule seconde à qualifier cela de faute politique ! Pourquoi ce qui fonctionne dans un sens devrait-il être sans valeur dans l’autre ?

Il y a donc une grande candeur chez certains des Insoumis à draper leur abstention, par ailleurs tout à fait compréhensible et défendable, dans des principes qui voudraient en faire la seule position défendable. Cette naïveté se retrouve également dans leur analyse des résultats. Ainsi, on trouve un peu partout l’idée que Jean-Luc Mélenchon aurait fait reculer le FN, que sur les cinq dernières années, les Insoumis auraient réduit l’écart avec le parti d’extrême-droite. Ou encore celle que, sans les électeurs de Benoît Hamon et la dispersion des voix à gauche, leur champion aurait été au second tour.

Or, ces deux idées sont à tout le moins simplistes et naïves. La dispersion des voix ? Elle a aussi joué à droite. Le cumul des voix de Le Pen et de Dupont-Aignan reste supérieur au cumul des voix de Mélenchon et de Hamon. En outre, Fillon, par son positionnement droitier, a aussi volé des voix à la présidente du Front : on peut légitimement penser que contre un candidat comme Juppé, elle aurait fait un meilleur score. Elle avait donc une campagne difficile, qu’elle a de plus ratée, quand Mélenchon a réussi la sienne. Mais est-ce à dire qu’il aurait « creusé l’écart » en profondeur ? En réalité non : le vote en sa faveur s’est cristallisé dans les dernières semaines avant l’élection. Il stagnait dans les sondages entre 10 et 15% d’intention de vote avant de s’envoler, bien tardivement, au 19% qu’il a obtenu. Marine Le Pen, elle, creuse son sillon depuis bien plus longtemps. Les sondages mettent depuis des mois et des mois le FN entre 20 et 30% ; et toutes les dernières élections ont confirmé cette réalité. Le brusque enthousiasme pour Mélenchon n’est donc qu’un essai qui doit encore être transformé, alors que le vote frontiste est réellement ancré sur la durée et en profondeur.

La vérité, c’est que nous avions une élection très fortement polarisée, avec une vision véritablement de gauche, égalitariste (Mélenchon), une vision « centriste » ou plutôt « libérale-libertaire » (Macron), une vision conservatrice de droite (Fillon) et une vision identitaire et d’extrême-droite (Le Pen). Et la vérité, c’est qu’entre ces quatre visions, les Français ont choisi. Rajoutons que, s’il y a des liens qui peuvent être tissés, c’est plutôt entre les programmes de Fillon et de Macron, qui sont tous les deux, au fond, des conservateurs libéraux que ne distinguent que les questions sociétales. Ce qui signifie que 42% des suffrages exprimés, soit environ un tiers des Français, apportent leur soutien à cette vision économiquement conservatrice, capitaliste et libérale.

Mélenchon et ses Insoumis se montrent donc assez mauvais perdants, pour ne pas dire hypocrites ; ils critiquent le système et refusent de le considérer comme légitime, alors qu’on sait très bien qu’ils auraient tenu un tout autre discours s’il avait porté leur candidat au pouvoir. Ce qui est finalement assez typique de la démocratie : on est démocrate tant que les gens votent comme on pense. Tout le monde vante la démocratie et affirme qu’elle est le moins mauvais des régimes, que le peuple est légitime pour diriger et exercer la souveraineté ; mais rares sont ceux qui se plient à sa volonté quand, s’étant clairement exprimée, elle diffère de la leur. Mais à quoi rime de prôner le respect des règles si c’est seulement quand on gagne ?

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